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Rien ne vaut le cuir

Christian est un quinquagénaire albinos de très haute taille, non-fumeur, visage farineux, bras puissamment musclés, que j’ai connu sur une plage où, étant les seuls à ne pas prendre le soleil, allongés dans la trentaine de mètres carrés d’ombre obtenue grâce à la cabane des surveillants de baignades, nous avions échangé quelques mots. Fuir le soleil sur la côte de Provence est une gageure. En plus d’une passion partagée pour le sport en salle, nous pratiquions le rejet de la bronzette pommadée. Nous restions en bord de mer le temps nécessaire pour nager puis, adieu le sable chaud! Nous découvrîmes notre commune vénération pour “Cross Fit”, “Gym douce”, “Club de Forme” et ce fut le coup de foudre au lit. Je suis une femme de haute taille. J’étais décidée à ne plus jamais m’embarrasser d’un compagnon plus petit. Nous nous rencontrions aussi sur le plan vestimentaire. J’adore, en toute occasion, me fringuer d’un justaucorps, un legging, un shorty, un maillot de gymnastique tandis que Christian aime à se pavaner, toujours à l’abri du soleil, en sokol, léotard, pantalon militaire. Quant au reste, l’ami travaille comme gestionnaire en région lilloise d’où il revient chaque vendredi soir tandis que, sexagénaire en fin de carrière, je bricole dans une galerie commerciale à la tête d’un magasin de chaussures sport qui ferme le samedi. Cet horaire nous permet de passer tous nos weekends ensemble et de nous habituer l’un à l’autre.

Nous nous sommes rendus à Marignane, le Zaventem des Marseillais où de nombreuses maisonnettes de style “Castor” abritent des retraités de professions aéroportuaires. Dans son bureau qui avait tout du souk d’un bouquiniste dépassé par sa marchandise, au milieu d’une demi-douzaine de piles de livres retenant le plafond, mon père bataillait avec son ordinateur. Le territoire restant du pavillon, épargné par les bouquins — cuisine, sanitaires, living, douche, chambre à coucher —, semblait célébrer l’existence d’un autre monde que celui de l’imprimé. Monika, seconde épouse de mon “vieux”, veillait à l’extrême propreté de cette partie de la baraque. Elle menait là une guerre implacable contre la moindre bactérie qui aurait pu atteindre son homme et cela sentait le chlore.

J’ai eu l’impression, quand il nous a vus, que mon daron, s’appuyant sur sa canne, s’arrachait, fou de joie de son transat. Aux trois quarts debout, nous regardant comme si nous étions transparents, il se présenta à Christian en grognant:

— Enchanté, jeune homme. Moi, c’est Moïse! Que faites-vous dans la vie?

— Je travaille dans le Nord, chez Lissac, l’opticien, lança mon Jules sur un ton jovial.

— Les “Frères Lissac” ont été des salopards en 40-45! répondit mon père.

— Mais non! fit Christian, à deux doigts de prendre la fuite.

— Je vous dis que si! répéta mon paternel.

Et comme soudainement dominé par un cauchemar, il s’affaissa dans sa chaise longue, torturant d’une main les boutons de la veste de pyjama portée en plein jour, caressant de l’autre sa barbiche à la Trotski, sa moustache à la Staline, sa calvitie à la Travolta. Il tripota aussi les branches de ses grosses lunettes qui rappelaient celles d’Ernest Mandel. Puis, Moïse Issacovski, mon père, fils d’un Kharbinois devenu tanneur à Liège, Soignies, Nismes, Meulebeke, Tournai, Herve, Forest, Ingelmunster, Verviers, nous confia à voix douce l’un de ses souvenirs d’enfance.

— Au ciné l’Alhambra en 1942, mon père, ton grand-père Isaac, nous avait amenés visionner Simplet avec les grands acteurs Andrex, Fernandel. Je vois encore le “flash” promotionnel de Lissac diffusé à la fin de la projection et à l’entracte, avant après les Actualités. J’avais huit ans. Cette luxueuse monture de lunettes qui semblait trépigner de joie sur l’écran m’avait, plus que le film, fasciné. Myope non appareillé, j’avais lu relu le libellé de l’annonce: “Bien voir, c’est obligatoire! Lissac deux ‘s ’ n’est pas Isaac! C’est une maison française!” J’avais demandé à mon père Isaac, dont le passeport Nansen était au nom de Jacques Issacovski, le sens de cette pub. Nous aussi, nous avions deux “s ” à Issacovski, et pourtant nous n’étions pas français… Et nos deux “s ” ne nous empêchaient pas d’être mal vus de certains, non? Nous étions en 1942. La zone nono venait d’être rattachée à la France occupée. Mes parents étaient restés silencieux. Boudeurs, nous étions rentrés au 55 rue de la Sainte-Chapelle, où d’héroïques Stéphanois, les Champetier, avaient pris le risque de nous héberger avec toute la discrétion indispensable. Cela dura jusqu’à la fin de l’Offensive von Runstedt. Mes parents ne pratiquaient pas, se déclaraient émigrés des pays baltes, jouaient aux réfugiés non juifs. Nous avions réussi à survivre malgré que Jacques-Isaac, dénoncé, se trouve deux fois embarqué en pleine rue, trahi “par son nez”, diront les flics. Quand nous sommes revenus en Belgique, nous avons repris nos prénoms véritables: Isaac, Moïse. Mais les deux “s” de “Lissac pas Isaac” me restaient sur l’estomac. Voici dix ans, j’ai lancé une recherche sur Internet. Google a confirmé ce “détail” de l’Histoire. Essayez! conclut mon père, en pointant du doigt le luxueux smartphone couleur ébène que mon homme, écoutant bouche ouverte, palpait machinalement.

Après avoir pas mal cliqué tandis que mon paternel se traînait à la cuisine pour préparer le café, mon mec parvint à lire sur un site traitant de Paris sous l’Occupation une brève publicitaire diffusée dans la presse imprimée, dès août 1940:


“Insinuation grotesque qui vise à discréditer dans l’esprit de quelques Français mal informés, la plus importante et la plus moderne maison vraiment française d’optique médicale, les Frères Lissac. Seuls, des gens malintentionnés peuvent persister maintenant à répéter qu’ils sont israélites. NON LISSAC N’EST PAS ISAAC.”


Christian savoura un commentaire signé par une certaine Bea, le 26 avril 2004:


“En 1942, Lissac faisait sa publicité dans le métro parisien sur les grandes affiches en lettres énormes: ‘Lissac’ et en dessous ‘N’est pas Isaac’. Lissac était collabo et antisémite. Qu’en est-il aujourd’hui?” Cette interrogation était répétée, après Bea, par Marcel Senderowicz, le 4 octobre 2010.


Avec étonnement, Christian découvrit que ces deux interventions étaient suivies de la phrase que je pus lire au-dessus de son épaule: “L’utilisation des commentaires est désactivée pour cette note”.

— Censuré! fis-je.

Poussant une desserte sur roues, mon père revenait avec les tasses, la cafetière, le sucre, les petits-beurre “Lu” que j’adorais.

— Alors, Christian, je n’ai pas tort? dit mon vieux.

Son épouse apparut à ce moment, venant de la zone industrielle où elle travaillait. Monika avait mon âge. Petite, souriante, cette fausse blonde allait vêtue d’un pantalon bleu ciel à taille basse, le corsage court, couleur auburn. Elle avait le nombril qui prenait l’air, fortement bronzé. Ils étaient mariés depuis quarante ans. Je la connaissais peu. Elle besognait dans une boîte de transit routier dont elle assurait la permanence informatique des samedis. Je ne m’attendais pas à la rencontrer, car sa prestation hebdomadaire se tenait, m’avait-on répété, dans une tranche horaire entre 7 heures et minuit. Les présentations terminées, Christian promit d’interroger un quidam en charge des relations publiques à Lille. Monika fit des crêpes. Lentement, la conversation s’orienta vers ce que mon paternel appelait — il avait perdu le ton doux de sa voix — la “connerie de la YA”, l’Intelligence Artificielle, l’I.A.


Il était probable que l’affaire des “Frères Lissac pas Isaac” serait supprimée des vérités historiques diffusées par Internet. Dans dix ans, le dernier communiqué difficilement extirpé du web par Christian ne sera plus là. Les témoins comme mon père non plus. Moïse était à deux doigts de la crise de rage.

— “Rien ne vaut le cuir!” a été le slogan de la tannerie du temps où cette industrie florissait en Europe, grommela mon père. De nos jours, ce serait plutôt “Rien ne vaut l’Intelligence naturelle!” qui devrait être le cri de guerre de tout citoyen attaché, ce n’est pas rien, à la mémoire historique! Si avant la mainmise de l’I.A, il était déjà possible sur Internet de censurer un pan de la vérité comme l’affaire Lissac, on peut s’imaginer que l’I.A. rendra possible absolument toute perversion de nos intellects…

Gentiment, Monika, informaticienne professionnelle, lui reprocha d’être jour et nuit plongé dans le passé.

— C’est le passé qui nous poursuit! fit-il, évoquant les avancées de néonazis en Allemagne, Hongrie, Pologne, Inde, Russie, Ukraine sans omettre les héritiers du Franquisme en Espagne, Italie, France, Israël.

La conversation évolua lourdement vers les lieux communs ingurgités par tous sur le thème de la fâcheuse “Ya”, l’I.A. Chaque commensal exagérait par nervosité la dose de Nutella plaquée sur sa crêpe. Bientôt, il n’y eut plus une seule crêpe. La femme de mon père repartit en cuisine pour revenir avec une nouvelle fournée de ses “blinis”, recette sibérienne précisa l’amphitryonne. L’enfonçage de portes ouvertes sur la “Ya” domina la réunion. Il fut évoqué que “la Loi doit s’adapter”, nous avons compati et évoqué “l’inquiétude de l’industrie du doublage”, de ces “nombreux métiers qui vont disparaître”, et frémi à l’idée que “Tomber amoureux d’un robot sera bientôt possible.”

Moïse clama que, voici soixante-cinq ans, il était tombé amoureux de ta mère, femme à l’époque franchement belle qui, avec une grande dextérité, l’avait en deux jours dompté, séduit, conduit au mariage. À l’époque, il n’avait pas compris qu’en vérité, ma maman était un robot. Elle voulait six gosses en six ans, dix gosses en dix ans. Au troisième, Moïse s’était enfui. Ma mère continuera, en bon robot, à procréer sans se soucier de l’identité des géniteurs, souffla mon père. Cela ne nous fit pas rire. Je lui dis, soutenue par Monika, qu’il proférait une inacceptable muflerie, illustrant ce qu’avait été le divorce de mes parents, finale d’une union contre nature d’une jeune beauté papiste fascisante vieille Espagne avec un stupide minot Juif relaps, trotskisant, qui courut vers ce mariage avec autant d’insouciance que s’il s’était agi de jouer aux fléchettes. Mais c’était là une autre histoire. Je fis signe à Christian que nous devions partir. Moment où arriva le mail de son collègue, lequel arguait que des concurrents auraient, fin des années 1930, profitant du souffle anti-juif persistant, lancé la rumeur que les Lissac étaient israélites. L’opticien aurait souffert d’une baisse de son chiffre d’affaires. Les publicités remarquées par mon père, enfant en 1942, n’étaient qu’un démenti devenu indispensable.

— Trop facile! ai-je commenté. Des entreprises obligées de prouver qu’elles n’étaient pas aux mains de Juifs, il y en a eu des dizaines de milliers en France dès les premières lois pétainistes. Seule Lissac réagira sans discontinuer, publiquement, au moins jusqu’à fin 1942, par une invasion d’affiches et de “flash” dans les cinés. Diffuser en grand cette pub nauséabonde, heurter la population juive, indisposer des millions de Français profondément antiracistes, lécher les bottes de Pétain, cela devait procurer un énorme bonheur aux Lissac…

Mon Jules se tut et se leva pour prendre congé. Mon père à ce moment quitta son transat. Il nous prit, Monika et moi par les bras, nous entraînant dans le living. Il nous installa chacune dans un des deux fauteuils Conforama. Lui-même resta en équilibre instable sur l’accoudoir du sofa Rêvacuir. Il déclara qu’à quatre-vingts-neuf balais, il fallait prévoir l’une ou l’autre mesure et il voulait que ce soit simplissime.

— J’ai souscrit une assurance “Obsèques”, dont la bénéficiaire est Monika. Assez pour procéder à une crémation. Pas de réunion de famille, pas de repas, pas de “show”. Vous leur expédiez le corps, sans vous déplacer. Affaire terminée. Ciao! Bonne continuation à tous à toutes. Pas question de respecter je ne sais quel folklore exigeant qu’un Juif, jamais, au nom du respect dû aux morts des crématoires, disent-ils, n’aboutisse de nos jours en crémation. Je n’adhère pas à cela. Faites comme je vous dis. Merci. Bonne soirée. Merci de ta visite, Ginette. À la prochaine…

Je conduisis la voiture au retour. J’informai mon compagnon de cette conversation quand mon ami fut interpellé par un message arrivant sur l’écran de son portable et qu’il lut à voix haute.

Shared Chat. Model Default. Salut! Comment puis-je vous aider aujourd’hui?”

— Tiens? Je fais un essai… murmura Christian.

Agile en manipulations électroniques, provocateur expérimenté, il me lut la question qu’il posait à la “Ya”.

— J’ai besoin de la marche à suivre pour enterrer un hérétique juif selon la tradition juive, bien que l’intéressé ordonne, une fois décédé, qu’on l’expédie sans cérémonie à un service de crémation.

La réponse fusa, à une vitesse qui nous laissa ébahis.

— Les émotions du narrateur en manipulant son destin oscillent entre la rébellion et la mélancolie. Le personnage doit faire face à un choix crucial. Il est déterminé à ne pas laisser l’I.A. être impliquée dans sa mémoire. Il est persuadé de toute manière que “Rien ne vaut le Cuir”.

Rien ne vaut le cuir

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