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Un goût amer

Un homme très intelligent. Rien qu’en vendant du poisson, il est devenu au fil du temps l’un des hommes les plus riches de son pays. Il a alors choisi d’investir une grosse partie de sa fortune dans le sport, pas n’importe quel sport, vous vous en doutez bien, dans le sport roi, le football. Il a jeté son dévolu sur l’une des deux plus prestigieuses formations de sa ville natale, dont il n’a pas tardé à devenir président. Vite vite il a remanié le comité sportif, mettant l’homme qu’il fallait à la place qu’il fallait. Et de recruter les meilleurs joueurs, non seulement dans sa province d’origine mais aussi dans les autres provinces, et même, ce qui était une première, en dehors du pays. Il allait d’innovation en innovation. Il a fait venir de l’étranger un entraîneur expérimenté, ouvrant ensuite une école de football pour les adolescents et créant, sous un prête-nom, une nouvelle équipe qui était sa pépinière et d’où il puisait les meilleurs éléments. Les joueurs étaient payés, et grassement payés. De mémoire d’homme, on n’avait jamais vu cela à Watanshi, où l’on trouvait pour la première fois des joueurs professionnels, au propre comme au figuré.

La popularité grandissante de celui qu’on avait commencé à appeler affectueusement le chairman lui fit briguer un mandat politique et il fut élu haut la main aux plus hautes fonctions de sa province. Là aussi il se fit rapidement remarquer. Il entreprit de grands travaux, se mit à asphalter les routes, qui étaient ensuite progressivement détruites par les milliers de poids lourds de la société que ses nouvelles fonctions lui permirent de créer sans difficulté, provoquant en même temps la ruine de la société nationale des chemins de fer qui, jusque-là, avait le monopole du transport des minerais. Le chairman mit la joie des supporters de son équipe à son comble en rénovant le stade de l’équipe qui, du jour au lendemain, devint un stade ultramoderne répondant aux normes internationales. Un vrai bijou, qui n’avait rien à envier au mythique stade de la capitale.

L’équipe du chairman volait de victoire en victoire. Les jours où elle devait jouer, les rues étaient noires de monde. Les gens prenaient d’assaut le stade plusieurs heures avant le début de la rencontre. Presque tous les supporters étaient habillés aux couleurs de l’équipe: survêtements, t-shirts, casquettes, autant de parures qui coûtaient très cher (une source de revenus et non des moindres pour l’équipe) mais qui étaient fort prisées, même dans les autres provinces, où il y avait également des supporters et des comités de soutien.

Les clameurs qui s’élevaient soudain du stade et s’étendaient sur toute la ville indiquaient que l’équipe avait marqué un but. Les jours où il n’y avait pas de clameurs, c’était quelque peu le désarroi dans les cœurs de ceux qui n’étaient pas allés au stade ou qui n’étaient pas en train de suivre le match à la télé ou à la radio. Ils comprenaient très vite que leur équipe avait fait un match nul ou qu’elle avait perdu, mais c’était rare, car l’équipe était pratiquement invincible sur son terrain.

Tout allait pour le mieux dans le meilleur des mondes, jusqu’au jour où le chairman se mit à transférer tel ou tel bon joueur dans tel ou tel club étranger. Le mécontentement allait grandissant jusqu’au jour où le chairmandécida d’ainsi transférer le meilleur joueur de l’équipe. Cela provoqua un tollé général. Le président du comité de soutien tentait de calmer les esprits:

— Le football est devenu un business. Le chairman a dépensé gros en faisant venir de l’extérieur de grands joueurs. Lorsqu’à son tour il opère un transfert, il fait une très bonne affaire, qui lui permet de rentrer dans ses fonds.

Les supporters ne l’entendaient pas de cette oreille.  Ils étaient fanatiques de leur équipe mais aussi fanatiques de tel joueur ou de tel autre. Ils n’avaient que faire de l’argent du chairman, malgré les largesses dont ce dernier était prodigue. Mais ils durent faire contre mauvaise fortune bon cœur, d’autant que leur club n’avait rien perdu de son mordant.

Vint le jour où l’équipe devait jouer le match-retour de la finale de la Coupe continentale des clubs champions. Le match aller s’étant soldé par un score nul à l’extérieur, l’équipe du chairman devait absolument gagner sur son terrain si elle voulait remporter, pour la troisième fois consécutive, le prestigieux trophée. La tâche n’était pas aisée face à une équipe qui avait l’habitude de ce genre de compétition et qui nourrissait également de fortes ambitions.

La première période de la rencontre n’apporta rien, malgré les prouesses de part et d’autre. La deuxième période vit l’équipe adverse devenir de plus en plus menaçante. Les supporters retenaient leur souffle. C’est au moment où plus personne ne s’y attendait, à la toute dernière minute du temps additionnel, que le but de la victoire fut inscrit par un joueur qui avait été recruté de l’extérieur à la dernière heure. Le ouf de soulagement que poussèrent des milliers de poitrines se transforma aussitôt en une salve d’ovations interminables. Les membres du comité de soutien, que l’on appelait les Cent pour cent, organisèrent des réjouissances dans les bars. La bière coula à flots jusqu’aux petites heures.

Mais la joie des supporters fut de courte durée. Dès le lendemain, l’équipe adverse introduisait en bonne et due forme une plainte, relevant le fait que le joueur qui avait inscrit le but victorieux avait été aligné sans licence.  La décision de la fédération fut sans appel: l’équipe du chairman perdait le match, qu’elle avait pourtant gagné sur le terrain. Ce fut la consternation générale, la stupeur, puis l’indignation. Les gens ne comprenaient pas comment le comité de l’équipe, qui avait une longue expérience, avait pu commettre une telle bévue.

Rumor est”. On dit que, il paraît que… Des rumeurs de plus en plus persistantes circulèrent selon lesquelles le chairman aurait “vendu” le match. Il paraît que la défaite de son équipe lui rapportait beaucoup plus qu’une victoire pourtant méritée, une victoire au goût amer. Les commentaires allaient bon train. Selon d’aucuns, le chairman avait pris de mauvaises habitudes à la fédération internationale de football (qui l’avait coopté à la suite de ses hautes réalisations), où l’amour du lucre aurait remplacé l’amour du sport.

Tout ceci avait de quoi ternir l’aura de notre chairman… Certains prétendaient même que son équipe, suite à de telles révélations, ne pourrait désormais que sombrer après tant de victoires. Car l’on sait depuis bien longtemps, à Watanshi comme ailleurs que Vanitas vanitatum et omnia vanitas ou, si vous préférez le dire autrement, que la renommée est fragile et passagère. Eh oui: Sic tansit gloria mundi.

Un goût amer

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République Démocratique du Congo
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