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Patience

C’est de l’intérieur des terres que monteront les premiers vents aveugles, et sans distinction ils jetteront au sol les constructions humaines érigées depuis l’intuition de l’âme, toutes les inventions et toutes les craintes, toutes les chimères et toutes les histoires d’amour aussi, mais également toutes les statues, tous les orgueils et toutes les rumeurs, tous les miradors et tous les boucliers interstellaires, chaque écriture minuscule et chaque regard en arrière, tous les tonneaux, toutes les boues, les inventions, les détours d’intersection, tous les fusibles dans les portables, toutes ces horreurs-là seront par les mêmes bourrasques emportées, et les averses nocturnes laveront les herbes hautes. On retrouvera dans les décombres des éclats de crânes humains peints avec du sang de chimpanzé, on retrouvera dans un lac peu profond des signes illisibles recouvrant des serments taillés au cœur de larges plaques de calcaire, elles-mêmes travaillées avec une piété apparemment esthétique, comme si on avait tenté d’y creuser des refuges; on fera peu de temps après naître l’art en le nommant. Quelques êtres vivants bomberont le torse; certains d’entre eux, sans doute les plus hardis mais aussi les plus fous, croiront nécessaire de s’interpeller, déjà, les uns les autres, comme les Premiers Représentants d’un Genre, mais du même coup, un rien plus loin, des plaintes inquiètes perceront les taillis: quelques voix audacieuses imploreront alors de ne pas emprunter la direction des clans — mais on ne les écoutera pas.

Dans les déserts se formeront donc ces clans, des regards s’entrechoqueront, et même si plusieurs tomberont instinctivement à genoux, des invectives fuseront, des cailloux voleront, on dissociera les couleurs pour en appliquer sur les poitrines, on tracera des lignes sur le sol qu’on appellera frontières, pour chaque larme versée on affûtera une pierre, on commencera à investir notre haine dans la différence, nos espoirs dans nos découvertes récentes, et au couchant on boira des mazagrans de venin.

Dans un champ fouetté jour et nuit par une pluie brûlante naîtra plus tard une foi, ce qu’on nommera d’abord un autre espoir. On lui offrira des prières et des vitraux, avant de constater avec effroi que son bourdon puissant, dans la nuit et contre toute attente, appellera lui-même au jour le fer et le feu. Le front d’un homme trahi heurtera un rocher poncé par la mer, la main d’une femme violentée se posera avec une insupportable grâce sur un marbre duquel jaillira des siècles plus tard une fleur, le regard d’un orphelin interrogera un lourd instant l’horizon, et des larmes disparaîtront dans les fissures des terres et des claviers désormais craquelées. On confondra la grammaire du passé et celle de l’avenir, on apprendra à tanner la peau des ours blancs et des loups, on apprivoisera des musiques et des mots qui suffiront à peine à bercer les vanités, on accumulera des montagnes de pièces d’or sous lesquelles forniqueront des vipères, on gravera un chardon sur un bouclier, on élira des avatars parce qu’on ne pourra plus sortir et respirer.

Directement des ruines rouillées, au-dessus du langage et au-dessus de la connaissance, d’une manière à ce point naïve qu’elle fera elle-même émerger du néant les devins, les poètes, les mages et les alpinistes, des murmures, des chants monteront à leur tour, oui, des chants, et eux seuls parfois recouvriront la grisaille, le tonnerre et la foudre, eux seuls dissiperont un instant les ombres et indiqueront le chemin étoilé d’un ailleurs, où tu m’auras attendu, car tu m’auras attendu, toi déjà si haute, si lointaine aussi parfois, c’est vrai, diffuse, mais en même temps si mienne, tellement mienne.

J’espère que dans ces décombres, dans toute cette crasse au sol, à travers les fils calcinés, j’espère que les yeux des êtres seront demeurés lumineux, j’espère que l’eau dormante se sera transformée en banquise le temps que se liquéfient en son noyau nos innombrables craintes, j’espère que pendant tout ce temps de l’attente et de l’ignorance, il y aura eu avec acharnement la naissance d’enfants, et j’espère que tout sera bleu.

Mais je sais sans aucun doute, mon amour, je sais qu’alors encore, au-delà des vices et des brasiers, à côté de nos erreurs, par-dessus nos trahisons, nos carapaces, nos silences et nos hurlements, loin devant la raison et très très loin devant le temps qu’il m’aura fallu pour apaiser mon étrange rage, je sais qu’alors encore, mon amour, dans les vents et les eaux je t’aimerai.

Peut-être mal, peut-être fol, mais je t’aimerai.

Patience

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Québec
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