top of page

Ne pas acheter un chat (GPT) dans un sac

La semaine dernière, par hasard, j’ai croisé Julien en ville. Nous sommes allés boire un verre et évoquer le bon vieux temps, celui où nous étions étudiants en médecine. Il a bien réussi, Julien, mieux que moi, qui suis resté simple généraliste. Il est chirurgien, lui, et, depuis une dizaine d’années, chef du département de médecine interne dans un grand hôpital universitaire. Il incarne pour moi le modèle du scientifique. Cartésien à l’excès, il ne croit que ce qui est rigoureusement prouvé. C’est pourquoi, dans la conversation, je lui ai subtilement demandé ce qu’il pensait de l’intelligence artificielle. Il a aussitôt soupiré. 

— Qu’est-ce qui se passe? Tu ne fais pas confiance à Chat GPT? dis-je en souriant.

— Ce “Chat” est une drôle de bête, répondit-il, capable du meilleur comme du pire.

— Comment? Explique-toi.

Il m’a alors raconté tout ce qui lui était arrivé. Il ne s’était jamais opposé à l’intrusion des machines en chirurgie, bien au contraire. Quand il était jeune, il devait opérer avec ses mains, tout simplement, aussi s’était-il réjoui de l’arrivée des caméras et des ordinateurs dans les blocs opératoires. On ne regardait plus le patient, mais l’écran. C’était plus facile, plus précis, et on faisait moins d’erreurs. Surtout en microchirurgie. Il n’avait donc jamais refusé le progrès technologique, bien au contraire. Pourtant, quand on lui avait parlé de l’intelligence artificielle, il s’était montré plus sceptique. Est-ce que la machine n’allait pas prendre les décisions à sa place? C’était un risque à ne pas négliger. Aussi avait-il hésité longtemps avant d’introduire l’IA au sein de son hôpital. Comme chef de service, il avait une responsabilité certaine et il devait bien peser les conséquences de sa décision. 

— Et qu’est-ce que tu as décidé?

— Tu ne vas pas me croire, mais c’est ma fille de dix-huit ans qui m’a convaincue.

— Comment cela? 

— Eh bien, elle posait toujours plein de questions à Chat GPT sur son ordinateur. On peut même dire qu’elle ne faisait plus que cela. Elle m’a montré les échanges qu’elle avait eus et j’avoue que c’était assez convaincant. Elle abordait tous les sujets, depuis la mode vestimentaire ou les coupes de cheveux dans le vent, jusqu’à des questions d’histoire et de géographie assez pointues. Elle qui était toujours scotchée à son portable sur des jeux un peu débiles, là au moins elle apprenait des choses intéressantes. Elle se cultivait en s’amusant. Mais elle m’a confié que c’était allé beaucoup plus loin. Petit à petit, elle a abordé des sujets plus personnels: ses relations avec les garçons, son avenir, ses espoirs, etc. Et là, l’IA lui a donné des réponses très pertinentes, au point qu’une sorte de complicité s’est établie entre elles deux. C’est du moins ce que m’a prétendu ma fille. Pour elle, Chat GPT était devenu une sorte d’ami, de confident. Elle avait presque l’impression de s’adresser à une personne réelle, au point qu’elle s’est imaginé que la machine avait une vraie conscience. Ça m’a fait sourire, évidemment, mais je n’y ai vu que du positif. Ma grande fille, qui avait toujours été réservée avec les gens, avait maintenant un véritable ami. Qu’importe si c’était une machine, si ça lui faisait du bien? 

— Étonnant, en effet! Et à la suite de cela, tu as adopté l’IA dans ton hôpital?

— Exactement. Je me suis dit que si une complicité pouvait exister avec une adolescente, pourquoi pas avec un médecin? Le principal était de ne pas me faire dépasser par cette technologie. Je voulais rester maître des décisions à prendre quand j’opérais un patient. Et c’est ce qui s’est passé. Tu n’imagines pas à quel point la collaboration a été fructueuse.  

— Tu n’as pas quelques exemples? 

— En voici déjà un, mais en dehors de mon hôpital. Des scientifiques viennent de trouver la cause et le traitement d’une maladie rare, la cystinose, qui concerne la surcharge des lysosomes. Tu vois ce que c’est: ces “unités de recyclage” présentes dans toutes les cellules et qui empêchent les déchets de s’accumuler dans l’organisme. Cela touche quand même un nouveau-né sur cent mille. Dès la naissance, la maladie s’attaque aux organes, à commencer par les reins. Une telle découverte est révolutionnaire et on la doit à l’IA.

— J’entends bien, mais dans ton service de chirurgie même, qu’est-ce que cela t’a apporté? 

— J’y arrive. Par exemple, alors qu’on pratiquait une banale opération à la vésicule, l’IA, au vu des analyses réalisées, nous a avertis que le patient risquait de développer à court terme une leucémie. On l’a donc mis sous surveillance, et, en effet, la leucémie s’est déclarée un peu après. On l’a traitée immédiatement avec la chimio et la maladie a été vaincue. Sans l’IA, jamais on n’aurait détecté les signes avant-coureurs ou alors beaucoup plus tard. Tu veux un autre exemple? Alors que je pratiquais une greffe de rein, le cœur de la patiente s’est subitement arrêté. Ce sont des choses qui arrivent lors d’une opération. Heureusement, on a pu le faire redémarrer. On en serait resté là et on se serait concentré sur le rein si l’IA ne nous avait pas signalé une possible malformation cardiaque. Et c’était vrai! On a donc profité du fait que la patiente était endormie pour lui placer un pacemaker. Sans cela, elle serait peut-être décédée peu après son réveil.

— C’est fascinant tout cela. Mais alors pourquoi disais-tu que l’IA était capable du meilleur comme du pire? 

— Un jour, le directeur du personnel est venu me trouver et m’a demandé ce que je pensais de cette intelligence artificielle. Je ne lui en ai dit que du bien et je lui ai cité les exemples que je viens de te donner. Il a semblé convaincu et l’a adoptée pour la gestion des ressources humaines. Et là, cela a été une véritable catastrophe. En fait, ils ont demandé à l’IA d’incorporer des critères de rentabilité dans ses conclusions. La machine s’est donc mise à calculer le potentiel degré de survie des patients. En dessous d’un certain seuil, elle refusait tout simplement d’opérer. Quand on a voulu passer outre et opérer quand même, elle a tout bloqué: les écrans, les bistouris, tout. Sa réponse a été qu’en dessous de trente pour cent d’espérance de vie postopératoire, il était inutile d’intervenir. Et moi j’étais là, avec mon malade ouvert, le sang qui coulait, et le rythme cardiaque qui fléchissait. Il n’y a rien eu à faire. On a refermé et recousu en vitesse pour limiter les dégâts. Une semaine plus tard, c’était le décès: le cancer avait envahi le poumon. Certes, je savais qu’on avait peu de chances de sauver ce malheureux, mais on n’a rien tenté et cela, je ne le supporte pas. C’est mon serment d’Hippocrate qui a été bafoué.

— Te connaissant, tu n’en es pas resté là.

— Non, en effet. Je suis allé trouver le responsable RH et tu peux me croire, il m’a entendu! 

— Qu’est-ce qu’il t’a répondu? 

— Qu’un hôpital devait être rentable et qu’on ne gaspillerait plus d’argent pour les cas désespérés ou pour les cas où la possibilité de guérison était faible. Je lui ai alors demandé ce qu’il comptait faire avec les personnes âgées. Il m’a répondu froidement qu’on ne les traiterait plus au-delà de soixante-quinze ans. Et ce n’était pas sa décision, c’était celle de l’IA. J’étais atterré. Il m’a achevé en me disant que ce n’était pas tout: comme il y aurait moins de patients à traiter, on allait diminuer le nombre de chirurgiens, de médecins, et d’infirmières. C’était logique, imparable même. Je lui ai alors demandé selon quels critères il comptait licencier les gens.

— Ce n’est pas moi qui vais les licencier, m’a-t-il répondu avec aplomb, c’est l’IA. Je suppose qu’elle va commencer par les sujets récalcitrants qui s’opposent à ses décisions.  

Je suis sorti en claquant la porte. Le soir, j’ai expliqué à ma fille que j’allais peut-être devoir me recycler.

— À ton âge? m’a-t-elle dit, surprise. Ne te tracasse pas, papa, si tu dois repasser des examens, il y a moyen de tricher facilement avec Chat GPT.

Ne pas acheter un chat (GPT) dans un sac

?
Belgique
bottom of page