Rêves brisés
— Nous sommes le dimanche 18 décembre 2022, chers téléspectateurs. La finale de la Coupe du monde, France-Argentine, débutera à 18 h, heure locale, à 16 h, heure de Paris. Notre beau pays, le plus beau pays du monde, a rendez-vous avec l’Histoire, et c’est le pied!
Dans la loge de sa chaîne télévisée, Roger Clerc, la cinquantaine ventripotente et couperosée, la lippe boudeuse et la mèche filasse, rajuste ses lunettes Armani et se fige devant les traits crispés de son consultant Bertrand Lecocq, la trentaine bronzée et athlétique du sportif en mode pause.
— Des nouvelles de nos joueurs? ose l’aîné. Ne me dis pas qu’il y a une blessure de dernière minute?
Le cadet dépose son mobile et se masse la nuque en grimaçant.
— Non, répond-il, mais c’est bizarre. Sabine et Nelson n’ont pas pu interviewer les joueurs à la sortie de leur hôtel, ils ont filé dans leur bus avec la tête des mauvais jours.
— La concentration! glousse Clerc. C’est très bon signe. Ils sont à 150 % focus.
Le journaliste, qui en a vu d’autres en près de trente ans de carrière, tente d’embrasser l’horizon étoilé. Une image extérieure du site s’affiche sur l’écran.
— Pour ceux qui nous rejoindraient, se reprend-il, et qui tomberaient en pâmoison, à raison, devant la splendeur du stade, je vais planter le décor.
Clerc s’empare d’un feuillet, se racle la gorge et entame sa litanie. Le stade de Lusail, où se jouera bientôt le duel du siècle entre Mbappé et Messi, l’avenir et la légende du foot, est situé à 15 km de Doha, la capitale du Qatar. Il a été construit spécialement pour la Coupe du monde, ce qui est le cas de sept des huit stades utilisés par celle-ci, et possède une capacité de 80 000 places. Il a été inauguré le 22 novembre 2021 et aurait coûté 774 millions d’euros. Sa forme extérieure évoque un panier tissé. L’Argentine est-elle avantagée? C’est ici qu’elle a été vaincue par l’Arabie saoudite, l’un des coups de tonnerre du tournoi, mais c’est ici encore qu’elle s’est reprise, face au Mexique, avant d’éliminer les Pays-Bas et la Croatie.
Clerc suspend son débit, Lecoq lui a donné un coup de coude et, d’un geste, l’invite à un off. L’aîné éteint son micro.
— Ils sont arrivés au stade?
— Le bus a quitté la trajectoire prévue, la voiture de Sabine et Nelson l’a perdu de vue.
Lecocq plaisante-t-il? Ce n’est pas son genre, il est un peu raide même, pas le genre à se lâcher entre les journées de travail. Le genre à couper un cheveu en quatre, à monter en épingle des faits insignifiants. Clerc hausse les épaules et retourne à son micro.
— Nous n’allons pas rentrer dans des polémiques qui n’ont rien à voir avec le sport, soupèse-t-il d’une voix plus rauque. Non, si nous nous centrons sur l’aspect sportif ou événementiel, je crois pouvoir affirmer que cette édition a été l’une des plus belles auxquelles j’ai assisté. Avec un accueil et des ambiances formidables, des surprises, des révélations…
Il se tourne pour dialoguer avec son collègue mais celui-ci, fébrile, s’échine à pianoter sur son mobile. Clerc soupire. Lecocq, décidément, n’est pas à sa place. Il est toujours un temps à côté. Un jour, il lui coupe sans cesse la parole, un autre, comme celui-ci, il la joue autiste. Pas facile de feindre la complicité. Mais ils travaillent pour une industrie du paraître, non? Il devrait frapper sur la table, exiger une jeune consultante, sexy de préférence, ça rajeunirait son image. Il repart.
— Et, au final, la finale idéale! Idéale pour le Qatar, avec les deux stars du Paris Saint-Germain face à face, l’assurance de détenir la vedette des champions du monde donc. Idéale pour les amoureux du foot, avec l’idole de la nouvelle génération, Kylian Mbappé, qui symbolise la réussite de l’intégration à la française, et Léo Messi, le plus grand joueur de tous les temps.
Le journaliste insiste. La France pourrait être le premier pays depuis l’Italie des années 30, soit il y a près d’un siècle, à confirmer un titre mondial. Didier Deschamps pourrait égaler Mario Zagalo et accumuler trois titres, un comme joueur et deux comme coach. Messi pourrait balayer toutes les réticences accolées depuis une quinzaine d’années par ses détracteurs et délaver une fois pour toutes l’image de Maradona comme icône absolue de l’Argentine. Le vainqueur, France ou Argentine, qui ont déjà triomphé lors de deux éditions, se rapprochera du podium des plus grandes nations du foot: le Brésil et ses cinq trophées, l’Allemagne et l’Italie, et leurs quatre victoires.
Clerc se réjouit de pouvoir monologuer avec son public, il s’écoute parler et le temps file.
— Il se passe quelque chose! intervient soudain Bertrand Lecocq en brandissant son mobile. Les deux équipes auraient dû être au stade depuis belle lurette et… Elles se sont volatilisées!
Les deux journalistes, réputés les plus bavards de l’Hexagone, restent sans voix, se dévisageant pâles comme des linceuls. Se faufilent dans leurs esprits le Proche-Orient et ses conflits, le Yémen qui n’est pas si loin, Daesch, les attentats, les enlèvements… Que faire? Temporiser, meubler, dire la vérité? Roger Clerc se sent démuni, nu, impuissant.
Son mobile vibre, c’est la direction, Paris, on s’énerve là-bas. Que font-ils? Il marmonne quelques mots, que son interlocuteur n’a pas l’air de saisir ou de vouloir comprendre, il raccroche, se met à lire d’une voix blanche le parcours des deux finalistes. Le mobile de Lecocq résonne à son tour.
— C’est Nelson et Sabine! s’exclame-t-il avant de se concentrer.
— Alors? s’impatiente Roger, qui oublie que des millions de Français l’écoutent. Où sont-ils passés, ces couillons?
— On va rendre l’antenne, Roger, articule Lecocq.
— Pardon?
— La régie va mettre en direct Sabine et Nelson. Ils ont été appelés par un représentant de l’équipe de France. Il a annoncé une conférence de presse. Les deux équipes, nos Français et les Argentins, se sont réunies dans un hôtel.
Le monde entier s’est téléporté, forêt de micros et océan d’écrans, vers un hôtel qatari situé entre les deux bases des finalistes. Et combien sont-ils, un milliard, plusieurs milliards, à scruter les visages de Kylian Mbappé et Léo Messi, plus graves qu’ils n’ont jamais été, derrière une immense table recouverte d’un tapis vert.
— Ce match, entend-on Messi asséner, c’est le rêve d’une carrière et d’une vie. Pour Kylian et pour moi. Pour nos équipiers…
— Nous pouvons tous deux êtres élus meilleur buteur ou meilleur joueur du Mondial, continue Mbappé.
— Tu peux devenir le meilleur joueur du monde, insiste Messi…
— Et toi le meilleur de tous les temps. Maradona ne sera plus rien contre ta régularité au plus haut niveau, tous tes records, tes trophées…
Le Français se tait, ses yeux coulent sur la table, il triture une petite feuille.
— Kylian et moi, souffle Messi, nous ne sommes pas que des joueurs… Nous sommes des humains… Avant tout!
— Des citoyens du monde…
— Il y a quelques jours, des journalistes nous ont contactés tous les deux, révèle l’Argentin en relevant le chef. Ils voulaient nous faire visiter l’envers du décor. Nous devions savoir, voir et ne plus nous contenter de rumeurs, d’allusions…
Les deux joueurs relatent. Leurs atermoiements. L’insistance et les informations distillées par les reporters. La sensation, brusque, qu’il en va d’une dimension plus élevée. Oserait-on dire “de leurs âmes”? Les deux joueurs relatent. Ils se sont vus. Ils sont partis en catimini, comme des espions, des criminels. Ils ont visité différents sites qataris, interdits au public. Des zones cadenassées où des populations asservies d’ouvriers étrangers sont confinées. Les deux joueurs relatent. Et, d’un coup, les vidéos ramenées de leur périple sont projetées. On voit le président de la FIFA, Gianni Infantino, critiquer la critique: “Je suis un immigré, je suis un Qatari, je suis un homosexuel, je suis…” Un sacré hypocrite, disons, qui prétend au Prix Nobel de l’humour. Les images défilent. Les travailleurs des chantiers qataris, des Népalais, des Pakistanais, etc. qui vivent dans des bouges, à peine payés, se lavant quasi au milieu de leurs excréments, visas confisqués, etc. On rappelle les chiffres des décès. Contestés. Incontestables. Les salaires. Les contrats. La différence entre les lois ou avancées stipulées et la réalité glauque du terrain, à mille années-lumière des terrains verts.
— Nous nous sommes tous mis d’accord, déclare Mbappé. Ça n’a pas été facile, vu les enjeux. Mais nous parlons d’une seule voix, désormais, joueurs et staffs.
Ça n’a pas été facile. Kylian songe à ses premiers pas à l’AS Bondy, au nord-est de Paris, vers ses 5 ans. Clairfontaine et l’élite du foot français à 13 ans, le centre de formation de Monaco à 15, la Ligue 1 avant ses 17, son premier triplé en France et son premier but en Ligue des Champions avant ses 19 ans, le titre devant le PSG, qu’il rejoint dans la foulée, le Top 5 du Ballon d’or européen en 2017, le Kopa du “meilleur joueur mondial de moins de 21 ans” en 2018, ses 33 buts en Ligue 1 en 2019, etc. La Ligue des Champions, l’inaccessible étoile. L’équipe de France, qu’il intègre après avoir été champion d’Europe des “moins de 19 ans”. Avec laquelle il remporte la Coupe du monde 2018. Ces derniers jours, il a senti l’exploit à portée: avec ses coéquipiers, le doublé historique; comme joueur, le record de buts cumulés en phases finales. Surtout, son idole, le roi Pelé, est dans la mire. Il espère l’égaler, le dépasser. Ou plutôt…
Ça n’a pas été facile. Léo songe à ses premiers pas du côté de Rosario, en Argentine. Le club de son quartier, dès ses 4 ans, et les doutes du coach, il est si jeune, si petit… mais il reçoit un ballon et se met à dribbler tout le monde. Le déficit d’hormones de croissance détecté vers ses dix ans, le traitement trop coûteux pour ses parents mais pris en charge par un club européen, le FC Barcelone. L’enfer. Durant deux ans. L’éloignement et la perte des repères. Les injections douloureuses. L’impossibilité de jouer: soucis administratifs, fracture du péroné lors de son deuxième match, litige entre clubs. La résurrection. Complète en 2003/2004! Il commence en Juvenil B avant de passer en Juvenil A, quelques matches avec l’équipe C puis la B, le bond en équipe A à 16 ans et 145 jours. Son premier contrat pro, son premier goal en championnat. La pluie de buts, de dribbles, de passes, les titres… Il en est à près de 700 buts en club, à près de 100 en équipe nationale, il a décroché 7 Ballons d’or du meilleur joueur et 6 Souliers d’or du meilleur buteur d’Europe. Il a gagné 10 titres nationaux en Espagne et 1 en France, 4 Ligues des Champions, entre autres. Mais il y a cette lacune. L’équipe nationale. Qui fait mettre en doute sa capacité à se dépasser, à diriger ses équipiers… Pourtant, l’an passé, il a enfin mené l’Argentine à la consécration internationale en Coupe d’Amérique. Au bout de sa longue carrière, alors qu’il a atteint les 35 ans et l’âge de la retraite, le destin lui a envoyé in extremis le coach et les équipiers, le soutien dont Maradona a disposé jadis. D’ailleurs, ils sont en finale. Ou plutôt…
— Nous ne jouerons pas cette finale, articule Messi, plongeant la salle dans un silence sépulcral.
— Nous sacrifions le plus beau moment de notre carrière, lâche Mbappé en haussant la voix, et une immense joie que nous voulions partager avec nos fans, nos peuples. Dont une partie, j’en suis hélas certain, nous en voudra. Nous reniera. Nous crachera au visage. Ou pis encore. Mais nous devons faire savoir au monde qu’il existe des valeurs plus importantes que le sport ou l’argent, la gloire, les titres.
— Nous vivons dans des bulles, enchaîne Messi, nous, les stars du ballon rond, nous devons nous réveiller. Nous sommes mille fois moins utiles que des médecins et des pompiers, qui sauvent des vies, que ces journalistes, qui nous ont ouvert les yeux. Et, de grâce, ne nous voyez pas demain en héros. Nous ne sommes pas des Justes qui risquent leur vie pour…
Un brouhaha interrompt le capitaine argentin. L’assemblée se retourne. Une escouade en armes fend la foule. La police qatarie. Farouche, menaçante. Direction Messi et Mbappé. Des joueurs s’interposent. Il y a un début de bagarre. Les journalistes sont abasourdis. L’un d’entre eux veut écarter un policier, ce dernier se braque, le braque. Un tir, des cris, d’autres tirs. La folie, le chaos cisaillent les écrans et débordent dans les foyers du monde entier, de Pékin à Reykjavik, de Curaçao à Paramaribo, en passant par Boston, Marrakech ou Athènes.
Un grand trou noir et le vide, abyssal.
Je me réveille en sueur. Je suis seul, le réveil doit avoir sonné et je ne l’ai pas entendu. Qu’est-ce qui…? Ah oui, hier… Ce thriller! Le match a débuté, dans une ambiance de folie, un stade acquis aux Argentins. Ceux-ci ont pris le contrôle, dominé et mené 2 buts à 0. Un festival de Messi. La résurrection de Di Maria sur son aile gauche et un flanc droit français, Kounde/Dembele, qui explose sous la pression. L’Albicéleste déroule. Le rêve. Enfin, pour le peuple argentin et les supporters de Messi, comme moi. Puis, quand tout semble plié, le penalty stupide et le but de Mbappé, qui n’en avait pas touché une jusque-là. Puis le cauchemar. La France, d’un coup, se remobilise, ça court, ça dribble, ça tire. Et l’Argentine est tétanisée, en perte d’oxygène. L’égalisation. In extremis! Par Mbappé encore, qui devient le héros d’un match où il a été placé sous l’éteignoir, ridiculisé par la comparaison avec Messi. Puis les prolongations, des buts encore. Messi et Mbappé! Le thriller! Majuscule! On va parler de la plus grande finale de tous les temps. Puis…
Le bonheur ou l’horreur? À quel moment de la nuit ont reflué tous mes doutes d’avant la Coupe du monde? Et mes résolutions? Boycotter la compétition, s’extraire du cirque nauséabond, donner sens à tout ce que l’orgie télévisuelle a précipité dans les oubliettes. Les doutes, les résolutions lettres mortes et les remords. Panurge au milieu du troupeau, j’ai fini par céder, être emporté, oublier, négliger. Je ne sais plus où j’en suis, qui je suis. Ai-je droit à la joie ou suis-je pareil à la vache face au train? À ces villageois polonais, dans le film de Lanzmann, qui continuent leurs petits travaux agricoles sans un regard pour Auschwitz et ses fumées?
Messi a gagné la Coupe du monde, et je suis infiniment heureux. L’humanité a perdu cette Coupe du monde, et je cours vomir dans les toilettes.