Nos ancêtres, les Gaulois
— Nos ancêtres les Gaulois, une gauloiserie qui ne fait plus rire personne… Une gaudriole qui ne fait plus gaudir personne.
En me promenant au village, avant-hier, j’ai entendu cette phrase, sortant de derrière le mur d’un jardin, cette phrase prononcée avec des accents d’indignation bientôt mêlés de rires.
— C’est vrai, a dit une autre voix, et ce n’est pas le Professeur Vinèlle qui te contredirait, lui qui va jusqu’à mettre en doute l’existence de Vercingétorix!
— Vercingétorix? glissa une voix savante un peu rauque, ce chef gaulois mis à mort à Rome en 46 avant Jésus-Christ…
L’interrompant aussitôt, une dame un peu précieuse enchaîna:
— Rappelez-vous d’ailleurs le savoir brillant des élèves du Lycée Papillon…
Et elle se mit à chanter:
— Vercingétorix, né sous Louis-Philippe, / Battit les Incas à Sarajévo / C’est lui qui inventa la mode des slippes / Et périt pour cela sur un échafaud.
C’est un chœur joyeux qui compléta ainsi:
— Monsieur l’Inspecteur, je sais tout ça par cœur/On n’est pas des imbéciles/On a même de l’instruction/au lycée Papa, au lycée Papi, au Lycée Papillon.
En continuant ma promenade, je me disais que cette brillante réponse de l’élève “premier en histoire de France” devait dater du temps où l’on crut bon de mettre à option le cours d’histoire dans les lycées. Vérification faite, il s’agit de 1936, année de discours nauséabonds sur la race pure et le droit du sol et le droit du sang… Oui, début d’une période sanglante s’il en fut.
Et qui sait encore que “Qui ignore l’Histoire risque de la revivre, en ses pires épisodes?” Et pourquoi ne parviens-je pas à retenir le nom de l’auteur de la phrase: “L’Histoire ne se répète jamais, elle bégaie”?
Et si enfin l’Histoire ne servait plus à cultiver d’anciens conflits mais à les analyser pour les éviter à l’avenir? Si l’Histoire servait à nous rappeler ce célèbre dialogue: “Si je devais connaître la Loi le temps de tenir sur un pied, que devrais-je en retenir?” Et Hillel de répondre, en substance: “Ne fais jamais à autrui ce que tu ne voudrais pas que l’on te fît. Et maintenant, va, continue à étudier!”
À étudier… Étudier la loi, certes, mais aussi l’Histoire, mais aussi les langues. Quelles langues? Il y en aurait quelque sept mille dans le monde… Certes, chaque langue qui meurt est une fenêtre qui se ferme sur le monde. Ah! Les langues dominantes… Ce n’est pas la linguistique qui nous expliquera ce phénomène, c’est la politique. Toute langue est capable d’exprimer ce qu’elle veut dire. De quoi “meurt” une langue, alors? C’est qu’un jour, un César, un tsar, un empereur, décide que tout le monde dans ses terres parlera comme lui. Un roi de France impose le parler de l’Île-de-France, comprenez Paris, Versailles… Et voilà que le picard, le wallon, le bourguignon, le breton, le provençal, et j’en passe, s’inclinent devant le français, deviennent des dialectes (dia-lecte: parler à travers). Parler de travers?
L’empereur austro-hongrois, paraît-il, ne parlait hongrois qu’avec son cheval. Et le Prof. Andrejs Bankhavs, un jour, dans le tram, à Riga, s’entendit reprocher en russe: “Cesse de parler cette langue de chien!” Le russe s’imposait de plus en plus vers l’ouest, avait à l’est déjà passé l’Oural et gagné de vastes territoires en Asie.
Le français, rappelons-nous, fut longtemps une langue internationale, notamment la langue de la diplomatie, de la Poste. Chez nous en Belgique, le picard et le wallon furent interdits dans les cours de récréation. Au pensionnat du Sacré-Cœur, à Mons, ma grand-mère paternelle avait des copines anglaises de bonne famille: c’était donc logique qu’elles fassent leurs études en français. Qu’auraient-elles pensé, ces demoiselles, si elles avaient su qu’aujourd’hui notre famille royale va étudier en Angleterre? Quand les parents de Thomas ne voulaient pas que les enfants les entendent, ils se parlaient français. Et quand l’empereur Frédéric II recevait Voltaire, ils se parlaient… dans la langue de Voltaire! Histoire ancienne, me direz-vous.
L’anglais qui nous envahit va-t-il à son tour devenir “dialecte”? Sommes-nous à la veille de devoir communiquer, voire nous exprimer, en chinois? En japonais? Nos enfants ne suivent-ils pas Erasmus de Rotterdam (qui parlait latin, bien sûr) au Japon? C’est la mode.
Les langues d’Europe vont-elles, à leur tour, devenir des “dialectes”? Français, allemand, italien, néerlandais, portugais, suédois, bulgare… Les “grandes” langues vont-elles encore, tour à tour, écraser les “petites” langues? Ici, j’entends Māris Čaklais s’insurger et déclarer: “Kur ir liela literatura, mazas valodas nav !” (Où il y a une grande littérature, il n’y a pas de petite langue.) Sans doute pensait-il aux célèbres daïnas lettones.
Alors, que faire? Et si, une fois de plus, la vérité sortait de la bouche des enfants? J’ai, un jour, noté l’anecdote suivante, Gerlinda avait alors 4 ans et 3 mois. Vrai de vrai, ça ne s’invente pas.
Je rentre à la maison après mes cours. Ma mère m’accueille en disant: Viens vite, il faut que je te raconte. Gerlinda me demande: “̶ Dis Grand-maman, tu ne parles pas allemand, toi? ̶ Non, je ne parle pas l’allemand. ̶ Et le néerlandais? ̶ Oui, je l’ai appris à l’école, mais j’ai tout oublié. ̶ Et l’anglais? ̶ J’en ai refait après la retraite, j’aime bien cette langue… Mais, non, considère que je ne parle pas l’anglais.” Alors, me dit ma mère, la Petite me regarde d’un air inquiet et déclare, presque effrayée: “Mais alors, Grand-maman, si tu n’avais pas appris le français, tu n’aurais rien parlé du tout?”
Une seule langue! Mais c’est dangereux! Fuyons la monoglossie comme la peste! Pensons, parlons, lisons, écrivons en plusieurs langues, et ce, dès l’enfance. De mon temps, le choix s’opérait à l’intérieur des frontières de l’Europe. De nos jours, il s’étend à la planète. Bientôt, il embrassera (sans mal étreindre!) l’Univers entier.
Mon village, c’est l’Europe. Mon pays, c’est la boule terrestre. Ainsi, une Vietnamienne, un Sénégalais, une Groenlandaise, un Mexicain, et j’en passe, sont des compatriotes.
En partant, j’ai envie de vous dire: “À r’vwôr!” car, je n’en doute pas un instant, vous comprenez le picard.
Attendez! Je reviens sur mes pas. Je repense au “blanchîment d’ancêtres”. Comme c’est bien dit! Au cours de notre longue préhistoire, et ce n’est pas le Professeur Marcel Otte qui me contredira, l’être humain est apparu en plusieurs points du globe, notamment en Asie et en Afrique. Pensez à notre jeune Lucy, âgée de seulement 3,2 millions d’années.
La mélanine et la toison bouclée protègent efficacement du soleil brûlant. Après avoir, au cours des millénaires, traversé la mer et migré vers le Nord, nos ancêtres vivent sous des climats moins chauds qu’à l’équateur. Plus besoin d’autant de mélanine. La peau blanchit, le cheveu blondit, l’œil s’éclaircit. Serions-nous donc de pâles décolorés? De vrais visages pâles?
Disons que l’être humain s’adapte à l’environnement, aux circonstances, tantôt progresse en sympathie, en empathie, tantôt se détruit en détruisant ce faux ennemi qu’est son semblable.
Il s’agissait aussi de “réinventer la francophonie”, pas vrai? Envahis par les écrans, les temps ne sont-ils plus où les langues se répandaient par leur littérature? Ne dit-on plus la langue de Vondel? De Goethe? De Molière? Dit-on encore la langue de Shakespeare?
À côté de mes petits-enfants, qui lisent sur écran, je m’incline et me retire enfin, pour aller vous lire (sur papier) et vous écrire (au clavier). Ça rime. À quoi?