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Suite en ré

Certains oiseaux renversent les pots en plastique à la recherche de petits vers et insectes, privilégiez des pots lourds et solides qu’ils ne pourront pas faire basculer! Merci d’utiliser des produits naturels pour l’entretien des monuments. Entretenez les bacs et les jardinières. Coupez la végétation spontanée. Évacuez les fleurs fanées.

Ces directives, encadrées à l’entrée du domaine, paraissaient sans concessions. Il n’empêche, le soleil, une des toutes premières fois de l’année, éclairait les longues et larges pelouses piquées de narcisses à fleurs blanches, à six pétales et au cœur orangé. Un alignement de cyprès prolongeait cet ensemble reproduit à l’identique sur les huit autres et immenses parterres. À l’identique? Presque, car des haies admirablement taillées, des bouleaux et des robiniers, émergeaient çà et là, qui apportaient de la variété à cette heureuse, mais un peu stricte proportion d’éléments. Et là-bas, très éloignés, on apercevait deux tilleuls argentés.

Ce furent Marcelin et une de ses connaissances, un homme petit, un peu rond, au regard très éveillé, qui me rejoignirent les premiers, engagés tous les deux dans une conversation à voix basse sur la rénovation d’une maisonnette. Ils me dirent bonjour et la discussion reprit là où ils l’avaient laissée.

— En fait, tout est pratiquement à refaire. La plomberie et l’électricité ne sont plus aux normes, l’isolation rudimentaire, et le plancher a pris l’eau. Rénover un intérieur sans se ruiner, j’en fais mon affaire.

Le petit homme rond retourna ses mains pour montrer qu’elles étaient celles d’un rude travailleur.

— C’est de l’ouvrage, du labeur, de la besogne, j’en sais quelque chose, poursuivit Marcelin. Depuis que j’ai entrepris les travaux chez ma mère, je casse des cloisons au burin, je démolis des murs, même porteurs, que je remplace par des poutrelles de soutien. Mais que de gravats ensuite! Des sacs et des sacs de débris qu’il faut évacuer sans cesse. Cela n’en finit pas. Et tout le reste! Trouver les bons outils, les emprunter, les louer: bétonnière, marteau perforateur, scie sauteuse, visseuse, ponceuse, aspirateur industriel…

Le petit homme rond ajusta ses lunettes et souriait doucement.

— Moi, j’ai tout ce qu’il me faut, j’ai hérité du matériel de mon père, et pour le reste, je m’applique à la tâche, mais à mon rythme, à la cadence d’un retraité tout neuf, alerte et organisé. Je m’occupe et ça me plaît.

— Oui, bien sûr, tu as raison. L’organisation c’est la clef, ajouta Marcelin. Mais moi, ma retraite, je la passerai en Espagne, au bord de la mer.

J’intervins au milieu de ces considérations en avançant que j’admirais les hommes à tout faire, moi qui n’en étais pas un, et qu’il fallait bien du courage, de l’énergie, de l’adresse et de la sagacité, pour maîtriser pareils chantiers.  D’autres personnes, bientôt, nous rejoignirent, en restant à distance cependant. Seuls Joël et son épouse, charmante au demeurant, s’approchèrent de notre trio. D’une accolade chaleureuse, mais discrète, nous nous saluâmes et, ayant par la suite intégré tout ce petit monde murmurant, nous n’attendions plus qu’un homme, Martin, lequel, quelques instants plus tard, arriva. Nous lui emboîtâmes le pas, comme pour une promenade, la troupe s’étira et deux par deux, trois par trois ou seuls, arpentant une allée rectiligne, nous avancions en silence ou chuchotant. Des cloches se firent entendre, carillonnant. Je regardais, tout en marchant, l’herbe si verte, courte et serrée, et ces narcisses, par centaines, droits et délicats, formant comme un tapis, un nuage de papillons frêles prêts à s’envoler. Narcisse, me dis-je, condamné à n’aimer que sa propre personne. N’était-ce pas mon cas? Écho m’aimait, je pense, ou du moins celle qui l’incarna. Blonds étaient ses cheveux, mignonne sa figure et sincères ses attentions. Aurais-je dû l’aimer, malgré moi? La rendre malheureuse? Jusqu’à quand m’aurait-elle supporté? Des chants d’oiseaux s’échappaient des arbres, sans vraiment les abandonner, de lourds nuages, par instant, très hauts dans le ciel, cachaient la belle clarté, ce temps ensoleillé, tant attendu, depuis… oh, depuis… et c’était aujourd’hui. L’escorte chuchotait, encore, comme pour toujours, calme et patient cortège, dans lequel se singularisaient, très curieusement, des judokas en kimono. Le premier, jeune et fringant, avait la taille serrée par une ceinture verte, et son voisin plus âgé la portait bleue, et cela voulait dire qu’il maîtrisait les techniques d’immobilisation. Mais tout déjà, sauf notre procession lente, paraissait ici immobile. La faible brise n’agitait pas les feuilles nouvelles sur les branches des robiniers. Plus à droite, le cheveu long et raide, un troisième lutteur, âgé, trapu, le visage fermé et volontaire, précédait les deux autres. J’imaginais la raison de leur accoutrement, sans toutefois pouvoir la vérifier. Ce n’était ni l’endroit ni l’heure. Un mouchoir blanc tomba à terre, une femme le ramassa. Une demoiselle semblait rêveuse, un petit sac en bandoulière. Pas de bijoux au cou des dames, ni bagues ni colliers, nous suivions Martin, le visage abaissé.

Quelques dizaines de pas sur un sentier à gauche, et devant nous, soudain, les deux tilleuls, majestueux, aux troncs énormes, au feuillage touffu, et haut de plus de trente mètres. Quel âge avaient-ils? Cent, deux-cents, trois-cents ans peut-être? La petite troupe s’immobilisa, le silence se fit, Martin fit un signe de tête et à l’invitation du maître de cérémonie un homme se dirigea sous l’un des deux grands arbres, un vase à la main. Le son d’un violoncelle parvint à nos oreilles. Un musicien très en retrait, que nous n’avions pas remarqué, entamait, assis, penché sur son instrument, un prélude. Les cendres se dispersèrent, s’échappant de l’urne, et nous nous recueillîmes. Longtemps. Quel était ce morceau de musique si bien interprété? Un prélude, oui, mais lequel? Était-ce une composition de Schubert? De Boccherini? De Bach peut-être, qu’il composa lorsqu’il officiait en tant que maître de chapelle à la cour du prince Léopold? Je ne pouvais plus m’en souvenir. Toutefois, ému par l’interprétation profonde et libre de ce virtuose inconnu, je me laissai aller à quelques rêveries. À mon tour qui viendrait, de ne plus être, et à mes os — mais dans quel coin de ce cimetière — qui y stagneront. Ayant légué mon corps à la science, j’allais être inhumé aux frais de l’université, car j’avais coché NON à la question: désirez-vous que la famille soit prévenue? Ma mort, je l’avais anticipée, tout simplement, une fin sans tambours, sans violon, ni la moindre trompette. Je me ressaisis. Peut-être aurais-je dû, avec plus d’empathie, penser au défunt, mais je ne le connaissais guère, je ne l’avais jamais rencontré. Je me trouvais là pour soutenir son fils, ce vieil ami fidèle, digne, courtois, prévenant, attentif, distingué et si bon. Nous nous trouvions-là, en esprit, comme isolés du monde, perdu dans nos pensées, jusqu’à ce que l’assemblée, certes recueillie, se remit en mouvement.

Je m’approchai de Martin à la suite des autres, nous échangeâmes brièvement quelques mots, m’assurant qu’il pouvait se passer de ma présence, et je pris congé, de Martin, de Joël, de Marcelin, et d’un petit geste de la main, de la petite société entière.

Durant le trajet de retour — seize stations me séparaient de mon domicile — me revint en mémoire la musique entendue, l’atmosphère enveloppante et profonde qu’elle imprimait, et cette tonalité si particulière… J’éliminai Schubert, cela ne pouvait être lui, et puis Boccherini. Restait Bach, mais alors, quelle suite, quel mouvement, quelle œuvre du grand maître? Et tout à coup je m’en souvins! De passage à Paris, au Philarmonique, à proximité de la Grande Halle, j’avais assisté à cette si belle soirée où fut jouée, intégrant son répertoire, la suite n° 2 pour violoncelle en ré mineur interprétée par Anne Gastinel. Enfin, nous y voilà, ma mémoire vivait encore! Des personnalités occupaient les premiers rangs. J’avais reconnu Jack Lang et son large sourire et très bien accompagné. Anne Gastinel, artiste exceptionnelle, aux cheveux ras, à la morphologie presque androgyne, joua cette pièce plus qu’admirablement. Son instrument, construit à Milan par le célèbre luthier Carlo Guiseppe Testore en 1690 (j’avais lu le programme que des hôtesses distribuaient), elle le maîtrisait au-delà de ce que nous pouvions imaginer. Bien sûr, là-bas, tout à l’heure, dans ce décor d’interminables rangées de tombes fleuries ou nues, sur ce vaste terrain où on inhumait surtout, et répandait les cendres quelquefois, ce furent les circonstances qui donnèrent de la valeur à l’interprétation du furtif musicien. Mais il n’empêche qu’elle fut, à mon avis du moins, à la hauteur et bien plus qu’honorable.

L’après-midi je fis un détour chez un libraire de livres anciens et d’occasion, et j’en ressortis avec dans ma sacoche Monsieur Paul d’Henri Calet, De profundis Americae d’Henri Thomas, Le fils du pauvre de Mouloud Feraoun et Sous la grande voile de Raymond Ceuppens. Le soir, confortablement installé, je débutai mes lectures jusqu’à cette phrase d’Henri Calet: “Non, je n’avais plus que du dégoût pour le bureau, les horaires, le trajet que je suivais quatre fois par jour (…) les augmentations en fin d’année, les trois semaines de vacances…”  Je me reconnaissais, évidemment, dans ces propos. Que devenait-on “au bout du compte”? Nous mourrons, tous, c’est indéniable, et cette matinée me l’avait rappelé. Mais avant, de tout cet avant, de l’enfance et de la jeunesse, et de l’âge mûr, que retenir? Tout était-il si grave? Travail, travail, oublions-le! L’usine, le bureau, les horaires… non, c’est terrible. Je fermai les yeux quelques instants avant de les rouvrir à nouveau. Sur la table basse, je déposai le livre de Calet. Devant moi se trouvait un cahier vierge. Je l’ouvris, et sur la première page, sans réfléchir ni trop savoir pourquoi, me laissant guider par l’émotion de la journée, la cérémonie mortuaire et cette suite en ré, j’écrivis ce qui suit afin de ne pas oublier. Ensuite je montai à l’étage, je m’enfonçai sous les couvertures, et serein, je m’endormis.


Je me souviens d’une rivière qui traversait la propriété de mon oncle et dans laquelle je me baignais.

Je me souviens, à Noël, m’être déguisé en roi mage.

Je me souviens du riz au lait que préparait ma mère.

Je me souviens d’avoir lu, la nuit, des quantités de livres, à la lumière d’un réverbère qui éclairait un coin de mon lit.

Je me souviens du canard Saturnin à la télévision.

Je me souviens de Claudia Cardinale dans Cartouche de Philippe de Broca.

Je me souviens de mon ours en peluche qui s’appelait Zlopeck.

Je me souviens de mon petit chien Fips, qui m’accueillait comme si j’étais le roi du monde.

Je me souviens des morceaux en forme de poire d’Erick Satie.

Je me souviens du film Alexandre le Bienheureux, et je me disais que lorsque je serai grand, je ferais comme lui, c’est-à-dire rien. Rien, sauf me reposer à la campagne.

Je me souviens de Thierry la fronde et de Vidocq.

Je me souviens du personnage de Raskolnikov dans Crime et châtiment, et je pensais que j’étais lui.

Je me souviens de mon cousin Hermès, qui gagnait des courses automobiles avec sa Porsche 911 carrera RS.

Je me souviens d’un merveilleux petit étang caché dans un bois.

Je me souviens de ma première voiture qui était une 2CV rouge.

Je me souviens avoir cueilli des cerises dans l’arbre derrière la maison.

Je me souviens d’avoir marché des heures et des heures dans des champs de maïs et de betteraves, avec des lapins sur le dos.

Je me souviens d’avoir fait du vélo des journées entières.

Je me souviens que je rêvais souvent d’être poursuivi par des lions jusqu’à l’intérieur d’une église, et ce cauchemar me terrifiait.

Je me souviens que je faisais des bonds de plus de 50 mètres dans ma rue et que je volais au-dessus des maisons.

Je me souviens de mon bateau pneumatique dans lequel je naviguais longtemps, longtemps, au large, loin des gens.

Je me souviens que mon oncle Robert m’appelait “Le roi des bananes”.

Je me souviens de l’odeur de teinture et de produits chimiques dans l’usine de mon grand-père.

Je me souviens du ruisseau à côté de cette usine, qui changeait de couleur tous les jours.

Je me souviens que j’ai toujours voulu apprendre l’italien.

Je me souviens des chefs-d’œuvre que j’ai vus dans les musées d’Europe.

Je me souviens avoir traversé la Russie et la Chine dans un train de 500 mètres de long.

Je me souviens d’un ami écrivain en fuite.

Je me souviens d’une fille libre dont j’étais très amoureux et qui s’appelait Allegra.

Je me souviens, oui, je me souviens. Moi qui n’aime pas regarder en arrière, j’ai plus de souvenirs que si j’avais mille ans.

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