Lorsque Candide voyagea en pays d’Angleterre
Sans doute mes aimables lecteurs ont-ils ouï parler d’un ouvrage traduit de l’allemand au XVIIIe siècle — sous le joli titre de “Candide ou l’optimisme” — par un certain docteur Ralph — qui d’ailleurs décéda l’année même de cette publication.
Malgré mes recherches, je n’ai pu trouver aucune indication sur l’auteur du texte original. Un Allemand, très probablement, à moins qu’il ne fût Autrichien.
Conte, œuvre de pure fiction, roman d’apprentissage, récit à la fois biographique, géographique et historique? Il est difficile d’en juger. Ceux qui l’ont lu se rappellent peut-être que cet écrit relate les aventures de Candide, ses voyages, ses souffrances et surtout sa tenace quête de sa bien-aimée Mademoiselle Cunégonde, ses questions philosophiques sur l’optimisme prôné par son précepteur Pangloss qui avait la rage de raisonner sur le meilleur des mondes possibles, les bienfaits de la religion et ceux de la Sainte Inquisition, l’œuvre admirable des jésuites, la haute moralité des gens d’Église, le statut des femmes, l’amour, le sexe et les maladies qui l’accompagnent, le viol, l’esclavage, les Juifs, les Turcs, les Oreillons, le goût du lucre et les mille autres merveilles de la nature et de la condition humaine.
Ils se souviendront de ses pérégrinations à travers sa Vestphalie natale, les sierras d’Espagne, Buénos-Ayres en Argentine, la colonie jésuite du Paraguai, le pays des Oreillons, celui d’Eldorado, Surinam, Bordeaux, puis Paris, Dieppe, Portsmouth en Angleterre, Venise, le rivage de la Propontide et la campagne de Turquie, où s’installa finalement notre héros en compagnie sa très-laide épouse Cunégonde, de son maître Pangloss qu’il n’écoutait plus guère, de ses amis Cacambo et Martin, avec pour seule philosophie celle “de cultiver son jardin”.
C’est avec intérêt, appétit, plaisir et parfois délice que j’ai lu et relu cette œuvre mystérieuse, en déplorant qu’elle fût trop courte à mon gré. J’étais curieuse également de ces “additions qu’on a trouvées dans la poche du docteur, lorsqu’il mourut à Minden, l’an de grâce M.DCC.LXI”. Il me semblait en effet avoir décelé par endroits des sortes de lacunes, comme des trous que j’aurais aimé combler.
J’étais déçue aussi de ne posséder aucun indice sur le texte allemand d’origine ni, a fortiori, sur la personnalité de son auteur. À l’exemple du bon Candide, j’ai donc parcouru le monde, de bibliothèques en universités lointaines, de greniers poussiéreux en officines de bouquiniste, d’archives jaunies en vieux manuscrits illisibles…
J’ai ainsi découvert moult trésors merveilleux autant qu’improbables, tels l’unique autographe existant du grand Socrate, le reçu signé par Judas lorsqu’il vendit Jésus pour trente deniers, le permis d’inhumer de François Villon, l’acte de naissance et de baptême d’une certaine Mona Lisa, la marque du thé qu’utilisait la tante Léonie de Proust, la liste exhaustive de tous les nègres d’Alexandre Dumas, les lettres de Marie-Antoinette à Monsieur de Fersen, le traité d’adoption du jeune Louis XVII par un vigneron de Bourgogne, le journal intime rédigé par Agatha Christie pendant les 11 jours de son inexplicable disparition en décembre 1926, et bien d’autres extraordinaires documents. N’importe qui, à ma place, aurait été comblé de ces trouvailles qu’il aurait négociées à prix d’or. Il est vrai que j’ai souvent été émue, et quelquefois incrédule, à tenir entre mes mains de tels incunables, que j’ai dûment confiés aux spécialistes concernés, historiens, linguistes et paléographes.
Mais toutes ces merveilles ne me consolaient pas de l’insuccès de ma quête candidienne, et, quant à son aboutissement, de moins en moins… optimiste.
Et puis… Le miracle est arrivé! Non, je n’ai pas découvert le manuscrit allemand sur lequel le docteur Ralph s’est fondé. Mais j’ai trouvé, au fond d’une cave oubliée, quelques informations sur ce linguiste distingué et, surtout, des pages inédites qui, de toute évidence, font partie du fameux “Candide ou l’optimisme”. Mangées d’humidité, indéchiffrables par endroits, raturées, elles narrent le bref séjour que fit notre voyageur en la capitale du royaume de Grande-Bretagne. Sans doute devaient-elles s’intégrer au cœur du chapitre XXIII de l’ouvrage. Voici donc la modeste retranscription que j’en ai faite.
À Portsmouth, Candide réserva auprès d’un capitaine hollandais son passage vers Venise, où Cacambo devait l’attendre en compagnie de Mademoiselle Cunégonde. Mais le vaisseau ne serait prêt à appareiller que deux mois plus tard.
— Sellons nos chevaux et profitons de ce répit, proposa Martin, pour nous rendre à London, capitale de l’Empire britannique. Nous y découvrirons les mœurs étranges de ses habitants, leur parler, leurs lois et coutumes.
Ainsi fut fait. Il fallut 6 jours à nos amis pour parcourir les 110 miles séparant Portsmouth de London, où ils arrivèrent peu de temps avant la nuit. Ils furent d’emblée émerveillés par l’importance de cette métropole, plus vaste que Cadix, Lisbonne et Paris, et traversée par un large fleuve au nom imprononçable de “Thames”. La ville s’étendait sur les deux rives de cette Thames, qu’enjambaient quelques ponts dont l’un, tout neuf et nommé Westminster Bridge, les charma par sa grâce autant que par la quinzaine d’arches qui le soutenaient. D’innombrables embarcations de toutes sortes naviguaient sur les flots, certaines à peine capables d’accueillir deux occupants, d’autres magnifiques, rutilantes et dorées, sur lesquelles s’affairaient des rameurs par dizaines. On expliqua aux deux voyageurs que ces navires appartenaient à de riches et nobles familles, notamment à l’une d’elles, dont le seul patronyme de Cromwell faisait trembler ceux qui le prononçaient.
— Cromwell? s’interrogea Candide. Qu’est-ce donc que ce personnage? Et comment se nomme le roi de ce pays?
Ils avisèrent une sorte de cabaret ou de taverne qu’en ces lieux l’on désignait sous l’appellation de “pub”, où ils entrèrent pour se restaurer et se reposer.
Ainsi découvrirent-ils que les Anglois étaient nombreux à fréquenter ces établissements, y absorbant de grandes pintes de “beer” et force verres d’une sorte d’armagnac local qu’ils avaient baptisé “whisky”. Ils apprirent par la suite que les natifs de cette ville appréciaient beaucoup également un breuvage qui, en France comme en Vestphalie, n’était consommé que par monarques et gentilhommes, et qui chez eux se nommait “tea”. Mais en cette cité magnifique, l’infusion se dégustait selon certaines coutumes et avec un rituel spécifique, et seulement à certains moments de la journée, vers les quatre ou cinq heures après dîner.
Candide et Martin prirent leurs quartiers dans une hostellerie proche afin d’explorer la ville à leur aise. Les Anglois sont aimables et courtois, et nos voyageurs n’eurent donc aucun mal à nouer avec certains gentlemen de cordiales relations. Martin, qui était polyglotte, leur posa mille questions, dont il traduisit les réponses à son jeune ami.
Candide apprit ainsi avec stupeur que le dénommé Oliver Cromwell, autoproclamé “lord -protecteur”, avait instauré en cette contrée une République qui n’était, en réalité, qu’une autre forme de monarchie très-autoritaire, sur laquelle il régnait. Charles, le roi véritable et dernier détenteur du titre, avait été jugé puis décapité d’un magistral coup de hache, au terme de toutes sortes de révoltes et même de révolutions, de guerres civiles, d’arrestations et d’inutiles tentatives de fuite.
Pendant les trois ou quatre semaines que Candide et Martin passèrent sous les nuages londoniens, ils continuèrent de s’étonner des us et coutumes du pays d’Angleterre. Ils connurent qu’en une partie des terres gouvernées par ce Commonwealth — car tel était le nom que portait cette nouvelle forme d’autorité — les hommes se vêtaient de jupes courtes et plissées, ce qui ne les avait pas empêchés, quelques années plus tôt, de subir l’infamante défaite qui avait soumis l’ancien Royaume d’Écosse à la jeune république cromwellienne. Ils surent aussi que sous ces cieux brumeux et gris coexistaient, dans la violence et la répression, plusieurs religions, toutes chrétiennes cependant. Ils s’émerveillèrent d’apprendre que la flotte de ce pays, l’une des plus modernes qui fût, s’était récemment développée au point de compter plus de 100 bâtiments. Ils s’étonnèrent et s’attristèrent d’entendre que les mœurs très-puritaines du temps avaient abouti à la destruction de plusieurs théâtres, parmi lesquels ceux-là mêmes où quelques décennies auparavant avaient été représentées les premières œuvres du grand Shakespeare. Des lois austères interdisaient la plupart des formes de divertissement, notamment les courses de chevaux et les bals.
“Sans doute tout ceci est-il quelque peu décevant”, se disait Candide à lui-même. “Mais Pangloss m’a enseigné que tout est nécessairement bien dans le meilleur des mondes possibles, et toutes ces restrictions dans les moyens de s’égayer ne peuvent que renforcer les bonnes mœurs en empêchant l’âme humaine de se disperser, ou de sombrer dans la légèreté et dans l’oisiveté qui, on le sait, est la mère de tous les vices”.
D’ailleurs, même sans danses, sans théâtre et sans chansons, London était une belle ville, agréable à arpenter — pourvu bien sûr qu’on fût équipé d’un grand parapluie. De verdoyantes et vastes places rectangulaires nommées “square” étaient entourées de jolies demeures; la cité offrait à ses habitants un merveilleux parc public, Hyde Park, où l’on pouvait se promener sous les frondaisons; les églises et cathédrales foisonnaient.
— Vraiment, mon cher Martin, dit Candide, je ne regrette pas de t’avoir suivi en cette superbe capitale que Pangloss n’eût pas manqué d’admirer.
Tout en devisant et en flânant à l’aventure, les deux amis atteignirent quelque quartier fort éloigné du centre-ville, où la vie semblait plus rude et moins jolie. Les passants ne ressemblaient guère à leurs nouvelles relations du West End, ni même aux habitants du plus populaire East End.
Ils s’engagèrent dans une sombre et tortueuse chaussée où, après avoir parcouru quelques lieues, ils longèrent une sorte de grillage métallique derrière lequel déambulaient toutes sortes d’individus au physique très peu britannique. Il y avait parmi eux des jeunes et des vieux, et aussi des femmes et des enfants. La plupart avaient la peau brune. Ils portaient des tenues dont certaines rappelaient à Candide les habits des plus misérables citoyens du pays des Turcs et même, quelquefois, ceux des esclaves qui ramaient sur les navires pirates ou, pire, le demi-costume du triste nègre de Surinam.
— Qu’est-ce donc ceci? interrogea Candide. Que sont ces gens? Sont-ce des voleurs, des bandits? Que font-ils là? Informons-nous.
Martin avisa, sur le trottoir d’en face, l’un des établissements de boisson et de plaisir pourtant interdits depuis l’instauration du Commonwealth. À l’intérieur, des marchands ambulants, des pêcheurs, des palefreniers, des cireurs de chaussures, des vendeurs à la sauvette et autres chiffonniers, debout devant le bar ou installés sur quelques sièges branlants, consommaient whisky et bière mousseuse en discutant. Les deux amis se firent servir chacun une pinte de la beer locale et s’accoudèrent au comptoir.
Très vite, la conversation s’engagea. Ils apprirent ainsi que les causes de ces effets étaient les guerres entre Vesphaliens, Bulgares, Abares et sauvages divers, tout comme celles qui opposaient des chrétiens à d’autres chrétiens, celles aussi qui ravageaient les continents d’Afrique et d’Asie, sans même parler des tremblements de terre, épidémies de peste, sécheresses et famines qui restent de règle en ce meilleur des mondes possibles. Car c’étaient ces dangers, plus terribles les uns que les autres, qui poussaient des cohortes de malheureux à fuir leur misère et la mort qui les guettait.
— Notre île est réputée, à tort sans doute, se trouver à l’abri de tant de troubles et de drames. Ces pauvres gens s’embarquent donc avec femmes et enfants sur de fragiles et précaires esquifs afin de traverser les mers houleuses jusqu’à nos côtes. Beaucoup périssent en route, mais il continue d’en arriver, chaque jour un peu plus. Ils viennent de partout. Certains sont plus noirs que charbon, d’autres bruns comme cake trop cuit. Mais il en est quelques-uns de très-blonds aux yeux d’eau transparente, qui parlent des langues incompréhensibles. On raconte qu’ils sont originaires de peuples slaves meurtris par la guerre, eux aussi, ou de plus loin encore.
Une fois de plus, Candide regretta l’absence du docteur Pangloss, car il aurait aimé l’entendre raisonner sur les effets et les causes de cette situation, et lui demander des éclaircissements sur les bienfaits de la providence en cette occurrence.
— Tout cela est bien triste, dit Martin. Sont-ce donc ces infortunés que nous avons aperçus derrière ces grilles proches? Que font-ils là? Les y a-t-on emprisonnés? Ont-ils commis quelque forfait?
On lui expliqua alors que, mis à part sans doute l’un ou l’autre désespéré conduit au vol par la faim, c’étaient des gens tout à fait convenables. Certains même, dans leur pays, avaient été juges ou écrivains, professeurs, médecins, quand d’autres n’étaient que d’honnêtes commerçants, des artisans, des cultivateurs qui n’avaient plus rien à cultiver, des étudiants; il y avait aussi parmi eux des vieillards perclus et des nourrissons à peine nés. Mais tous, aux yeux des maîtres de la prospère Albion, représentaient un danger potentiel. Car les emplois auxquels pourraient les mener leurs connaissances, leurs aptitudes ou leur courage, appartenaient de plein droit aux Anglois de souche. La mère patrie, d’ailleurs, ne pouvait se permettre d’investir la moindre livres sterling en soutien à ces malheureux, tout occupée à d’autres dépenses destinées à rendre sa flotte plus riche et plus performante, à tracer de nouvelles chaussées, à créer les squares et les parcs que Candide avait jugés si plaisants.
Charmé de leur intérêt, un sympathique fumeur de cigare aux épaisses moustaches poursuivit ses explications:
— C’est pourquoi, leur dit-il, un certain Lord Rishi Sunak — pourtant lui-même quelque peu exotique — avait trouvé la solution idéale. Une solution qui, hélas, nécessitait qu’on les regroupât tout d’abord en des lieux bien clos, afin de les y recenser.
— Et quelle est donc cette solution? interrogea Martin.
— On est en train d’affréter plusieurs navires qui les mèneront, en passant par le cap de Bonne Espérance jusqu’aux côtes de l’Est africain, d’où une expédition les conduira au nord du Lac Maravi, vers un petit Royaume nommé Ruengas ou Ruanda. On raconte que des traités ont été signés entre notre bon gouvernement et celui de cette contrée lointaine.
“Que de dangers et de périls en ce périple!” pensa Candide.
— Que deviendront-ils en ces terres inconnues, si toutefois ils y arrivent? Là aussi, en somme, ils seront des étrangers venus d’ailleurs… Comment les accueillera-t-on? De quoi vivront-ils?
— Eh, cela ne nous regarde pas, répondit le brave homme en secouant les cendres de son cigare. Ils ne seront plus chez nous, c’est l’essentiel.
— Ô Pangloss! s’écria Candide, tu n’avais pas deviné cette abomination; c’en est fait, il faudra qu’à la fin je renonce à ton optimisme. — Qu’est-ce qu’optimisme? disait l’Anglois. — Hélas! dit Candide, c’est la rage de soutenir que tout est bien quand on est mal.