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Les poètes sont fatigués

En trottinant comme un coq qui cherche à rejoindre sa basse-cour, le Ministre se dégagea du planeur portable.

— Appareil révolutionnaire qui décolle en courant, conçu sans train d’atterrissage, comme une ceinture de chasteté autour de la taille du pilote. Pas besoin d’aérofrein pour atterrir, de treuil pour décoller ou d’ascendances thermiques pour se déplacer. Pas de piste, pas de tarmac. Il est, ici au Paradis, aussi facile de voleter que de pratiquer la trottinette sur la terre, murmura-t-il.

Chauve au visage émacié, il sourit en retirant son casque.

Il parlait seul. Pendant les derniers mois de son séjour en Corse, cela amenait parfois un ricanement. “Ô le Ministre, il a une écrevisse dans la tourte?” disait-on au tabac où il achetait ses journaux. Mais l’instauration d’un dialogue avec lui-même n’était en rien le signal d’une défaillance intellectuelle. Au contraire, il sentait ses facultés revenir au niveau de ses années d’étudiant à l’ENA.

Le jour même de son arrivée là-haut, le Portier-en-Chef lui tendit un piège.

— Quelle date avons-nous, Monsieur le Ministre?

— Le 2 juillet! fut la réponse, exacte.

Le nouvel arrivant jeta un méprisant regard sur le calendrier mural qui, avec duplicité, indiquait que nous étions le 30 juin. Au Paradis comme dans l’antichambre du dernier hôpital gériatrique du monde des vivants, la martingale pour détecter si un inconnu arrive atteint ou non de démence sénile est, plaçant face à ses yeux un calendrier qui ne dit pas la vérité, de lui demander la date. Minable.

Le Ministre salua Gagarine qui, son planeur replié sous le bras, partait voler. Le Russe n’entendait ni l’anglais ni le français. Ils échangeaient via des signaux du pouce et au moyen d’œillades.

Le 12 avril 1961, Khrouchtcheff l’Ukrainien avait conversé par radio avec le cosmonaute qui le premier évoluait sur l’orbite terrestre. Rigolard, Mister K demandait: “A tam vidich boga ?” (“Mais là est-ce que tu vois le Bon Dieu?”) Gagarine à bord du Vostok 1 jouissait par son hublot d’une vue privilégiée sur l’Eden qui tournait à ses côtés. De la tête, l’Ange Youri lui dit qu’il réponde “Nièt! Zdiess boga niètou,Tovarichtch Guénéralnii Siékriétar !” (“Non! Il n’y a pas de Bon Dieu ici, Camarade Secrétaire Général!”) lança, devant des milliards d’auditeurs, le pilote de Vostok 1.

Cette discrétion lui vaudra, en signe de reconnaissance, à lui, le Soviétique d’être, à l’heure de lâcher la rampe, admis au Paradis à la “S.G.P.C.L”, Section des grands pilotes calvinistes et luthériens. Mais le Russe était conscient du précipice intellectuel qui le séparait du brillantissime Ministre français, pilote amateur de planeurs, croisé dans l’espace ou à l’Aéroclub de l’Eden.

La particularité de l’Aéroclub était l’odeur d’eucalyptus qui dominait tant au foyer comme à la chapelle et à l’entrepôt, là où les pilotes décrochaient d’une patère leur planeur avant une sortie. Le Ministre pensait que cet endroit était le seul territoire du Paradis où régnait en permanence le parfum du “raid”, l’anti-insectes, car grande était la crainte des anges des deux sexes qu’une mouche ou un moustique ne s’introduise là où tout animal reste banni et aille s’incruster, les infectant, dans leurs ailes qui étaient larges comme des ailes de cigogne blanche.

Au service “Réception” où pendaient les clefs des chambres, le Portier-en-Chef, un barbu vêtu d’un froc de moine en bure grise, mine courroucée, grosses lunettes menaçantes, attendait le Ministre derrière son comptoir en granit blanc. Il feuilletait un énorme volume cartonné étendu grand ouvert sur le plan de travail. Il avait été, de son vivant, un auteur en Belgique, terre de poètes.

— “On” se plaint de vous en haut lieu, Monsieur le Ministre, lança le poète belge.

Se prosternant devant le crucifix qui, débordant de lumières, dominait le service Réception, il désigna l’Autorité Suprême.

— Sur quel dossier? fit le Ministre, persuadé que son Président de la République installé, lui, à la “S.P.C.”, Section des Politiciens croyants, était, comme toujours, le responsable de ce fâcheux événement. De leur vivant, le Président déclarait qu’il traitait ce Ministre comme son chien.

— La cubaine Nancy Morejòn!

Le Ministre avait donné de nombreuses contributions à de grands quotidiens de langue espagnole. Il était un connaisseur de la littérature cubaine. Son prosateur préféré était Leonardo Padura. Dans son Pasado Perfecto, certaines phrases comme “Era una de esas mujeres tan bella que da deseos de comer tierra” (“Elle était une femme si belle qu’elle donnait le désir de manger de la terre”) lui semblaient correspondre au souvenir qu’il conservait de la jeune Nancy Morejòn. Sans jamais lui parler, il l’avait admirée lors de lectures à l’Université du Missouri ou au Wellesley College, il ne savait plus. La même, devenue de nos jours dame respectable, octogénaire, répondait sans doute, allez savoir pensa le Ministre, à une autre expression du chef-d’œuvre de Padura: “La vieja estaba màs jodida que un perro sin diente…” (“La vieille était plus mal foutue qu’un chien sans dents”).

— Que vous a fait Nancy Morejòn? lança brusquement le Ministre, fixant droit dans les yeux le Portier-en-Chef du service de réception du Paradis.

— Qu’a-t-elle fait à vous pour que vous acceptiez, appartenant à un autre parti politique que le sien, d’en être son laudateur, de publier une préface de panégyriste à l’un de ses textes, Monsieur le Ministre?

Soudainement, le Portier-chef semblait déchaîné. De ses maigres poings, il martelait le plan de travail en granit blanc. Bégayant de colère, il poursuivit.

— Sachez que, nommée Présidente du prestigieux “Marché de la Poésie” parisien de juin 2023, il a été décidé de ne pas lui octroyer cet honneur. La Morejòn est un soutien sans condition du régime. Elle est directrice de la revue Uniòn, organe de l’officielle Association des Écrivains de Cuba! Elle est accusée par le Cubain Machover d’avoir signé une déclaration favorable à l’exécution d’opposants, des jeunes supprimés simplement pour avoir tenté, à bord d’un bateau volé, de se sauver de l’île. Ici, en haut lieu, il se programme, le moment venu, qu’elle soit confiée aux services du Malin, Monsieur le Ministre.

La diatribe du grand poète fut interrompue par un ange qui, avec un discret bruit d’ailes, atterrit sur le comptoir de granit. Le Portier-en-Chef était d’urgence convoqué en haut lieu. Il demanda au Ministre de bien vouloir l’attendre et il fila vers l’ascenseur qui menait à l’étage où se trouvait, disait-on, le Septième Ciel, un aquarium avec dedans le Serpent et l’entrée gardée de la Salle du Banquet.

Le Ministre, en vitesse, consulta l’écran de son téléphone. Il lança ce que sur terre on appelle “une recherche”. Il lut que le 14 juin, dernier jour du parisien “Marché de la Poésie”, Nancy Morejòn se trouvait à Madrid, honorée par l’Institut Cervantès. En présence de Madame Carmen Nogueira, Secrétaire Générale de l’Institut, elle inaugurait un coffre-fort à son nom. Selon la coutume, elle y laissera quelques objets personnels qui avaient été de grande valeur pour son inspiration, comme un vieux carnet de notes.

— J’ai commencé à publier bien avant l’informatique, commentait Nancy Morejòn.

Elle déposa aussi une gravure de l’Atelier de la Cathédrale de La Havane, un spécimen de la revue Amnios, un coquillage des plages orientales de Cuba où furent écrites, selon l’Agence Prensa Latina, tant de glorieuses pages de l’histoire de l’île. Le communiqué signalait que 1767 coffres avaient déjà été inaugurés à l’Institut Cervantès, dont ceux de Leonardo Padura et de la Cubaine “Prima ballerina assoluta”, Madame Alicia Alonso.

Le Ministre, en un clic, obtint une photo récente de la poétesse.

— Sacré coup de vieux depuis son séjour en fac aux États-Unis, mais elle est très belle pensa-t-il. Il regretta d’avoir évoqué “le chien sans dents”. Il sourit à l’idée que brocarder les sans-dents était propre à un autre Président de la République qui n’est pas encore des nôtres. Il referma son téléphone.

Il se préparait au retour du Portier-en-chef, un peu comme jadis, devant le Parlement, il s’était conditionné avant une trentaine de recours à l’article 49, alinéa 3 de la Constitution. Doté d’une mémoire phénoménale, le Ministre, mentalement, récitait des poèmes. Déguster de la poésie le rendait sourd aux hurlements de la meute.

Le Portier-en-chef venait de reprendre sa place derrière le comptoir. Prêtant l’oreille, il entendait le Ministre qui au lieu de psalmodier une prière, récitait: — Unas mujeres hablan. Otras mujeres cantan / Tu y yo,marino, nos dejamos llevar, nos dejamos llevar.

Il restait comme fasciné, le Portier-chef, par la récitation du Ministre. Il traduisait, le Portier:

— Certaines femmes parlent. D’autres chantent. Toi et moi le marin, laissons-nous porter, laissons-nous porter.

Dédiés aux “Cimarrònes”, les nègres marrons, esclaves s’échappant vers les cimes, les vers de Madame Morejòn lui semblaient de toute beauté.

— Cuando miro hacia atràs y veo tantos negros, cuando miro hacia arriba o hacia abajo y son negros los que veo (“Quand je regarde vers le haut, le bas et que Noirs sont ceux qui sont là/Quel bonheur de nous voir si nombreux»).

Le Ministre avait mémorisé des dizaines de strophes de l’émouvant Richard trajo su flauta, Richard amena sa flûte, recueil de la Cubaine, et l’imposant Portier-en-Chef du Paradis, se prénommant Richard, pensa qu’en plus de poète il aurait pu être un grand flûtiste. Sidéré, le Ministre et pilote de planeurs amateur, observait le revirement total dans les attitudes du vénérable Dépositaire des clefs du Paradis.

— Tout compte fait, je comprends mal pourquoi l’Autorité suprême vous en veut tant pour avoir accepté d’écrire une préface à cette poétesse, égrena prudemment le Portier.

— D’autant plus que trois des plus grands poètes de Belgique ont eu le courage de signer la protestation contre son soudain éloignement du poste de Présidente par les organisateurs de leur “Marché de la Poésie”, nota le Ministre français qui toujours gardait un œil sur l’actualité bruxelloise.

— Trois? C’est peu, fit le Portier qui, en Belgique, avait été un poète.

— Beaucoup de poètes sont fatigués, conclut le Ministre.

— Ce Monsieur Machover d’origine cubaine, qui a obtenu l’éjection de Madame Morejòn, est sans doute un militant qui comprend mal les poèmes comme ceux de Nancy. Il aura exagéré. Serait-il trumpiste? ajouta le Portier.

Le Ministre avait beaucoup apprécié que le Portier désigne par son prénom, comme si elle lui était devenue très proche, Madame Morejòn, Présidente des écrivains de Cuba.

— Il est un fait que le régime cubain, à travers ses multiples crises dont l’origine est souvent à trouver dans le boycott par les États-Unis, est critiquable, développa le Ministre. Cependant je note que le Cubain Leonardo Padura, qui a obtenu un passeport de citoyen espagnol, a décidé de vivre à La Havane. Et les plus grands artistes de Cuba, c’était le cas de la prima ballerina assoluta Alicia Alonso, soutiennent le pays.

— Cuba n’est pas Vorkouta fit le Portier… Au lieu d’exclure Nancy Morejòn, le “Marché de la Poésie” aurait dû profiter qu’elle soit sa Présidente pour organiser une intelligente réunion contradictoire à la télé avec d’autres intellectuels caribéens de toute obédience. La poésie mène à tout. Monsieur le Ministre, je vous promets que je ferai tout pour “classer” l’affaire de votre préface. Soyez en paix. Voici votre clef.

Le Ministre remercia et se dirigea vers l’ascenseur qui l’emmena vers sa chambre. Le hasard lui amena un sourire: sa chambre portait le numéro 49 au troisième étage.

Le Portier-en-Chef du Paradis appela deux anges. Il leur remit le lourd volume resté ouvert sur le comptoir. Il leur donna l’instruction de jeter l’ouvrage à l’intérieur de l’Aquarium où se trouvait le Serpent, au septième étage. L’un des anges était un liseur curieux. Pendant le trajet, il feuilleta le livre. Édité par Le bec en l’air, le titre était Somos Cubanos du photographe Jean-François Baumard. Chaque page était un portrait de personnages noirs de peau. Texte de Nancy Morejòn. Préface de Michel Rocard (mai 2012).

Les poètes sont fatigués

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