Retour de flamme
Tout a trouvé un sens, inopinément. Aux médias qui m’interrogent, avides, je ne dis rien de tel, cela ne peut se dire, ni vraiment se concevoir. À moins, bien sûr, de parler d’un plan divin. Si Dieu tout-puissant est impliqué, ça va toujours, surtout ici, aux États-Unis. Bien que ce dieu de l’inévitabilité, je l’aie aussi vu à l’œuvre en Afghanistan et en Irak. Bien pratique, il prend peu de place dans les bagages et sert abondamment. Si je dis que Dieu m’a guidé ce 19 novembre 2022, les journalistes ânonneront tous un Hallelujah de circonstance. Sauf bien sûr ceux qui pensent que Dieu était du côté du tueur.
Je commence enfin à oublier mes quatre tours, trois en Irak et un en Afghanistan. Il aura fallu que cet autre événement vienne se superposer aux couches de mes souvenirs de guerre, trop intacts. Dès que ma mémoire se floute, je pense être victorieux de mon stress post-traumatique. Mon cerveau prend simplement le temps de faire la mise au point. L’acuité du souvenir revient, de nouveaux détails s’y ajoutent. Je me réveille en hurlant.
Mes réflexes intacts, ce soir-là, n’ont trompé personne, surtout pas moi. Ils m’ont même rassuré : je suis encore capable de faire le taf. Même à moitié timbré, rongé par une violence contre laquelle je lutte trop souvent, par des décompressions et des réminiscences qui ont tant fait peur à mes enfants. Je suis toujours ce soldat sur le qui-vive. Je suis encore dans ce là-bas qui n’a ni nom ni paysage, seulement une qualité, celle de l’aguet.
Combien de secondes m’a-t-il fallu pour reconnaître un semi-automatique à l’œuvre ? Deux, peut-être trois. Je n’ai pas eu besoin d’écouter, pas eu besoin de réfléchir. Il y a eu la conscience que ce bruit était celui d’un fusil, que l’Ennemi était bien trop proche. Des gestes mécaniques, experts, qu’aucune intelligence artificielle ne pourra accomplir mieux que moi : se propulser à terre, prendre mon voisin dans ma chute. En deux ou trois secondes, l’Ennemi avait déjà eu le temps de tirer quatre fois minimum. Les semi-automatiques, ça se recharge tout seul. Le temps de crisper le doigt sur la gâchette détermine la fréquence à laquelle les balles partent. Avec un homme déterminé, même inexpérimenté, trois fois en deux secondes.
Je n’étais plus dans ce club gay où je mettais les pieds pour la première fois. Je n’étais plus en train de rire avec ma femme en commandant des pintes de notre bière pour tout le monde. Ma fille et son petit ami étaient si fiers de m’emmener voir le numéro de leur ami de lycée, Stan, drag queen émérite, nouvelle gloire du Club Q où il se produisait un samedi par mois depuis le début de l’année. Une consécration. Je me sentais plein d’une ouverture d’esprit qui me changeait des silences coupables de l’armée et de son don’t ask don’t tell auquel j’avais été biberonné. Au moins, avec ma femme, n’avions-nous pas inculqué ce mépris de l’autre à notre fille. Les latinos, toujours vaguement suspects de transhumance illégale, nous faisons partie de ce grand tas d’autres. Il y avait toujours bien un redneck dans nos unités pour penser que je rachetais mon arrivée sur le territoire sacré des États-Unis d’Amérique en servant sa glorieuse armée.
Nous avions une raison supplémentaire de faire la fête : Linda, ma fille, avait négocié avec le club pour que notre bière soit à la carte – et au fût, évidemment ! Notre slogan décorait désormais une partie du bar : diversity, it’s on tap. Et nous offrions le premier fût, notre lager allait bientôt couler à flots. Dereck, le barman, venait de nous faire une démonstration de son talent pour les beaux cols, à l’allemande, là où nous avions appris notre savoir-faire.
J’y ai été stationné deux ans. L’art de la fermentation nous a sauvés du divorce. Marlene s’est entichée d’une micro-brasserie du quartier et y a suivi des cours. C’est devenu un projet commun. Après l’Allemagne, plus de tours, une retraite de l’armée, une carrière de zythologue. Je cesserais de fermenter mes blessures psychiques, elles n’éclateraient plus en gros bouillons chargés de souffre.
Je suis revenu aux States mais resté dans cet endroit connu des seuls post-traumas de guerre. Marlene avait les yeux emplis de lianes de houblon, les miens avaient encore la couleur des déserts rocheux et des tenues de camouflage. Certains font trois tours et s’en sortent comme des fleurs, ils traversent la guerre comme d’autres un passage pour piéton : ils font attention, sans plus. Pour nous, les post-traumas, c’est un peu comme si traverser la rue requérait une vigilance intense, comme si l’impossibilité de regarder des deux côtés de la route en même temps nous était forcément fatale. Il nous fallait accroître notre attention au-delà d’une rue, de quelques voitures : le quartier était convoqué et chaque forme devenait une cible mouvante.
J’en ai plusieurs, d’AR-15, chez moi, mêmes fusils que celui que ce type a utilisé pour dézinguer cinq innocents. Leur vision, leur contact me rassurent. Je m’entraine au club, ça me calme. Ça débite bien, mais rien à voir avec les M16, les automatiques complets, dont je garde une certaine nostalgie. Ceux-là, c’est pas pour rien que ça s’appelle des machines de guerre : ça vous distille le tac-tac-tac au-delà du tympan. Pour l’anticiper et s’en sortir, si on est dans la lunette de tir, faut être sacrément balèze. En vérité, faut avoir beaucoup de chance. Avec les AR-15, l’issue est plus ouverte : sans rafale, la régularité du tir dépend du tireur.
Ça s’entendait que le mec s’était entraîné, mais ce n’était pas un militaire, juste un de ses fous d’armes à feu comme la NRA en chie treize à la douzaine, des fous qui construisent des cathédrales de haine avec leur fusil-deuxième-amendement en bandoulière, jusqu’à descendre faire un raid vers quiconque ne leur ressemble pas.
Je suis dans ces limbes de bruit et de fureur, où l’adrénaline déforme le temps et l’espace pour créer une poche de réflexes déferlants. Des questions sont résolues avant d’avoir eu le temps d’être posées : d’où vient l’Ennemi, combien il est, quel équipement, quelle trajectoire.
Rien de plus facile, ici. Un seul homme, blindé comme un char d’assaut avec son body armour. Une arme visible, son fameux semi-automatique. Une stratégie : buter un max de monde. Une trajectoire : la porte vers la salle de spectacle.
On s’entraîne, on s’entraîne des années et des années. On a déjà beaucoup glosé sur l’attente des soldats, l’attente qui délimite leurs horizons et quadrille les jours, mois et années. Nous tuons le temps plus que l’Ennemi. Pour un éclair qui fend l’air d’un sifflement de grenade, des semaines à s’ankyloser les yeux à regarder un désert immobile. L’attente est la meilleure des techniques. Tout reste possible, rien n’est établi, les routines peuvent s’effondrer, les camarades se faire déchiqueter devant vous. Une fraction de seconde suffit à vous rétablir dans l’ordre de la guerre et sa discipline. Toute l’attente ne sert qu’à resserrer cette fraction de seconde au maximum. Vous n’êtes jamais unifié : la partie de vous qui joue aux cartes avec Samy, Michael et Fernando est soumise à l’Autre, celle qui guette et court en zig-zag, celle qui se jette au sol, entrainant le voisin, qui rampe, désarme et tue.
Plus nous avons emmagasiné l’injonction de l’affût et du guet, de la dissociation entre nos actes et nos corps, plus nous revenons esquintés. Les autres sont morts ou chanceux. Nous traînons cette injonction à domicile, réactivée à chaque cauchemar, au moindre tintement qui rappelle la chaînette en or d’un traducteur traître qui s’est kamikazé dans le campement. On nous somme d’oublier l’attente et de détruire nos réflexes de survie. Tout ne sera plus que la vie suivant son cours, nous assure-t-on. À laquelle il nous est donné de simplement sourire. Comme si c’était possible. Personne ne comprend que nous ne quitterons jamais l’attente et que la violence nous manque insidieusement. De retour, nous pensons encore servir, nous voudrions prendre n’importe quel prétexte pour le prouver. Mais les incidents sur les parkings de supermarché, au pub et à l’Église ne rendent pas gloire à notre vigilance, ils suscitent la pitié de ceux qui ne sont jamais partis. Qui sont un, qui vivent leur vie suivant son cours.
J’ai coursé le molosse, il fallait le rattraper avant qu’il ne pousse la porte vers la salle de spectacle. Là, le vrai carnage aurait commencé. Il avait plusieurs chargeurs de trente cartouches, il aurait tiré cent vingt fois en moins de 2 minutes, même à l’aveugle pas besoin d’imagination pour visualiser l’hécatombe. J’ai grimpé sur son dos cuirassé, l’ai poussé à terre. Il avait une arme de poing dont je me suis saisi. Avec, j’ai cogné, cogné, cogné, au seul endroit non-protégé, son visage. Je l’aurais tué. Je voulais le tuer. Je hurlais en même temps des ordres, je ne sais pas si on m’entendait, la panique avait pris le dessus, j’étais le seul lucide, d’une lucidité de mort. Stan m’a aidé avec quelques coups de talon haut bien sentis. À son arrivée, la police m’a embarqué. J’étais couvert de sang. Je ressemblais à un coupable. Je m’en foutais ; l’Ennemi était hors d’état de nuire.
Si j’avais su que ma vie ferait sens à nouveau, loin des projets brassicoles, ce soir du 19 novembre 2022, je n’aurais peut-être pas réveillé, au moins deux nuits par semaine, toute la maisonnée par mes cris nocturnes. Je n’aurais peut-être pas frappé Marlene, cette triste fois où j’ai presque perdu les pédales, persuadé qu’elle était une Pachtoune qui avait caché une ceinture d’explosifs sous sa robe de nuit.
Soyons honnêtes, ça n’aurait rien changé. Je n’ai jamais cessé d’attendre cette nuit de novembre 2022, et elle ne me guérira pas plus que les autres. C’est mon devoir et ma malédiction. Ce qui s’efface est recouvert. Ce qui recouvre viendra me hanter. Mon beau-fils, Raymond, fauché. Deux barmen, Derek et Daniel, fauchés. Une Kelly, une Ashley, fauchées. Mes compagnons d’infortune, impréparés et malchanceux. Ou que Dieu a rappelés. Comme vous voulez. Morts au combat, au champ d’honneur des guerres d’opinion, celles qui forment les vrais charniers.