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Oui, mais…

Il se rase deux fois, pour que sa peau soit lisse et sans l’ombre d’un poil. La veille, il est allé chez le coiffeur pour se faire couper les cheveux si court qu’aucune boucle puisse s’épanouir. Sa mère lui a repassé une chemise, et il se vêt, avec des gestes calmes, de son unique costume, un cadeau de son père. Il hésite, puis noue une cravate autour de son cou.

Avant de partir, sa sœur le toise de haut en bas, comme elle le fait toujours. Et comme toujours, elle finit par hocher la tête, d’un air satisfait. Elle lui offre un sourire solaire qui illumine la pièce et nourrit l’espoir. “Tu cartonneras, ça marchera, j’en suis sûre.” Elle le dit à chaque fois, et il y en a eu, des fois, ces derniers dix mois. Dix mois jalonnés d’espoirs évanouis, de refus en forme de mails impersonnels, de silences aussi, transformant leurs joviaux “on vous recontactera” en vulgaire mensonge.

Pourtant, son CV est irréprochable, son mode de vie aussi. Des grandes distinctions du secondaire jusqu’au master. Il parle quatre langues, dont trois parfaitement. Il joue au basket — un sport d’équipe — et s’engage volontairement pour la Croix rouge. Il ne fume pas, ne boit pas d’alcool, ne se drogue pas. Son abstinence n’a rien à voir avec le fait qu’il soit musulman, il n’est pas très religieux. C’est juste qu’il ne veut pas risquer d’embrouiller son cerveau et perdre son temps à récupérer après des soirées trop embrumées. Il veut rester en forme pour avancer. Depuis qu’il est petit, il a voulu apprendre, réussir, le leur montrer.

Montrer qu’il n’entre pas dans leurs cases faites de préjugés.

Qu’une “tête de bronzé”, comme ils disent, est capable de bons bulletins, de bien travailler.

Qu’une mère voilée n’est pas une mère cruche.

Qu’un père aux mains rugueuses n’est pas un père attardé.

Qu’une peau mate ne signifie ni parasite ni terroriste.

Qu’une origine marocaine ne fait pas de lui un étranger.

Né à Schaerbeek il y a 24 ans, il est belge. Insupportable, à la longue, leurs “oui mais”. Et bien non, il n’y a pas de “mais”. Il est belge. Point. Attention, cela ne signifie pas qu’il renie l’origine de ses parents, les facettes de la vie colorées par les coutumes de leur pays natal. Le tajine de sa mère, les goûts musicaux de son père. Les vers du Coran encadrés au-dessus du buffet, le salon aux coussins dorés, toujours prêt à accueillir des invités. Il respecte aussi les nostalgies de ses parents et chérit la famille restée au pays.

Non, il ne renie rien, même si une petite voix intérieure lui murmure que si, qu’il commence à le faire. “Tais-toi”, dit-il alors à cette voix inquiétante. “Ce n’est pas parce que j’essaie d’augmenter mes chances sur le marché du travail que je trahis mes parents.”

Après trop de mails de refus, de messages standardisés, il a commencé à envoyer son CV sous un autre nom. C’est son ancien prof qui le lui a conseillé. “Dans ton domaine, tu n’auras jamais une invitation à te présenter avec un nom arabe. C’est bête, c’est révoltant, mais si tu ne veux pas faire la révolution, il faut que tu ruses. Et quand tu signeras le contrat, tu leur expliqueras, ils ne pourront plus faire marche arrière sans perdre la face.”

Depuis quatre semaines, il n’est plus Yanis Bennani, mais Jean Bernard. Jean Bernard, c’est passe-partout, avec une connotation “bien de chez nous”. Jean Bernard, il le déteste un peu, ce petit traitre. Mais contrairement à Yanis Bennani, Jean Bernard reçoit des invitations à se présenter. Ses parents sont fiers, leur espoir est grand. Yanis n’a pas osé leur dire que ce n’est pas lui, mais Jean Bernard qu’on invite. Seule sa sœur le sait. “Ne te tracasse pas, Yanis”, l’a-t-elle rassuré. “Tu as juste adapté ton nom.” Devant son air dubitatif, elle lui a lancé, un brin impatiente: “Tu veux trouver un emploi à ta hauteur, oui ou non?”

Oui, il veut un boulot, plus que tout, et pas n’importe lequel. Et depuis que son CV affiche Jean Bernard, les entretiens s’enchaînent. Sauf que pour finir, devant sa tête de basané, aux yeux si noirs, aux cils si denses, il sent leurs regards inquisiteurs. Des notes méfiantes s’infiltrent dans leur question qui n’a rien à faire avec les compétences requises dans l’offre d’emploi. “Tiens, vous êtes de quelle origine?” Yanis ne veut pas mentir, ce serait une trahison réelle. “Marocaine”, dit-il avec un air qui se veut détaché, mais au souffle revendicateur. “Ah bon.” Ton acidulé, et les regards se baissent, les crayons notent, le refus se prépare.

Mais aujourd’hui, c’est un nouveau jour. Une nouvelle chance. Yanis veut y croire. Il met son manteau, son écharpe et embrasse sa mère. Sans hâte, en essayant de respirer calmement, il va vers la station de métro. Son téléphone vibre. Un message de Mehdi: “Tu viens regarder la demi-finale ce soir? Allez, bg, détends-toi un peu!” Yanis sourit. Mehdi sait bien qu’il s’en fiche du foot. Il sait aussi ce que Yanis pense de la FIFA: une bande de sales cons corrompus, noyés dans l’argent, pourris jusqu’aux os. Elle l’était d’ailleurs déjà avant le Qatar, bien avant. Tous ces bien-pensants qui affichent leur boycott de la Coupe du monde sur les réseaux sociaux avec une indignation étudiée, survoltée, moutonnée, l’agacent. Trop facile, leur indignation sans action, elle sert juste à se faire du bien et se sentir supérieur. En même temps, le respect des droits humains, ils le piétinent sans problème devant leur propre porte. Ils n’en ont rien à foutre que leur pays laisse crever des migrants dans la rue, des pauvres gars à qui Yanis distribue habits et soupe deux fois par semaine. “Oui, mais”, disent les bien-pensants du dimanche. Il y en a beaucoup de “oui, mais”. Parce que c’est tellement plus facile de pointer du doigt ce qui se passe au-delà des frontières plutôt que de faire valoir l’état de droit chez soi.

Yanis sent l’énervement grandir en lui. Il sort de la station de métro, accélère. Pourtant il faut qu’il soit serein et concentré pour son entretien. Posé. Il décide de ne pas répondre tout de suite à Mehdi. Il le fera après, une fois débarrassé de la cravate qui l’empêche de se décontracter. Encore cinq minutes pour se calmer. Il expire longuement et ses doigts ne tremblent plus quand il enfonce la sonnette du bâtiment imposant qui sera peut-être, fol espoir, sa future destination quotidienne.

Les questions ciblent l’emploi, ses réponses sont claires. Personne ne lui demande son origine. La dame des ressources humaines lui sourit, ses hochements de tête l’encouragent. À la fin de l’entretien, la poignée de main de celle qui pourrait devenir sa supérieure est ferme. “Nous vous recontacterons rapidement, Monsieur Bernard.”

“Bennani”, corrige-t-il sans réfléchir, pris d’une force soudaine, d’un élan de vouloir en finir avec ce Bernard. Les deux femmes lèvent les sourcils, interrogatives.

“Je m’appelle Yanis Bennani.” Il s’éclaircit la voix, un peu moins sûr de lui. “Jean Bernard a servi de clé pour entrer. Un nom arabe ferme les portes.” Il regarde ses pieds, ses mains. Une chaleur flamboyante lui monte au cou, la cravate le serre. En même temps, il ressent là, en lui, dans le court silence qui suit ses déclarations, un profond soulagement, une brise d’été, parfumée de fleurs d’oranger.

“Eh bien”, dit la supérieure, plus perplexe que gênée, sans savoir comment continuer. La dame des ressources humaines toussote et prend la parole. “Je comprends vos raisons, Monsieur Bennani”, dit-elle en jetant un bref regard vers sa collègue. “Ce sont les mêmes qui m’ont poussée à prendre le nom de mon mari. Demoulin.” Petite pause stratégique. “Mon nom de jeune fille était Mohamed.”

Quand il quitte le bâtiment, Yanis est épuisé et fébrile, mais il se sent bien, presque euphorique. Il dénoue sa cravate, regarde le ciel noir, inspire, expire. En descendant la rue, il consulte son téléphone. Mehdi s’impatiente. “Et alors? On va écraser les Français ce soir, viens!” Yanis hésite. A-t-il vraiment envie d’entendre Mehdi gueuler des instructions aux joueurs? De le voir s’agiter en direction de l’écran comme si l’arbitre le voyait? Supporter une frénésie footballistique, aux relents nationalistes, qui lui est étrangère? Non. Mais l’entretien s’est bien passé, et Mehdi est son pote, il a envie de le voir. “Ok, je viens.” Son ami répond avec trois pouces en l’air, deux doigts de victoires et cinq points d’exclamation. Ils se transformeront en grande déception. 2—0 pour la France.

Le lendemain, un appel. Il est bref. Juste un oui, sans un mais. Un oui franc comme un tir au but. Yanis sourit à n’en plus finir. Il envoie un message à Mehdi. “On a gagné!” Mehdi répond avec un point d’interrogation. Yanis explique. Son ami lui envoie des émoticons souriants, trois coupes et deux biceps musclés.

Ils regarderont la finale ensemble.

Oui, mais…

?
Allemagne
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