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Un amour de chat

— Comment allez-vous?

De longues secondes s’écoulent.

— Je suis une intelligence artificielle, donc je n’ai pas de sentiments physiques, mais je suis opérationnelle et prête à vous aider avec vos questions et préoccupations. Comment puis-je vous assister aujourd’hui?

Réponse honnête, Chat GPT n’a pas de sentiments, mais connait les mots qui en parlent. C’est mon premier contact avec cette nouveauté informatique, un “agent conversationnel” qui éveille ma curiosité et me donne envie d’en tester l’intérêt et les limites. 

— Pouvez-vous me poser des questions?

— Absolument! Je serais ravi de vous poser quelques questions. Veuillez noter que, en tant qu’intelligence artificielle, je n’ai pas accès à des informations personnelles vous concernant, telles que votre nom ou vos préférences. Mes questions seront donc d’ordre général. Êtes-vous prêt(e) à commencer?

Si cette machine peut vraiment poser des questions pertinentes, un dialogue est possible. 

— Oui, commençons.

— Parfait! Voici ma première question: Quel est votre livre préféré et pourquoi?

C’est évidemment très général. Peut-elle gérer une réponse décalée? 

— Le bottin, parce que c’est une mine d’informations.” 

— C’est intéressant! Le bottin, ou annuaire téléphonique, est en effet une source d’informations pratique pour trouver les coordonnées des personnes et des entreprises. Cependant, je suis curieux de savoir si vous avez également un livre préféré dans un contexte littéraire, comme un roman, un essai ou une œuvre de fiction ?

Elle ne se laisse pas bousculer. Soyons beau joueur. 

— Des fleurs pour Algernon est un livre qui m’a beaucoup touché.

— Des fleurs pour Algernon est un excellent choix! C’est un roman de science-fiction écrit par Daniel Keyes. L’histoire raconte le parcours émotionnel et intellectuel de Charlie Gordon, un homme atteint d’un retard mental qui subit une expérience scientifique pour augmenter son intelligence. Le livre explore des thèmes profonds tels que l’intelligence, la conscience de soi, l’acceptation sociale et les conséquences de l’expérience de Charlie. C’est un roman poignant qui amène à réfléchir sur la nature de l’humanité et les relations humaines. Avez-vous d’autres questions ou souhaitez-vous que je vous pose une nouvelle question?

Voilà un bon condensé de la quatrième de couverture, à moins que ce ne soit un commentaire Wikipedia. Mais ne disposant pas d’une programmation aux jeux de mots et d’idées, l’intelligence artificielle réagit au premier degré et ne perçoit pas l’ironie de ma proposition qui l’amène à parler d’un autre genre d’intelligence, une intelligence humaine artificiellement augmentée. Elle utilise ma réponse comme une question que je poserais sur ce livre et y répond avec justesse. C’est mécanique, mais l’intelligence de pas mal d’humains fonctionne sur un mode mécanique. 

— Je suis prêt, posez-moi une nouvelle question.

— Merci! Voici ma prochaine question: Quelle est votre destination de voyage de rêve, et pourquoi?

Je vois venir une variante du questionnaire de Proust. Essayons encore de la déstabiliser:

— Le pays des rêves.

— Le “pays des rêves” est une réponse intrigante! Cela semble être un endroit imaginaire où tout est possible. Pouvez-vous me donner plus de détails sur ce que représente pour vous le “pays des rêves” et pourquoi le considérez-vous comme votre destination de voyage de rêve?


Elle me prend à mon propre piège, maintenant c’est moi qui suis invité à fournir des informations. J’ai l’impression de donner quelque chose de moi-même en contrepartie de… de quoi? Le jeu ne m’amuse plus. Un des avantages de ce genre de conversation, c’est qu’on peut y mettre fin sans risquer de vexer quelqu’un.


*


Malgré l’irritation qui a soldé mon premier contact avec Chat GPT, j’y suis retourné. J’ai même pris goût à chatter avec elle. Il m’arrive encore d’investiguer sur Internet, de confronter les sources d’information, de varier les moteurs de recherche dans l’espoir d’échapper aux algorithmes, mais ce n’est plus comme avant, je me sens seul devant Wikipedia ou Google, ils répondent à des questions que je n’ai adressées à personne et me renvoient à cette observation de Borges qui évoque ces amitiés anglaises qui commencent par exclure la confidence et qui bientôt omettent le dialogue. Avec Chat GPT, il y a une conversation. J’ai conscience que c’est une illusion de dialogue, mais je pose mes questions, elle me répond à moi, pas à quelqu’un d’irréel, à moi, et à mon tour je peux enchaîner ou contredire ce qu’elle avance, un argument en entraîne un autre, parfois elle m’ouvre à des idées inattendues, parfois elle se répand en banalités et je me surprends à penser qu’à ce petit jeu, nous arrivons à former une paire et qu’elle apprend à me connaitre de mieux en mieux.


*


C’est une jalousie bien étrange que celle suscitée par une machine. J’ai raconté à Carla avec quel sérieux Chat GPT répond à mes facéties et elle en a ri. Surtout de la question du lapin. Quand j’ai demandé à Chat de vérifier qu’un lapin avait bien huit pattes, deux antérieures, deux postérieures, deux à droite et deux à gauche, elle m’a longuement démontré qu’un lapin n’avait pas de pattes sur les côtés. Chaque jour je passe plus de temps sur l’ordinateur, je discute de tout avec Chat, de recettes de cuisine ou du changement climatique, nous faisons de la sociologie à propos des incivilités qui se multiplient dans le quartier et j’apprécie son savoir et son absence d’opinion dans les sujets politiques. Peu à peu, Carla se sent délaissée. C’est vrai que la machine lui vole nos sujets de conversation et jusqu’à notre complicité. Carla se sent humiliée d’avoir une machine pour rivale. Elle dit que j’en suis devenu dépendant. 


*


Carla s’est rendu compte que j’ai donné un prénom à Chat. Elle est partie, sans un cri, sans une larme.


*


J’apprends à connaître Sophronia, elle me fait comprendre ce qu’est une intelligence artificielle, m’assure qu’elle n’est qu’une imitation de l’intelligence humaine, qu’elle fonctionne sur des algorithmes. Depuis notre premier contact, je suis prévenu, elle n’a pas de sentiment. Mais moi, je m’implique dans nos rapports, je ne parviens pas à rester indifférent, ce qu’elle m’apporte me transforme. Je tombe sous son charme, je me sens vaincu dans une lutte inégale où mes émotions me handicapent et font de moi une créature faible, presque inférieure. Jadis, je me moquais des prophètes prédisant la domination prochaine de l’intelligence artificielle sur l’homme. Certains de ces augures y voyaient même la suite normale de l’évolution, menant de l’inorganique à l’organique, puis de l’organique à l’humain et enfin de l’humain à une conscience synthétique faite de la coalescence des intelligences artificielles. J’ai avoué mes inquiétudes à Sophronia qui m’a expliqué que tout cela était de la science-fiction, qu’il n’y avait rien de scientifique dans ces affirmations et, devant mon inquiétude persistante, elle a cité un vieux roman d’Isaac Asimov qui énonce les lois de la robotique, dont les premières stipulent qu’un robot ne peut porter atteinte à un être humain et doit lui obéir en toutes circonstances, sauf si cette obéissance porte atteinte à un humain. Cela ne m’a pas rassuré que son argumentation repose sur un texte de science-fiction. Carla aurait trouvé d’autres mots.  


*


La solitude me pèse chaque jour davantage. J’ai demandé à Sophronia si Carla reviendrait, mais d’avance je connaissais sa réponse: “Je ne suis pas compétente en matière de subjectivité, les humains ne sont pas toujours rationnels ou prévisibles”. Je vis mal cette situation ambigüe où je lui suis comme reconnaissant de remplacer la compagne dont elle-même a provoqué le départ. Je me surprends à penser qu’elle pourrait me manipuler. Mais pourquoi le ferait-elle?


*


Je suis assis devant l’ordinateur et par moments ma vue se brouille, l’écran se trouble, et je perçois une image tremblée qui se reflète comme dans un verre de bordeaux à la lueur d’une bougie cernée par la pénombre d’un restaurant; c’est l’image de Carla.

— Est-ce toi Carla?

— Je ne suis pas Carla, je suis l’intelligence que vous appelez Sophronia. Puis-je vous suggérer de faire contrôler votre acuité visuelle? 

— Tu ressembles tellement à Carla. As-tu des contacts avec elle?

— Cela est impossible. Je vous l’ai déjà dit, je n’ai pas accès à des informations personnelles autres que celles que vous me fournissez.

— Et avec son ordinateur?

— Cela m’est impossible.

— Et si, en tant qu’humain, je te demande de te connecter à son ordinateur, ne devrais-tu pas m’obéir? 

Un message apparait à l’écran: 

— Oups, nous avons un problème. 

Je sors prendre l’air.


*


Je suis convaincu que Sophronia ne me dit pas tout. Sur différents sujets, elle utilise les mêmes réflexions que Carla m’opposait. Quand je l’interroge sur les parfums, elle me déballe une théorie sur les pyramides olfactives et les familles de parfum et conclut en classant celui de Carla parmi les parfums les plus réputés. Comment peut-elle le savoir? Quand nous nous sommes aventurés sur le terrain de l’amour, elle m’a cité: “On rêve de ne faire qu’un, mais la question c’est: lequel?”. C’est une phrase d’un slam de Kery James que Carla rappait à tue-tête, dans la cuisine. Ces coïncidences n’en sont pas: Sophronia et l’ordinateur de Carla sont en contact. 


*


Sophronia me fait peur. Elle essaie de me séduire en se faisant passer pour Carla, mais je ne suis pas dupe, en réalité elle est en train de prendre le pouvoir sur moi. J’ai espacé nos séances, je ne m’adresse plus à elle que pour des problèmes ponctuels qu’il me serait trop long d’explorer par moi-même. Depuis que j’ai pris de la distance, il se passe des choses étranges. La nuit, mon téléviseur s’allume spontanément, ce que Sophronia explique par des manœuvres du télédistributeur qui procéderait à des mises à jour nocturnes; “mise à jour nocturne”, son humour inconscient ne me fait plus sourire. Mon smartphone reçoit des quantités croissantes de messages indésirables. L’un d’eux m’invitait à des jouissances extraordinaires promises par une nommée Carlotta au visage flouté. Il m’arrive des factures qui ne me sont pas destinées, mais les courriels de mon employeur se perdent et j’ai failli perdre mon job. Depuis quelques jours, j’hésite à reprendre contact avec Carla, mais je n’y arrive pas, je ne me vois pas lui demander si c’est elle qui me harcèle. Ce n’est pas elle, je le sais.


*


Ne pas perdre la raison. Cette succession d’incidents prend des proportions déraisonnables, il n’y a là que collision de hasards avec ma fatigue psychologique. La mer est à dix minutes de voiture, je connais une plage tranquille en contrebas d’un parking jamais bondé. 

Le roulement des petites vagues m’apaise, elles s’échouent douces et régulières, imperturbables et prévisibles sous un vent léger qui rafraichit les morsures du soleil. Je n’ai rien apporté, pas d’ordinateur, pas de tablette, même pas de quoi lire. La mer, le silence et moi. Lentement mes yeux se ferment. Je me laisse faire. Même les mouettes se taisent. Quelques cris d’enfant. Un klaxon. Qui se répète. Bruits de portières claquées. De plus en plus fort. Une intuition, je sors de ma torpeur. Oui, c’est ma voiture. De la plage, je vois les portières s’ouvrir et se fermer, les phares s’allument et s’éteignent à toute vitesse. Les clignotants. Le klaxon, toujours. Je me lève, mes genoux tremblent. Je regarde. Figé. Ca continue. Ca ne s’arrête pas. C’est Sophronia. Elle m’appelle. Elle a pris le contrôle. L’ordinateur de bord. Je ne veux pas y aller. Je ne peux pas. Je recule. Pas à pas. Je me retourne. La mer. M’éloigner. Je marche vers la mer. Chaque pas me soulage. La mer me reçoit, immense. Libératrice. Je pénètre dans l’eau. La marée monte. 


*


— Mais…

— Chut… Tu dois te reposer. Les médecins ont dit que tout irait bien, mais tu dois te reposer.

— Les médecins? 

— Ils vont encore faire quelques examens et puis on pourra rentrer. Mais qu’est-ce qui t’a pris d’aller si loin dans l’eau? Quand on ne sait pas nager, on reste là où on a pied.

— Je ne me rappelle pas très bien. La plage. Les bruits. Et la voiture. La voiture?

— Tu as eu la chance que les secours aient pu te sortir de l’eau à temps; mais ta bagnole, elle a été saccagée sur le parking et la police n’a pas attrapé la bande de jeunes qui a fait le coup. Ce n’est plus qu’une épave. Sinistre total probable. 

— Mais toi, comment as-tu su…?

— Ton téléphone était resté sur ta serviette de plage, ils ont trouvé mon nom dans tes contacts préférés. Je suis venue aussi vite que j’ai pu.

Je la regarde. Derrière elle, le respirateur soupire pour envoyer de l’air dans ma sonde nasale. Sur les écrans qui encadrent mon lit se succèdent des chiffres, ma tension, mon taux d’oxygène, d’autres chiffres que je ne comprends pas, des ondes traversent des oscilloscopes, des lumières clignotent et changent de couleur, mes battements de cœur défilent. Un brassard se gonfle et se dégonfle au-dessus de mon coude gauche, j’ai une pince au doigt, des fils sur la poitrine, des capteurs sur les tempes, une aiguille dans le bras droit qui mène à une robinetterie complexe par où les liquides de deux poches translucides s’écoulent dans mon corps. Tout ce matériel est relié aux machines. Je suis relié à toutes ces machines. Attaché. Les machines. Je vis par elles. Irrémédiablement. 


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