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Pour un futur radieux

Mickael pensait avoir toujours eu une longueur d’avance sur son temps. Au lycée, quand les autres élèves jouaient encore fièrement sur leur téléphone portable à clapet, lui avait acheté un iPhone le premier jour de sa sortie à la boutique d’Orange en bas de chez ses parents. Alors que ses amis dansaient encore sur Linkin Park et Usher, lui s’enthousiasmait déjà pour Lana Del Rey qui avait sorti son premier album alors sous le nom de May Jailer. Mickael avait aussi lancé une petite start-up de livraison à vélo de plats de restaurant de son quartier. Il restait viscéralement persuadé d’avoir créé Uber Eats avant la vague de services de livraison et autres petites applications mobiles en tout genre.

Aujourd’hui, Mickael avait eu une révélation. Le monde était en détresse et il savait exactement ce dont il avait besoin. Alors qu’il bidouillait sur son ordinateur dans le garage de sa copine Virginie, un éclair de génie frappa ses neurones en surchauffe. Dans la petite pièce sombre où seul un rayon de lumière passait sous la porte coulissante à moitié fermée, il s’adossa sur le bois râpé de sa chaise scolaire, il cala ses deux mains derrière sa nuque contractée et il expira de satisfaction. Il allait créer un outil d’intelligence artificielle pour pousser les gens dans leurs retranchements.

Mickael croyait fermement aux bienfaits de la guerre civile. Loin d’être un fauteur de troubles maléfique ou un contestataire hasardeux, il prônait l’accélération des contradictions économiques, sociales et politiques dans le but de provoquer des changements radicaux dans le système en putréfaction.

Il était loin d’être le seul à croire aux bénéfices d’une belle insurrection. Tout un groupe de penseurs politiques recommandait la même approche radicale vis-à-vis du changement social et politique. Les accélérationnistes soutenaient même que pour surmonter les problèmes systémiques du capitalisme contemporain, il était nécessaire d’accélérer délibérément ses contradictions. La guerre avait de beaux jours devant elle.

Pour atteindre ses objectifs, Mickael croyait dur comme fer que la technologie et l’automatisation, comme l’intelligence artificielle, pourraient jouer un rôle crucial. L’automatisation pouvait rendre obsolètes certaines formes de travail et favoriser la perte d’emplois. Elle aiderait à créer des tensions sociales qui pourraient être un moteur de changement. Mais surtout, le jeune homme de 28 ans pensait que l’IA aiderait à énerver la populace réfractaire.

Pour ses proches, ses théories dangereuses et aventureuses ne reposaient que sur des fantasmes. Ils se disaient que Mickael n’irait jamais très loin dans sa croisade. Quand il n’était pas présent, ils se moquaient gentiment de ses appels à la lutte en ligne et de ses manifestes que personne ne téléchargeait. Même si ses parents et son frère partageaient son rejet de l’immigration, du multiculturalisme et son opposition aux droits sociaux progressistes, ils pensaient que leur gentil rêveur finirait bien par ouvrir les yeux et qu’il sortirait un jour du garage de Virginie, las et lucide.

Ce jour-là, Mickael ne dit rien à personne. Il préféra garder pour lui son ingénieuse idée, paniqué qu’on lui volât son invention et, surtout, effrayé par l’échec. Il tapota sur son clavier bruyamment, du bout de ses doigts raides, et s’enferma pour une longue période de programmation, de création et de vision. Le nerd accouchait d’un génie. L’artiste non reconnu de l’informatique mettait son intelligence au service de l’artificiel.

Pendant ces semaines, Virginie avait eu du mal à mobiliser ses énergies positives. Élevée dans la gloire du travail et le salut du monde, la jeune auvergnate supportait mal l’oisiveté de Mickael et ses heures passées derrière un écran. Parfois, elle l’entendait bricoler des babioles ou elle le voyait courir de long en large dans la cour pour se dégourdir les jambes. Mais la plupart du temps, son ami n’était qu’une longue plage de silence dans la petite pièce obscure à côté de la cuisine. Elle ne devait pas faire trop de bruit pour ne pas déranger Mickael. Elle avait interdiction de garer sa voiture à l’intérieur ou de stocker des aliments périssables dans la remise. Le garage lui devenait aussi inutile que son petit ami.

Mais un jour, un homme satisfait et radieux sortit enfin de son abri. Le rouge de ses veines tranchait sur ses beaux yeux vert d’eau. Ses sneakers puaient l’œuf et ses cheveux fins graissaient jusqu’au cou. Il avait presque du mal à étirer ses épaules courbées par tant d’heures de concentration et de contorsion. Pourtant, même si un animal putride et malodorant avait pris possession de Mickael, Virginie le prit dans ses bras avec douceur. Elle pouvait reconnaître dans le sourire triomphant de son fiancé la fin de son calvaire à elle. Il avait fini son œuvre.

Le mystère restait cependant entier. Ni sa famille, ni Virginie, ni ses amis n’avaient le droit de savoir ce que l’informaticien avait trafiqué pendant des semaines. Il gardait le silence sur sa brillante invention. Il voulait avant tout l’essayer et s’assurer que la pratique serait digne de la théorie, son ouvrage à la hauteur de son talent. Il lança alors son premier outil d’intelligence artificielle et laissa la haine du monde faire son travail, sans lui.

Le programme informatique qu’il avait créé permettait de comprendre ce qui effrayait le plus l’utilisateur à travers les conversations privées, les likes, les partages et les commentaires sur tous les supports confondus utilisés par un ordinateur. En exploitant les biais cognitifs obtenus, le bot générerait automatiquement des articles, des images et des vidéos qui sembleraient authentiques, afin d’énerver le cobaye et lui faire croire que sa pire peur était déjà arrivée. La répétition constante du contenu fictif sur toutes les plateformes de réseaux sociaux donnerait une apparence de crédibilité. Le reste ne serait qu’une question de temps avant que la planète entière s’enflammât, grâce à une polarisation accrue de la société et une fragmentation sociale. Finis l’immigration, les minorités sexuelles et les accords commerciaux internationaux. Place à l’ordre, la sécurité, la souffrance et la destruction.

Mickael avait commencé par tester son outil sur Virginie. Les deux amoureux étaient en couple depuis sept ans et ils se connaissaient suffisamment pour savoir quelles étaient les plus grandes peurs de chacun. Lui angoissait à la pensée de ne pas retrouver de travail, balisait quand il pensait que le monde changeait trop vite et se sentait toujours à côté de la plaque quand il parlait à des inconnus. Elle avait peur de perdre son emploi free-lance qui ne lui offrait aucun repos, pensait trop souvent à la mort prochaine de sa mère et détestait les élites du savoir qui lui disaient toujours quoi faire. Mickael misait sur cette dernière aversion pour obtenir les résultats escomptés de son programme.

Le premier jour rien ne se passa à la maison. Virginie continuait à retourner le sablier de sa vie, jour après jour, jusqu’à ce que le sable vienne à manquer. Elle faisait les courses, travaillait à son graphisme pour des clients condescendants et reprochait toujours à Mickael de ne pas placer de sous-verre quand il posait ses tasses sur la table en marbre. Aucun comportement étrange, aucune colère ne se manifestait. Le petit ami ingénieux commençait à se dire qu’il pouvait déjà penser à de possibles améliorations à son joujou.

Pourtant un samedi soir pluvieux, alors que les amants se glissaient dans les draps légers de cette lourde journée d’été, Virginie s’énerva contre Mickael qui avait oublié de fermer la porte d’entrée. En grommelant des mots inaudibles, elle lui dressa une liste exhaustive de tout ce qu’il ne faisait jamais dans la maison, alors qu’il logeait chez elle. Ses sourcils étaient tellement contractés qu’ils se rejoignaient presque. Un rictus d’indignation déformait son joli sourire, tandis qu’elle tapait du plat de la main sur le matelas pour insister sur certaines phrases. Mickael voyait bien que l’emportement dépassait bien plus la fermeture de la porte et, mutique, se félicita de cette crise. Tout fonctionnait à merveille.

Virginie dormit peu cette nuit-là. Le jeune homme près d’elle sentait la couche bouger sous son dos. Il entendait le souffle agacé de sa copine et serrait le drap fermement dans sa main pour qu’elle ne l’emporte pas en se tournant. Il restait immobile, gardant les yeux ouverts face à la fenêtre, et réfléchissait à ce qu’il fallait faire désormais.

La nuit de Virginie n’avait pas porté conseil. Le lendemain, elle se réveilla toujours aussi énervée. Elle se leva sans dire un mot et prépara un petit-déjeuner pour une personne. Le pain toasté sentait bon dans le grille-pain et Mickael trouvait le traitement injuste. Il n’avait rien fait pour mériter un tel courroux. Son invention avait des effets pervers auxquels il n’avait pas pensé.

Après une journée épouvantable à subir les silences et les remarques de Virginie par intermittence, il décida que son expérimentation devait prendre fin. Il allait lui dire ce qu’il en retournait. Il s’approcha comme un chat près de Virginie qui faisait la vaisselle pour déposer un tendre baiser sur son cou tendu. Il avança lentement ses lèvres vers sa peau, pour éviter une éventuelle gifle arrivée trop rapidement, et constata que sa compagne ne bougea pas. Il posa sa bouche dans un gémissement affectueux et attendit une réponse. Elle ne vint pas. Il saisit alors la taille marquée de Virginie et lui murmura des mots d’amour indiscutables dans l’oreille. Elle le repoussa. 

— Mais qu’est-ce que tu veux à la fin?

Mickael ouvrit la bouche pour commencer un argumentaire préparé mais Virginie le coupa pour initier le sien.

— J’aimerais que tu me laisses tranquille maintenant. Je voudrais que tu prennes toutes tes affaires et que tu rentres chez tes parents. Prends ton fichu ordinateur, tes conneries de câbles ou je-ne-sais-quoi et barre-toi! J’en ai marre de te voir ici faire comme si de rien n’était. Tu n’as aucun respect pour moi. Tu me regardes. Tu m’embrasses. Mais comment oses-tu?

Virginie continua quelques minutes sa longue tirade incompréhensible sur la confiance rompue, sur son cœur blessé qui ne s’en remettrait jamais et sur le dégoût que lui inspirait cette situation. Elle hurlait tellement que Mickael ne pouvait pas l’interrompre. D’apparence impassible, il la fixait en se demandant ce qui avait bien pu se passer avec son fichu programme. Elle aurait dû être en colère contre les élites, pas contre son petit copain sauveur du monde.

Quand enfin ce fut à son tour d’intervenir, il resta bouche bée. Il ne savait par où commencer. Il la regardait, les bras ballants et les joues rouges, alors que sa babine tremblait comme un chien qui va mordre. 

— Mais qu’est-ce que j’ai fait?

Ce fut tout ce qu’il parvint à dire. Il s’en voulait. Il se sentait idiot mais il n’avait pas trouvé mieux. La phrase irrita encore plus Virginie qui claqua le torchon humide elle sur l’épaule de son traître de copain et partit.

Dans le salon sombre, obscurcis par l’orage à l’extérieur autant qu’à l’intérieur, les deux amoureux étaient assis sur le canapé, chacun à un bout de l’assise. Aucun ne savait plus quel mot prononcer, la peur de bredouiller le mauvais les pétrifiait. Puis elle osa rompre le silence: 

— J’ai reçu une photo de toi et de ta salope. Quelqu’un que je ne connais pas m’a envoyé un message pour m’avertir que tu me trompais déjà depuis six mois. Je vous ai vus vous balader main dans la main, vous embrasser goulûment, même vous tripoter crassement. Je ne t’ai rien dit hier, car je voulais voir si tu me dirais la vérité. Mais tu me mens depuis six mois; donc attendre n’a plus aucun sens.

Mickael comprit alors. La plus grande peur de Virginie était qu’il la quitte ou la trompe. Elle avait dû recevoir un message du bot qui avait correctement fait son travail. Tout fonctionnait parfaitement. Entre soulagement et satisfaction, il s’approcha de l’autre côté du canapé et expliqua calmement à sa dulcinée l’outil fantastique qu’il avait créé. Elle ne devait pas s’inquiéter. Il ne l’avait jamais trompée et il l’aimait comme au premier jour. Il n’avait pas pensé aux effets secondaires d’un tel programme et plus jamais il ne l’utiliserait comme victime.

Mais les aveux n’éteignirent pas le feu que Mickael avait allumé malencontreusement. Les charbons crépitaient encore et les flammes étaient prêtes à repartir.

— Et je dois te croire?

— Mais chérie! D’après toi, qui est cet anonyme qui t’enverrait un message pour t’envoyer des photos? Un justicier?

— Je ne sais pas. Dis-moi! Un ex de la fille, son père. Je n’en sais rien moi.

Des crampes dans son ventre lui serraient les entrailles violemment. Sa gorge se noua. Il s’aperçut soudain qu’il ne savait pas comment prouver à Virginie que les photos malicieuses étaient des fausses. Il pouvait bien lui montrer des lignes de code et des théories inscrites sur une feuille blanche, mais il savait que les gribouillis n’allaient pas être convaincants. Il se leva soudainement pour se diriger vers le garage, mais revint nerveusement se rasseoir près d’elle. Il était comme un insecte enfermé dans un bocal. Il tournait en rond sans trouver d’échappatoire. Il avait beau chercher, il ne savait pas comment se sortir de ce mauvais pas. Il n’avait rien fait. Il lui avait toujours été fidèle. Comment prouver qu’on était humain? Et comment le prouver quand on ne l’était pas?

Pour un futur radieux

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