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Plus légère qu’un ballon

Autour des globes purs sont les mondes maudits

Victor Hugo, Les Contemplations


Je m’appelle Manish. Je vis dans une grande cabane avec mes parents, ma femme et mon fils de quatre ans. Nous habitons en pleine nature, dans un village à flanc de montagne, à 240 km de Katmandou. Dès le petit matin, lorsque le soleil entame sa timide ascension, je lutte pour repousser la faim qui me tenaille. Refermer les paupières. Oublier le dur labeur. Mais le chant des grillons ne me laisse aucun répit et m’arrache au sommeil pour me rappeler à la réalité. Travailler la terre sans relâche afin de nourrir ma famille.

J’aime ma femme, Manju. Et mon fils, Sanjit.

Ce témoignage, c’est pour eux que je l’écris.

Il n’est pas donné à tout le monde de revenir de l’enfer.

Ce matin, Manju me prépare du riz, des lentilles et des légumes épicés. C’est le dernier Dal Bhat avant mon départ. Je hume cette odeur pour l’imprégner en moi.

Nous n’échangeons aucune parole. Excitation, crainte et tristesse embaument la pièce.

Ne croyez pas que la décision fut facile à prendre. Je suis un père de famille responsable. Ma femme et moi avons beaucoup réfléchi. Nous avons passé la nuit à peser le pour et le contre, à élaborer des projets.

— Chaque mois 1 000 riyals, environ 35 000 roupies[1]! Tu te rends compte, chérie?

— Moins les frais de l’agence intermédiaire…

— Je connais le patron. Je lui demanderai un bon prix.

Minju me lance un regard inquiet.

— Ne t’en fais pas, tout ira bien. C’est un petit sacrifice comparé à ce qui nous attend! Regarde comme Gokarna rayonne depuis qu’il a pu s’acheter de nouvelles terres… pourquoi pas nous?

— Et Nripesh alors?

Je fais mine de ne pas comprendre. Nripesh avait le don de s’attirer des ennuis. Sa veuve attend toujours une indemnisation. Mon histoire sera différente.

— D’abord, nous construirons une belle maison. Là-haut, sur la colline. Je la peindrai en bleu. Ta couleur préférée. Ensuite, nous irons choisir une petite auto pour nous promener. Avec l’argent qui nous restera, nous achèterons des chèvres, des vaches et des poules… Tu verras, tu seras fière de moi!

Manju détourne les yeux vers la vallée. Je lui ai interdit d’être triste.


*


Le car qui nous transporte vers l’aéroport de Katmandou est bondé. Je colle mon visage contre la vitre. M’emplir une dernière fois des beautés du Népal. Je ne suis pas d’humeur à bavarder. Partout, les mêmes regards hagards, les mêmes douleurs à l’estomac. Quelques rires saccadés pour déjouer les craintes. Quelle vie nous attend?


*


Ma chérie. Ici, tout va bien. Y’a pas mal de gars du pays. Vous me manquez. Est-ce que Sanjit a de nouveaux copains? Pense à la maison qu’on va construire. Et on enverra le petit à l’université… il adore jouer au docteur. J’ai hâte de vous revoir… on sera heureux, tu verras!

Voilà trois mois que je suis arrivé à Doha. Je ne veux pas inquiéter mon épouse, alors je mens… Enfin, je ne dis pas tout. Je ne parle pas du dortoir surpeuplé, de la chaleur oppressante, des cadences infernales — six jours sur sept, douze heures par jour —, de l’épuisement qui me guette, des cafards, de l’insalubrité, de l’eau douteuse à l’odeur puante, des salaires impayés et des papiers qui m’ont été confisqués par le patron dès mon arrivée. Non, elle ne saura rien de tout cela. Je cacherai la vérité. Comme les autres, avant moi. Le bal des damnés. L’orgueil des misérables.

Les jours passent, les rêves s’effritent.

Sur le chantier, dès l’aurore.

Sur le chantier, au crépuscule.

Je suis marié à un chantier.

Des bruits. Des grues. Du béton.

Je ferme les yeux, revois les paysages de ma région, le visage de Manju, le rire de Sanjit. Personne ne peut me voler ces images. Personne. Mais, dès que j’ouvre de nouveau les paupières, mon corps se transforme en robot déshumanisé. Souvent, la mécanique se bloque. Tenir… tenir… en aurai-je la force?


*


Un petit nouveau s’avance vers moi. Il a déjà compris.

— Et toi, depuis quand tu pourris ici?

Je m’apprête à ouvrir la bouche mais celle-ci se paralyse. Depuis quand? J’ai envie de hurler: trop longtemps, trop longtemps! Fuis, avant de baisser la tête devant tes bourreaux! Fuis, pour échapper à ces images qui te saliront à jamais! On ne revient pas indemne de l’enfer! Fuis!

Mais je ne dirai rien. Je le fixe et parviens à articuler:

— Vingt-deux mois.


*


Comme j’ai dû vieillir. Mon fils me reconnaîtra-t-il?

Je décompte les jours. Plus que trois avant de briser mes chaînes. Rien n’en valait la peine. J’ai perdu mes illusions, et pas mal d’amis. La vie n’aura plus jamais le même goût.

Au bout du tunnel, une lueur! Enfin, je rentre au pays! Demain, ma famille et moi célèbrerons ensemble Dashain, la plus grande fête hindoue qui commémore la victoire de la déesse Durga sur Mahisasur, démon à tête de buffle au pouvoir destructeur. La victoire du Bien sur le Mal. Je sais de quoi je parle.

Soulagé, je m’endors en serrant le ticket d’avion sur ma poitrine.


*


Manju, vêtue de son plus beau sari, et Sanjit, parfumé d’ambre, sont en route pour l’aéroport. J’ai tant ressassé cette scène! Les larmes qui couleront de mon âme auront un goût de joie. J’étoufferai Sanjit de mes baisers et enlacerai Manju de mes bras fatigués. Enfin!

Je reviendrai de l’enfer. Je leur raconterai tout. La crasse vomie de mes entrailles. Les griffes enfoncées dans mon corps. L’humiliation que je m’efforce de recracher. Ils doivent savoir. Le monde doit savoir.

Sanjit me demandera: “alors, papa, tu me l’as rapporté, ce gros ballon bien gonflé avec la signature de Ronaldo?”

Les revoir… j’en ai tant rêvé…

Mais rien de tout cela ne se produira.

Hier, je suis tombé d’un échafaudage. Je ne portais pas de casque de sécurité. Comme Nripesh, Nagendra, Kripal, Ramsulu, Aditya et les autres.

Je ne sais combien de temps il m’a fallu pour me fracasser sur le sol. Assez pour repenser au ciel azur de mon pays, aux montagnes, aux vallées, au vent qui fait danser les feuilles et l’herbe haute au printemps. À cette maison bleue que je ne pourrai t’offrir. À toi, qui redoutais de vieillir seule, comme la veuve de Nripesh. Et à mon fils, qui sera déscolarisé et travaillera comme vendeur à la sauvette.

Je tombe.

Je tombe.

Chute lente, cruelle… toutes ces pensées… seul l’impact me délivrera.

Bien légère fut ma vie. Plus légère qu’un ballon. D’ailleurs, je ne ferai que peu de bruit en touchant le sol. Même mon cri sera silencieux. Le contremaître se retournera, décrétera un quart d’heure de pause. Un petit quart d’heure. C’est tout ce que je valais. Le chantier doit continuer. Coûte que coûte. Bientôt, la foule en liesse acclamera son Messie dans un stade flamboyant. Surtout ne pas la décevoir. Que la fête continue!

Officiellement, je suis mort d’une crise cardiaque. Dans la fleur de l’âge.

Mon amour, tu ne sais pas encore que tu vas accueillir un cercueil rouge.

Ce rêve-là n’était pas le nôtre.


La vie est un ballon, la mort est un ballon

Les uns exultent, les autres meurent sans nom

Le monde est une balle qui tournoie

Malheur à celui qui se retrouve la tête en bas!



[1] L’équivalent d’environ 250 euros, presque dix fois le salaire moyen au Népal

Plus légère qu’un ballon

?
Belgique
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