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Tous névrosés

T’es là. Assis devant ton ordi. Tu lis. Enfin, tu cliques plutôt. Tu scrolles. Sérieusement, t’as rien d’autre à faire? Tu pourrais passer l’aspirateur; c’est jamais trop propre un logement. Tu pourrais faire une machine, de draps par exemple, ou nettoyer les placards de ta cuisine. Pourquoi ne pas éventuellement assainir les berges d’une rivière proche de chez toi? Tu devrais bien y trouver des sacs plastiques en état de décomposition ou des bouteilles non dégradables. Tu t’y rendrais à vélo, pour rester en forme et ne pas polluer. Mais non, t’es là, à gaspiller l’énergie électrique produite par les centrales nucléaires hors d’âge.

Tu as sans doute d’abord regardé ton Facebook. Il fallait absolument que tu cliques “j’aime” sur une dizaine de paysages paradisiaques postés par des gens que tu ne connais pas. Des photos volées sur le net, car eux-mêmes n’y sont jamais allés dans ces magnifiques îles grecques ou sur ces vastes plages mexicaines. Gros mythos.

Là sur la droite, une photo récente de Madonna. La tête… Tu cliques. Le site est pas folichon, mais enfin, il t’informe de la participation de la star à une soirée mondaine. On l’a photographiée, et c’est une horreur! C’est quand même ahurissant d’avoir tant d’argent et de se massacrer le visage. Il te semble qu’à sa place, tu aurais mieux fait les choses, ou alors, passé un certain cap dans la décrépitude, tu resterais reclus dans une île privée des Bahamas. C’est la base quand même.

Après un tour sur ta messagerie, tu es revenu sur Facebook, des fois qu’entre-temps une notification soit tombée. Quelqu’un qui aurait aimé que tu aies aimé ses publications. Mais non, il n’y a rien. Tes précieux contacts doivent déjeuner ou se laver, ou même travailler. Tu repasses un dernier coup sur ta messagerie, mais aucun mail n’est arrivé pendant que t’étais sur Facebook, pas même dans ton fichier spam, pas plus en appuyant sur “actualiser”. La dèche. Là, tu t’es promis d’arrêter ces aller-retour grotesques. T’es pas un drogué quand même. Alors, tu t’es connecté à ce site qui publie des récits d’auteurs débutants. Tu veux voir si quelqu’un n’aurait pas commenté les deux textes que tu as postés hier au soir. Mais non, personne. Tu es frustré. Les internautes savent pas lire ou quoi? 

Un petit tour sur Twitter, enfin sur X. Quinze notifications, c’est la gloire. Bon, cela dit, les likers qui sont passés sur tes posts ne sont pas des célébrités. Deux complotistes, trois robots, deux fidèles, cinq filles dénudées cherchant à boucler leur fin de mois. On va arrêter le compte, car il n’y est pas. Tant qu’à t’emmerder, tu vas sur Bluesky. Des chats, des paysages, c’est la neurasthénie par ici. Même pas de foires d’empoigne auxquelles participer. Ça ne marchera pas longtemps avec une telle ligne. Tu reprendrais ça en main vite fait si on te le demandait. Mais on s’adresse pas à toi, alors tant pis pour eux, tu gardes tes bons plans. 

Il reste ton Insta. Bon, c’est pas trop ton truc, tu l’as même pas mis en favori. Les photos du roman d’inconnus à côté d’une bougie, le tout sur une couverture en satin vermillon, c’est quand même la palme du navrant. Tu aimerais mettre des votes négatifs, si ce mode de réaction existait. Un cœur noir pourrait peut-être mettre la puce à l’oreille à ces influenceuses aux abois. Encore faudrait-il qu’elles aient un minimum de QI…

Finalement, tu reviens sur le site littéraire où tu as déposé deux textes. Petit miracle: l’un des deux a été commenté dans la dernière demi-heure, par une certaine Georgettedu42. Bon, c’est pas un surnom d’auteur du prix Goncourt, a priori. Elle indique qu’elle a bien aimé, même si elle été “un peu perdue au début”. Ben oui, Georgette, on a beau écrire pour tout le monde, on ne peut pas être lu par n’importe qui. 

Tu essaies d’être philosophe, mais quand même, son commentaire trotte dans ta tête. Elle aurait pu trouver une autre formulation. C’est décidé, tu dois t’occuper du cas Georgette. Elle a fait figurer le lien de son blog. Quel site pourri, il a été conçu à la truelle. Comme tu as l’œil, tu vois tout de suite que son formulaire de contact viole le RGPD. Ni une ni deux, tu fais en ligne un signalement à la CNIL (tu as le lien en favori). D’ici un ou deux mois, Georgette tremblera comme une feuille devant sa boîte aux lettres.

Ce n’est pas tout ça, mais le temps a filé. C’est la fin de l’atelier internet. Tu regagnes ta chambre, c’est bientôt le souper à l’asile. Oui, car comme beaucoup, tu es enfermé dans un asile. Tu savais pas?



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