Monzammour
Les gamins gagnèrent la classe dans le brouhaha habituel, et s’installèrent à leurs places. Le maître entra. C’était un petit homme maigre et sec, presque chauve, au nez pointu et aquilin, aux oreilles décollées, aux yeux cerclés de lunettes et surplombés d’épais sourcils. Il souriait volontiers, d’un sourire indéfinissable, mielleux et menaçant à la fois. Sa voix était douce, mais il lui arrivait de s’emporter avec violence, et il montait alors dans les aigus. En un mot, il était aussi ridicule que, parfois, terrifiant. D’autant qu’il était “le maître”, et qu’à ce titre il savait tout. Quoi qu’il en soit, ce n’était pas pour rien que les enfants l’avaient surnommé Gargamel ou Gollum et même, pour certains, “double-G” en hommage à ces deux filiations réunies. Mais il avait un autre surnom, beaucoup plus utilisé, qui déclenchait immanquablement les rires. En effet, si ses élèves devaient l’appeler “monsieur Edmond” ou “maître”, l’on savait que son nom complet était “Edmond Zammour”, ce qui bien sûr était devenu “monzammour”.
— Bonjour, les enfants, commença-t-il. Je vais vous parler aujourd’hui de nos ancêtres les Gaulois.
— M’sieur, c’est quoi, les ancêtres? demanda le petit Rachid.
Le professeur se retint — difficilement — de proférer une remarque sur l’inculture de certaines tranches de la population scolaire.
— Eh bien, disons que ce sont les parents de parents de parents de parents de nos propres parents. On les appelle aussi les aïeux. C’est leur sang qui coule dans nos veines, c’est leur force et leur culture qui ont donné naissance à la civilisation de notre grand et beau pays, la France, que nous avons le devoir d’aimer et de protéger.
Le petit Enguerrand de La Pedigree leva le doigt, et Monzammour lui sourit.
— M’sieur, vous avez dit “nos ancêtres”. Est-ce que cela veut dire que nous avons tous plus ou moins les mêmes… euh… aïeux, que c’est le même sang qui coule dans nos veines, comme vous dites? Rachid, par exemple, ses parents viennent d’Afrique du Nord, c’est un Arabe; et Makelele, il est noir, alors que moi, je suis tout blond, j’ai des yeux très bleus, et mes parents également. Les Gaulois, ils étaient de toutes les couleurs? Et notre champion Mbappé, et Teddy Riner, ils sont bien français, n’est-ce pas? Leurs ancêtres, c’étaient des Gaulois comme les miens?
Le jeune Jinping intervint à son tour.
— Et vous, M’sieur, vous ne ressemblez pas non plus aux images de Gaulois qu’il y a dans mon livre. Ils étaient très grands, costauds, blonds comme Enguerrand, avec de longues moustaches.
Gargamel-Gollum-Monzammour soupira en levant au ciel ses yeux gris-vert et myopes, avec une pensée pour ses aïeux séfarades, sans doute espagnols, et pour ses grands-parents, Juifs et Berbères d’Algérie installés en France et déchus de la nationalité française sous le régime de Vichy. Il fut tenté de citer Maxime le Forestier et de fredonner son fameux “On choisit pas ses parents, on choisit pas sa famille”, mais sans nul doute, aucun des garnements qui l’écoutaient plus ou moins attentivement ne connaissait ce chanteur ancien.
— Certes, il y a le sang qui coule dans nos veines, mais il y a également la culture, la civilisation, la langue, la littérature, la philosophie… En outre, la génétique est parfois distraite. Mais vous avez raison sur un point; a priori, Rachid et Makelele n’ont pas d’ancêtres gaulois, même si peut-être un Français, il y a très longtemps, a… euh… été amoureux de l’une de leurs arrière-arrière-arrière-grand-mères.
D’autres doigts se levèrent, alors monsieur double-G se fâcha, frappa du poing sur la table comme il faisait souvent, tapa du pied sur le sol, et d’une voix aiguë de fausset, cria aux élèves de se taire et de l’écouter.
— En ce temps-là, c’est-à-dire il y a très très longtemps, Rome qui n’était pas encore un empire connut bien des vicissitudes. Ce n’était à cette époque qu’une ville au cœur d’un très petit territoire, et elle fut attaquée et quelquefois envahie par toutes sortes de méchants agresseurs qui, comme c’était la coutume en ces temps reculés, ne rêvaient qu’annexion, domination, toute-puissance et supériorité. Il y eut d’abord les Latins, puis les montagnards volsques et sabins, les vindicatifs Étrusques et, surtout, les Gaulois. Ceux-là étaient des Celtes qui occupaient la Gaule transalpine — c’est-à-dire la France — mais originaires d’Europe centrale.
Ces conquérants d’un nouveau genre sont dépeints comme “de grands hommes bonds aux longues moustaches, vêtus de tuniques à manches et de larges pantalons, amateurs d’étoffes aux couleurs vives et de bijoux scintillants”. Ils étaient impétueux et courageux et ils ont déferlé à travers les Alpes, les Carpates, les Pyrénées, en quête de terres nouvelles. Ils se sont installés en Gaule Cisalpine, en Ibérie, en Galatie, semant partout la terreur. “Ces guerriers farouches semblent nés pour massacrer les gens et saccager les villes”, écrivit sept siècles plus tard l’historien Florus.
Des mains se levèrent.
— J’comprends pas, M’sieur, dirent ensemble Fatoumata et son camarade Jong-Un. Vous avez dit que c’étaient des Gaulois, et maintenant vous parlez de Celtes. C’est pareil?
Le jeune Vladi intervint à son tour:
— En somme, c’étaient des immigrés, et ils étaient très méchants. Plus méchants que les immigrés de chez nous?
Monzammour eut un soupir, puis il prit cet air cruel que chacun redoutait.
— Laissez-moi continuer! cria-t-il.
En Gaule Cisalpine (c’est-à-dire dans ce qui deviendra l’Italie), ils ont écrasé l’armée romaine et incendié la ville qui n’était constituée que de demeures en bois. Mais ils ont échoué à s’emparer du Capitole, protégé par des oies plus fiables et plus sonores que les meilleurs chiens policiers. Enhardis par leur exemple, les peuples d’Italie qui avaient été vaincus par Rome se sont tous soulevés contre leurs nouveaux maîtres. Cela a duré plus de cent ans, et Rome a fini par gagner et dominer toute l’Italie. Vous me direz qu’elle connut les guerres puniques, mais elle en sortit victorieuse. Elle se lança dans d’innombrables conquêtes qui, comme on s’en souvient, firent de la Méditerranée la MARE NOSTRUM d’illustre mémoire. À la fin du IIe siècle avant Jésus-Christ, Rome était maître de la Numidie, de la Province d’Afrique et de l’Égypte au sud; de l’Illyrie, de la Macédoine, de la Grèce et de la Magnésie (en Turquie actuelle) à l’est; des îles de Sicile, de Corse, de Sardaigne, des Baléares en Méditerranée; de la Lusitanie et de l’Ibérie à l’ouest; du Narbonnais et de l’Italie du Nord. Rome était alors l’État le plus puissant du monde, malgré crises, problèmes internes et guerres civiles.
— C’est quoi tous ces pays aux noms bizarres? s’informa Jordan.
— Vous chercherez dans vos dictionnaires, vos atlas, ou sur Google.
Monzamour s’arrêta un instant. Il respira profondément, puis continua.
— Au Ier siècle avant Jésus-Christ, César fut élu consul et commandant de plusieurs provinces. Pourquoi ne pas progresser vers le nord, se demanda-t-il alors, et se venger ainsi des vilains Gaulois qui avaient humilié ses ancêtres? Pourquoi ne pas conquérir et vaincre les étranges Celtes moustachus qui eux-mêmes avaient envahi toute la Gaule, de l’Espagne au Rhin? Cela ne doit pas être bien difficile, se dit César.
La Gaule, peuplée de quelque 12 millions d’habitants, était en effet constituée d’une soixantaine de tribus indépendantes et ennemies qui, souvent, menaient entre elles des guerres violentes. La fameuse “Guerre des Gaules” de César dura six longues années, suivies de deux révoltes gauloises qui se terminèrent par la défaite d’Alésia. La Gaule était vaincue, fichue, écrasée, et elle devint province romaine. C’est pour cela que l’on parle chez nous le français, qui n’est somme toute que du latin qui a vieilli. C’est ainsi que nos ancêtres les Gaulois, qui étaient déjà très courageux et très intelligents avant les Romains, ont hérité de la civilisation, de la culture, de la science, de la philosophie et de la langue de leurs nouveaux maîtres. Tout cela s’est mélangé à leur propre culture et, après des siècles, la Gaule est devenue la France. N’oublions jamais que notre grand et beau pays est le fruit de cette merveilleuse histoire.
— M’sieur, demanda le petit Bart De Wever qui n’était pas français, un blond rondouillard à l’accent bizarre et aux yeux clairs, vous omettez de dire que votre fameux César était aussi une sorte de correspondant de guerre, et que c’est grâce à lui qu’on connaît plein de choses sur la Gaule. Mon papa est professeur de latin, il m’a obligé à lire cela dans cette langue. J’ai même dû étudier le début du texte par cœur, parce que, à ce qu’il paraît, il avait dû lui-même le mémoriser quand il est entré au collège. C’est comme cela qu’on éduquait les enfants en ce temps-là.
Le gamin se leva, salua comme l’artiste qui monte sur la scène, et récita:
— Gallia est omnis divisa in partes tres, quarum unam incolunt Belgae, aliam Aquitani, tertiam qui ipsorum lingua Celtae, nostra Galli appellantur. Hi omnes lingua, institutis, legibus inter se differunt. Gallos ab Aquitanis Garumna flumen, a Belgis Matrona et Sequana dividit. Horum omnium fortissimi sunt Belgae…
— Ça veut dire quoi, ce charabia? interrogea la brune Consuela.
— C’est vrai, quoi! Fais pas ton malin et explique-nous! renchérit Vladimir.
— Je parie que tu n’y comprends rien toi-même, hurla Donald Le-Rouquin.
Les élèves, déchaînés, s’étaient levés. Cela criait dans tous les sens. Le chahut était général, et le malheureux monsieur Edmond, alias Gargamel, Gollum ou Monzammour, ne savait plus où donner de la tête. D’un bond, le jeune Bart le rejoignit sur l’estrade — sans y avoir été invité — s’empara d’une règle de métal dont il asséna un grand coup sur le bureau professoral.
— Bien sûr que je vais traduire!
Le silence se fit.
— Toute la Gaule est divisée en trois parties, dont l’une est habitée par les Belges, l’autre par les Aquitains, la troisième par ceux qui, dans leur langue, se nomment Celtes, et sont appelés Gaulois dans la nôtre. Tous ceux-là diffèrent entre eux par le langage, les institutions et les lois. Les Gaulois sont séparés des Aquitains par la Garonne, des Belges par la Marne et la Seine. Les Belges sont les plus braves de tous ces peuples.
Puis il se tourna, triomphant et rempli d’orgueil, vers l’instituteur.
— Vous voyez, M’sieur: cela n’existe pas vraiment, les Gaulois, parce qu’en Gaule, il y avait plein de tribus qui ne parlaient pas la même langue, et n’avaient pas la même culture. Les gens qui sont nés dans un pays portent en général le nom de ce pays. Ceux de France, notre grand et beau pays comme vous l’appelez, s’appellent les Français, et ils parlent tous la langue française, ils ont les mêmes lois, ils apprennent la même chose à l’école. Ceux qui habitent en Algérie sont des Algériens, ceux de Chine s’appellent des Chinois, les gens du Congo sont des Congolais. Mais ce n’est pas pareil partout. La Gaule, en somme, ce n’était pas un pays, c’était seulement un grand territoire. Donc, en réalité, des Gaulois, ça n’existe pas vraiment.
Le gamin s’arrêta un instant, laissant planer sur ses camarades sidérés un regard conquérant.
— D’ailleurs, reprit-il, je me demande si les gens nés en Belgique, c’est-à-dire les Gaulois les plus courageux d’après César, peuvent être considérés comme des “Belges”, vu qu’ils ne parlent pas tous la même langue, ne vont pas dans les mêmes écoles et…
Les élèves s’étaient rassis et écoutaient leur camarade avec plus d’attention qu’ils n’en avaient jamais accordé à l’ineffable Monzammour. Bart poursuivit.
— En tout cas, gaulois ou pas, le grand Jules l’a écrit: les plus courageux de tous ces sauvages, ce n’étaient pas vos ancêtres de France. C’étaient mes aïeux, à moi et à tous ceux qu’on appelle, à tort peut-être, “les Belges”, les plus intrépides de tous les peuples de la Gaule, les plus braves, ceux qui ont inventé les frites et fabriquent la meilleure bière du monde. Ceux qui peuvent vivre 589 jours sans gouvernement, sous le regard d’un roi qui ne sert à rien et qui habite dans un beau château. Mais chez nous, on ne décapite pas les rois ni personne d’autre. Car, de tous les peuples de la Gaule, les plus valeureux sont les Belges, c’est évident; mais ce sont aussi les plus gentils, les plus rigolos, les plus imaginatifs et les plus poétiques. D’ailleurs, ce n’est pas pour rien qu’ils ont nommé VIVALDI l’une des coalitions qui ont tenté de les gouverner.
Donald, Vladimir, Jinping, Jong-Un, Emmanuel, Marine, Jordan et quelques autres échangèrent des regards interloqués.
— C’est quoi ce nom de spaghettis? hurla Donald.
— Pourquoi tu parles de coalitions? renchérit Emmanuel. Ce n’est pas comme cela qu’on dirige un pays!
Jordan acquiesça.
— C’est vrai, pour une fois je suis d’accord avec Manu. Pour gouverner, il faut être fort, on ne s’amuse pas à faire des coalitions!
Monzammour hocha la tête, l’air charmé. Bart soupira devant l’inculture et le manque de réalisme de ses camarades et du professeur.
— Vivaldi, ce n’est pas un nom de spaghetti, c’est celui d’un gars qui a composé un truc, en musique, qui s’appelait Les Quatre Saisons et…
— C’est du rap? interrogea Joey. Jamais entendu parler.
— Non, ce n’est pas du rap, c’est beaucoup plus vieux. Il y a quatre morceaux de musique, on les appelait des concertos, un pour chacune des quatre saisons, et justement cette coalition qui a gouverné la Belgique était constituée de quatre partis politiques. Quatre saisons, ça fait une année, et quatre partis, ça fait un gouvernement. Vous voyez bien que, de tous les peuples de la Gaule, les Belges sont les plus malins… et les plus imaginatifs!