Sidération
Elle aimerait pouvoir en faire un exposé rationnel, en donner un récit chirurgical, de l’état initial à la situation finale. Ça serait simple si tout pouvait s’expliquer, et qu’on pouvait trancher. Un début. Une fin. Minute par minute, décrypter et tout comprendre. Mais non.
C’est assez rare aussi. Là, dans ce cas précis, dire “je” n’est pas possible. L’intermède du faux est nécessaire. Il faut un omniscient à cette histoire.
— Tu es consciente d’utiliser un paravent? Les mots qui figent, la fiction qui plaque une vérité et un seul regard sur le flou d’un instant de vie? Mentir… Tu joues avec un masque.
— Je sais. Manque de courage, ou pudeur… Malgré tout. Puis il y a cette colle du factice qui englue les mots comme une boue lorsque je dis “je”. “Je” prends trop de place. Alors qu’ici, peut-être dans le fond, il s’est s’effacé. Peut-être que je lui en veux pour ça. Ou que je veux qu’il reprenne sa place autrement, qu’il fasse son pas de côté. Mais je n’arrive pas à dire “je” quand même…
— Puis ton regard est partiel et partial. Pourquoi écrire alors?
— J’aimerais comprendre, creuser… Même si je sais, je n’accède qu’aux pointillés. Mais je m’en veux de ne pas avoir fait plus. Je m’en veux tellement à chaque fois que j’y repense. Cette passivité… Presque une acceptation.
— Ça te dégoute?
— Un peu. Pas tout à fait. Je me dis que ça fait partie de moi, de mon histoire. Peut-être même pas de la mienne propre, mais de celle des femmes qui m’ont précédée… Je ne sais pas ce qu’elles ont vécu, mais le fil de ma vie, leurs pulsions, leurs désirs… Quelque chose d’intime nous lie et je suis solidaire de tout. Les victoires, les émancipations, les défaites. Ça, c’est clairement une défaite. Mais j’aimerais, vraiment, me relever. C’est difficile. Ma raison sait. L’intime, l’inconscient, lui, porte le poids de cette déconnexion, ce réflexe primitif…
— Tu aimerais que ça n’ait pas existé?
— Je ne sais pas vraiment. Chacun son histoire et son intimité imparfaite aussi. Du moins, ça fait partie de mon histoire. Ça a existé. Mais c’est toujours aussi étrange, déroutant et inconfortable, cette intimité bancale et cette incompréhension profonde. Et un mélange de faiblesse, de honte et de culpabilité. Je déteste ressentir ça. Ce n’est pas moi. Moi vivante, moi qui existe, à l’égal de tous les êtres humains, et à l’égal des hommes.
De l’extérieur, la scène est simple. L’histoire ne fera que quelques lignes. Elle a tout à fait oublié les détails. Ont-ils la moindre importance? Ce qu’elle a gardé, c’est le goût amer et diffus des sensations et la vague rance de la honte.
Une chambre. Un lit. Chez lui. Une énorme bibliothèque, ça elle n’a pas pu l’oublier. Un homme et elle. Elle ne se rappelle plus des titres des livres méticuleusement triés, mais elle a toujours eu cette curieuse ivresse dans les librairies et les bibliothèques. Trop d’univers à explorer pour ne pas s’y perdre et puis cette impression d’être délicatement enveloppée dans la ouate des mots accumulés. Mais pas protégée ici. C’était sa bibliothèque, à lui, sans partage.
L’avait-elle rencontré avant? Non… Était-ce vraiment une rencontre? Avait-il jamais eu l’envie de la rencontrer, elle? Non. Et alors? Ça n’aurait peut-être rien changé.
Et puis les draps défaits. Mais elle savait déjà. Elle avait déjà tout imaginé, tout contrôlé.
— Ce qui t’interroge, encore aujourd’hui, c’est la trace laissée. Pour toi. Pour lui.
— C’est que pour lui, ça n’est presque rien. Un petit contretemps dans sa sexualité. Une virgule. Mais pour moi… C’est là que je vois la différence entre moi et les hommes. Cette inconséquence quelquefois et cette façon de ne percevoir que leur plaisir. Réducteur sans doute. Not all men… Et peut-être que justement, l’incommunicabilité des êtres justifie l’impossible accès au plaisir de l’autre. Mais quand même… Peut-être qu’ils sont trop crédules. Ils ne voient jamais la brèche ouverte des failles, de la fragilité. Ils ne voient pas leur propre violence normalisée, une agressivité virile de prédateur devant sa proie, qui prend, possède puis jette. Et la peur, une peur souvent injustifiée mais qui s’installe en moi, très souvent, même quand je ne veux pas.
Il y a l’instant où tout est normal. Et le temps d’après où quelque chose se brise. Et ce n’est plus un homme et une femme alors. C’est un homme tout seul, avec tout son poids et toute sa force. Et une femme bloquée, entre ses cuisses. Quelques secondes. Et tout vrille.
— Tu n’as rien vu venir. Tout est devenu gris, trop sérieux.
Alors, sans jamais y penser vraiment, elle n’avait pas su. C’était comme si prononcer le mot “non” était au-delà de ses forces. Il n’y avait que le silence et ces corps qu’elle regardait de plus en plus loin, comme si elle était absente. La déconnexion était radicale. Elle était juste absente et très loin. Ça n’était presque pas douloureux.
— Oui… c’est le moment où je n’ai plus su. Quoi dire? Quoi faire?
— Normalement, c’est le moment du refus. Tu le sais? C’est le moment où tu as le droit de dire “non” si tu n’as pas envie… de crier NON, de le hurler, de le chuchoter, de râler, d’expulser, de fuir, d’éclater. Simplement de te protéger.
— C’est le moment où j’ai oublié ma propre valeur, et où j’ai été assez forte pour ne plus rien ressentir. Rien. Attendre que ça passe.
— C’est parce que tu ne parviens pas à être un sujet. Pourtant, tout est visible. Ton absence d’envie: il se voit, il se ressent. C’est un moment où tu vois tout, mais tu ne ressens rien.
— Je contrôle tout. Je maîtrise tout: c’est mon unique force. Et c’est comme si malgré le fait que j’ai renoncé à dire, par lâcheté ou par faiblesse, j’arrive encore à me protéger. Paradoxalement. Mon corps est bloqué. Il peut le prendre, le voler, mais il n’obtiendra rien. Je ne suis plus rien. Rien n’est grave.
— Mais as-tu vraiment voulu ça?
— Oh non, je ne l’ai pas voulu. Je changerais bien l’histoire pour être la femme que je suis. Celle qui s’exprime, raisonne et met des mots sur ses émotions et ses envies. Mais là, à cet instant-là, impossible.
Lui a continué. Peut-être a-t-il fait semblant. Elle préfère se dire qu’il a fait semblant. Ça signifierait qu’il n’a pas tout à fait été aveugle. Mais pour arrêter ce chaos, non, il n’a rien fait.
— Tu lui en veux pour son aveuglement, n’est-ce pas? Mais c’est encore une façon de te dédouaner du tien. Tu aurais pu dire non. Tu aurais dû. À plein de moments. Tu aurais pu réagir. Tu en avais le droit. De t’estimer suffisamment. De te donner cette valeur-là et cette liberté. Tu le sais trop bien.
— Je sais. Mais encore aujourd’hui, je ne peux pas. Je n’ai pas appris. C’est difficile.
— Voici ce qu’en dit le dictionnaire. “Sidération: anéantissement soudain des fonctions vitales, avec état de mort apparente, sous l’effet d’un violent choc émotionnel”. Sidération. Le mot est celui des victimes.
— Pour ça que je ne l’aime pas. Je refuse d’apposer les mots de “victime” ou de “coupable” sur ça. La loi juge. Moi, je veux juste avancer. J’aimerais pouvoir refuser d’appartenir à un camp ou à un autre, refuser cette définition tout à fait. Factuellement pourtant, le miroir m’est tendu. Mais je déteste obstinément cette “mort apparente”. Pourtant, étais-je tout à fait vivante? Cachée. Là où personne ne pourra jamais m’atteindre. Sid-errée… en errance ailleurs.
Elle était repartie comme elle était venue, avait quitté cet appartement où au fond elle n’était pas la bienvenue et elle n’avait pas de place, avec une sensation de vide et un soulagement nauséeux, comme si tout allait bien, que rien ne s’était passé. Après tout, elle n’avait rien senti réellement… Au fond, elle était devenue tout à fait le regard extérieur qui se posait sur elle, et elle s’en protégeait ainsi. Voilà, c’était fini. Ça ne serait qu’une rencontre sans après. Presque sans douleur.
Les larmes et les mots étaient venus après. Trop tard.