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Prompt Valley

Il y a de plus en plus de beau monde dans la vallée, des stars du prompt. C’est moi qui ai lancé la mode de cet endroit. Les autres prompt engineers — “des ingénieurs de saisies” — ont suivi le mouvement. On ne compte plus les laboratoires de recherche indépendants. Pour le moment, je caracole encore en tête question salaire, avec près de deux millions d’euros par an. Le terme “vallée” pourrait induire certains en erreur. Les géographes les plus grincheux recalent d’ailleurs l’appellation; selon eux, le site ne remplit plus tous les aspects nécessaires pour désigner une de ces dépressions de forme allongée creusées par un cours d’eau. Parce que pendant un siècle, une intense activité extractive de pierre calcaire a grignoté la totalité de l’ubac, l’ancien versant exposé au nord. Prompt Valley se résume aujourd’hui à un unique versant long de quatre kilomètres offert au sud — un adret sans son miroir septentrional. Quand je me suis installé ici, le pied de cette colline orpheline de sa part d’ombre n’était qu’un vaste zoning industriel établi au fond d’une cuvette imperceptible où, il y a longtemps, coulait une petite rivière tellement polluée qu’elle avait été cachée sous terre et reléguée au rang d’égout.

Ceux qui nous rejoignent viennent des quatre coins du monde. La plupart font du télétravail depuis des endroits paradisiaques, des îles, des rivages, des paysages ouverts et libres, mais aussi depuis des capitales, des villes moyennes et parfois même de véritables bleds. Prompt Valley est une espèce de boîte postale globalisée où quiconque œuvre pour le progrès de l’IA — l’intelligence artificielle — aura toujours la conviction de faire partie d’une famille élargie et d’être légitime dans son métier. Notre profession fait son chemin loin des milieux académiques et de tout carcan administratif. On s’installe ici parce qu’on a déjà amassé beaucoup d’argent en surfant sur la vague de l’IA, et surtout pour s’en faire encore plus. Tels sont les fondements des nouvelles technologies: vitesse, rendement, récompense. Dans le domaine, je crois pouvoir affirmer que j’ai tout raflé, les victoires, les trophées, les clients et même quelques soutiens politiques. Ce n’est pas pour rien qu’on m’appelle Lucky Jay. La chance m’a souri de manière crasse et a rempli mon compte en banque dans des proportions que d’aucuns jugeraient scandaleuses.

Prompt Valley est en passe de devenir le premier technopôle de l’IA en Europe. Tout le monde veut en être. Tant de jeunes souhaitent devenir experts de la rédaction de prompts pour les intelligences artificielles génératives: des phrases clés pour créer des images, des textes, du contenu, tout ce que l’être humain faisait avant de tomber dans la fainéantise. Pas besoin de diplôme d’ingénieur. Ici, on met haut la barre des mots essentiels et minimalistes; le pactole est presque toujours au rendez-vous si on les utilise à bon escient, si on les combine à leur juste valeur.

Il y a encore quelques années, personne n’aurait parié sur moi. On me surnommait Jay la Loose. Aucun des manuscrits que j’avais envoyés à des dizaines d’éditeurs pendant vingt ans n’avait été accepté. Aujourd’hui, c’est différent. Je jouis enfin d’une belle reconnaissance. Pour devenir prompt engineer — le métier le plus en vue du moment —, les compétences requises sont axées sur la maîtrise de la langue. Un profil littéraire moyen peut donc se faire de l’argent à gogo. Les profils recherchés sont les personnes qui ont pour centres d’intérêt la littérature, la sociologie, la philosophie, ceux qui sont capables de trouver les mots justes pour entraîner les modèles de langage à produire des images ou des textes. Un beau pied de nez aux filières matheuse et commerciale. La revanche des mots sur les maux du vingt-et-unième siècle. Ma vengeance sur le monde de l’édition.

Fini le zoning industriel. Les bureaux ont investi les anciens hangars et les entrepôts. On trouve aussi quelques lofts prisés par les nouveaux qui ont encore tendance à considérer notre métier comme quelque chose d’artistique, alors qu’il est évident que la motivation première, quand on se met au service de l’IA, c’est le pognon. Sur les hauteurs de l’unique versant de cette vallée qui n’en est donc plus vraiment une, ont poussé des demeures plus luxueuses les unes que les autres. Vues depuis le ciel, les piscines forment un archipel comptant des dizaines d’îlots bleus. J’ai fait construire ma villa sur la ligne de crête, là où les courbes de niveau taquinent le firmament, à l’endroit où le terrain était le plus large, pour bâtir vaste et avec faste, pour rappeler que j’étais là le premier, et qu’il faudrait encore compter quelques années avec mon ombre portée sur Prompt Valley. J’ai baptisé “mont Jay” le sommet de la colline. Le toponyme est passé dans le vocabulaire des prompt engineers, à tel point que l’expression “atteindre le mont Jay” est désormais synonyme de réussite fulgurante.

Dans quelques heures, je dois d’ailleurs inaugurer le panneau Prompt Valley sur le mont Jay, un écriteau monumental formé de lettres capitales hautes de 15 mètres, soit un de plus que celles de la célèbre enseigne d’Hollywood sur le mont Lee, en Californie, histoire de montrer à ces has-been d’outre-Atlantique qu’il se passe quelque chose de sérieux dans la vallée. Les cinq meilleurs prompts que j’ai signés jusqu’ici m’ont permis de construire ma villa. Alors un discours de ce genre… Les doigts dans le nez! Même s’il y a eu cette soirée hier, chez moi. Déjà la troisième édition de la Prompt Night, la remise annuelle des prix et autres distinctions. J’ai gagné la quasi-totalité des trophées, des lingots d’or d’un kilo estampillés “PV Award”. Je n’ai laissé que quelques miettes à des jeunots, dans les catégories de débutants ou de second plan: “Best First Prompt”, “Young Prompt Engineer of de Year”… Tout le gratin de la profession était là: Space Dorian, IA-Belle, Maître Prompt, Warren Genius… Il y avait même une série de V.I.P. d’autres milieux — publicité, cinéma, musique, arts plastiques. Tous ces décibels. Ces visages, ces figures. Ces silhouettes au bord de la piscine ou carrément dans l’eau. Ce déluge d’alcool et de substances au goût non pas d’intelligence, mais de paradis artificiels. Combien de verres de margarita encore?

Je n’arrive plus à recoller tous les morceaux de la soirée. Je me suis soudain retrouvé seul. La villa désertée par mes invités évoquait une scène de guerre ou d’orgie, sans doute un peu des deux. Tout ce dont je me souviens, c’est d’avoir préparé un litre de margarita supplémentaire au blender alors que le jour était sur le point de se lever. Un mélange approximatif, comme le sont la plupart de mes réveils depuis que je vis sur les hauteurs de la vallée; sans doute trop de tequila et de triple sec et pas assez de citron vert. Je me suis installé sur un transat au bord de la piscine. J’ai cherché le sommet du mont Jay où allait être installé le fameux panneau. J’ai bu de longues rasades de margarita à même la carafe du blender pour calmer ma fréquence cardiaque. C’est à ce moment que j’ai décidé de rédiger mon discours avec ChatGPT. Je maîtrise les étapes à suivre pour créer un prompt cinq étoiles: clarté, concision et ton adéquat, la Sainte Trinité pour nourrir le contenu d’un texte généré par l’IA avec une efficacité millimétrée.

Il s’est passé une chose étrange pendant que je rédigeais le prompt de mon discours. Le versant exposé au Nord, que plus personne n’avait vu depuis que la carrière de pierre calcaire l’avait gommé du paysage, était soudain là, de l’autre côté de cette vallée dont l’authenticité était récusée par les géographes. Peut-être bien un des coups de génie d’IA-Belle. Avec des générateurs d’images tels que Midjourney ou DALL-E 2, cette fille-là est capable de faire apparaître un nouveau continent en quelques mots bien pesés. Il m’est paru évident que la vision de ce versant, fantasmée ou pas, devrait porter les phrases clés de mon prompt et donc le contenu mon discours. “Versant nord” était le titre idéal. Il soulignait non seulement notre ancrage indéfectible au flanc de la vallée exposé au sud, et surtout ce grand vide qui se déployait à l’opposé, devant nous, un appel à voir loin, et surtout autrement. Je me suis mis au travail en finissant la margarita. Je voulais innover, casser les codes, dire enfin la vérité sur notre métier, le tout pour l’argent, le tout pour l’ego. Avant de sombrer dans un profond sommeil, j’ai associé quelques mots: “Chère bande de connards”, “inauguration du panneau Prompt Valley”, “gloire éphémère”, “argent sale”, “ego”, “manque de sens”, “mensonge”, “abandon de notre humanité”, “voie du Versant Nord”…

Je suis réveillé par le bruit des grues qui sont en train de dresser les lettres géantes sur le mont Jay. Le spectacle est magnifique. Les initiales en acier sont levées dans le désordre. Pour le moment, seuls le R, le V et un des deux L ont été fixés sur leur socle de béton, ce qui laisse, comme dans un prompt en cours de rédaction, encore tant de possibilités, des consonnes à mettre à la bonne place, une poésie brute pour former du factice grand format. Ce constat s’impose à moi: aucune intelligence artificielle ne pourra jamais créer un tel tableau: ce ballet aérien des machines mêlé à un lever de soleil digne des plus beaux documentaires réalisés avant l’ère de l’intelligence artificielle; ni même ces mots en construction, en manque de sens, par le simple fait de l’avancement modéré d’un chantier dans la douceur matinale. Je mets d’abord cette impression sur le compte de la fatigue et l’abus de margarita, avant d’être peu à peu gagné par le doute. Et si j’avais fait fausse route pendant toutes ces années? Le panneau, l’inauguration, les lingots d’or, l’argent… Où sont passés mes idéaux d’écrivain? Ma prise de conscience arrive probablement trop tard. Il reste à espérer que mon prompt — le moins consensuel de ma carrière — générera le message que je veux faire passer…

Entretemps, le versant nord de la vallée a de nouveau disparu — sacrée IA-Belle! Foutue margarita! Je me rendors pendant plusieurs heures… Mon téléphone se met à vibrer au bord de la piscine: Space Dorian. Je suis en retard. Je regarde le sommet du mont Jay. Toutes les lettres, plus étincelantes les unes que les autres, sont en place: Prompt Valley! Ça grouille de gens au pied du panneau. Il est passé 17 heures et la cérémonie d’inauguration aurait déjà dû commencer. Je demande à Space Dorian de me laisser le temps de prendre une douche et de me changer avant qu’il vienne me chercher avec sa Porsche pour m’emmener au mont Jay.

Une lumière blonde de fin d’après-midi passe entre les vides séparant les lettres du panneau Prompt Valley. Le jeu d’ombres est d’une beauté diffuse. Tous les spectateurs portent des lunettes de soleil pour cacher leurs cernes et les autres stigmates dus aux excès de la Prompt Night. Space Dorian m’aide à monter sur l’estrade. Les applaudissements résonnent dans la vallée incomplète. Je m’approche du micro, je sors mon smartphone de ma veste et entame la lecture du discours:


Mesdames et Messieurs, chers entrepreneurs et innovateurs, chers amis. C’est avec beaucoup d’enthousiasme et d’impatience que je me tiens devant vous aujourd’hui pour inaugurer le panneau Prompt Valley. À l’ère du numérique, nous nous trouvons au carrefour de l’innovation et de l’ambition, là où les rêves se forgent dans le creuset de la technologie et de la ténacité. Prompt Valley représente la convergence d’esprits brillants du monde entier, unis par une vision commune du progrès et de la prospérité. Entre ces murs virtuels, les graines de l’innovation seront semées, nourries et cultivées pour devenir des réalités époustouflantes qui façonneront l’avenir de notre monde. Vous vous demandez peut-être ce qui motive cette entreprise? Ce qui alimente le feu qui brûle au cœur de Prompt Valley? La réponse est simple: la quête du succès et, oui, des bénéfices. Il n’y a pas de honte à admettre qu’en tant qu’entrepreneurs, nous recherchons des récompenses financières pour nos efforts. Car c’est grâce à la promesse de prospérité que nous obtenons les ressources nécessaires pour continuer à repousser les limites du potentiel humain! Reconnaissons que le désir de réussite financière peut coexister avec une véritable passion pour l’innovation et un engagement à rendre le monde meilleur. Ensemble, célébrons nos triomphes! Souvenons-nous que nous ne sommes pas seulement là pour gagner de l’argent, mais pour faire la différence. Merci, et que le voyage dans la Prompt Valley continue!


Une salve d’applaudissements retentit. Je suis pris d’un vertige. Mon prompt assassin a été lissé par ChatGPT. Pas de vagues. Pas d’insultes. Aucune allusion au “Versant Nord”, à l’argent sale, à l’ego, au manque de sens, à l’abandon de notre humanité. Au contraire, seulement de la bien-pensance numérique. Le micro tombe à terre et un son strident manque de percer les tympans des spectateurs. Même les litres de margarita n’ont pas eu raison de mes capacités à rédiger un prompt des plus conventionnels, générant un discours qui l’est encore plus. Je suis prisonnier de l’IA, de cette demi-vallée, de ce monde déshumanisé. Et personne, à cet instant de lucidité de lendemain de la veille, ne se doute que je ne rêve que d’une chose: fuir.

Prompt Valley

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