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Un job en or

Pour juger du statut des éditions Charles Sée, il y avait du pour et du contre. Leurs bureaux parisiens étaient situés Rive Gauche, mais au rez-de-chaussée d’un immeuble modeste du treizième arrondissement. Dans l’antichambre, les piles de livres et de tapuscrits envahissaient l’espace, mais nul bruit de pas ni écho de conversation téléphonique ne se faisaient entendre. Les lieux semblaient cossus, mais la moquette aurait eu besoin d’être changée. L’aimable réceptionniste qui avait prié Julia de s’installer dans le bureau de l’éditeur semblait bien désœuvrée. Une ambiance de salle d’attente de vieux cardiologue provincial aux abords de la retraite, se disait la visiteuse dont l’attente était bercée par le roucoulement languissant d’un pigeon niché sur un balcon.

— Vous, vous êtes Julia!

Le personnage qui venait de faire irruption dans le bureau affichait un look d’éditeur qui cadrait avec les lieux. Un quinquagénaire encore en forme aux vêtements chics et un peu avachis.

— La secrétaire m’a dit d’attendre ici, s’excusa la jeune femme en voulant se lever.

— Elle a bien fait. Elle a bien fait. Je suis Charles Sée, se présenta l’arrivant tout en lui faisant signe de rester assise.

Il se mit à farfouiller à la recherche de quelque chose dans le fatras qui encombrait son plan de travail.

— Ah vous voilà! Je vous ai trouvée.

Julia reconnut le tapuscrit que Charles extirpait triomphalement d’une enveloppe de kraft ventrue. Le résultat de plusieurs années d’efforts et d’enthousiasmes démarrés avant même qu’elle n’entame ses études de lettres modernes. L’un des vingt envois de son roman qu’elle avait soigneusement fait corriger, imprimer, relier et expédier aux éditeurs les plus réputés de Paris, avec un mot d’accompagnement personnalisé à l’attention de chacun.

Les éditions Charles Sée étaient les seules à avoir pris la peine de répondre pour l’inviter à une rencontre. Depuis une dizaine d’années, cette maison n’était plus à la pointe de l’actualité, mais leur boss restait celui qui avait découvert Jean-Christophe Fiacre et avait édité ses deux premiers romans, dont un prix Renaudot, avant qu’il déménage chez Grasset. L’éditeur n’en avait même pas été étonné; c’était un pro.

Il avait sorti le livre de l’enveloppe. Quelques mots au crayon, indéchiffrables car tracés à l’envers pour elle, courraient en marge du texte. L’éditeur prit quelques interminables secondes à relire son commentaire et déclara, d’un air modérément navré.

— Je vais être franc avec vous. Je n’ai aucune envie de publier votre roman.

Julia eut du mal à ravaler sa déception. Elle rassembla son manteau et son sac.

— Et vous m’avez fait venir et poireauter pendant quarante minutes pour me dire ça?

La petite possédait du tempérament. Très bien, se dit Charles, on ne fait jamais rien d’efficace avec les mollusques. Il reprit:

— Rasseyez-vous, je vous en prie. Je n’ai pas dit que votre roman est nul. Il est même presque bon. Vous savez manier un style astucieux et votre structure narrative est efficace. On sent que vous avez lu, et surtout, que vous savez lire, préambule indispensable au talent d’écrire… Mais le problème n’est pas là. La vérité est la suivante: qui a besoin d’un nouvel auteur aujourd’hui?

Le temps que Julia puisse trouver une réponse à cette question inattendue, Charles avait enchainé:

— J’ai aussi regardé votre parcours d’études et j’ai une proposition à vous faire. Vous voulez vendre des livres?

— Euh, oui.

— Eh bien, croyez-moi, vous allez en vendre. Nous allons en vendre. Des tas. Seulement, ce ne seront pas vraiment les vôtres. Ni ceux de personne, d’ailleurs.

— Je ne vous suis pas. Ce que j’aime moi, c’est écrire.

— Mais vous allez écrire! Le thème, le plan, la structure, les grandes lignes des personnages, la tonalité de votre récit, c’est vous qui les coucherez sur le papier. Simplement, le fastidieux travail de rédaction sera, lui, réalisé sous vos ordres. Vous avez entendu parler de l’Intelligence Artificielle, je suppose.

Qui n’en avait entendu parler? On en disait tout et son contraire. Certains y voyaient un tournant aussi important dans l’histoire de l’humanité que l’invention de la roue, d’autres — une majorité à vrai dire — la redoutaient comme un outil diabolique, destiné à éradiquer toute créativité, toute personnalité, toute responsabilité et bientôt toute liberté aux activités de la planète. Julie fit la grimace.

— Oui, plus ou moins, j’ai même fait quelques essais d’écriture avec ChatGpt, par curiosité. Pas emballée.

— Ah! vous avez un peu d’entrainement. Très bien, cela va nous faire gagner du temps.

Elle l’interrompit:

— Le niveau d’écriture de ce machin est pathétique. D’un scolaire…

— Cela peut arriver en effet. Mais d’un autre côté, avez-vous vu comment sont rédigés quantité de best-sellers? Et par des auteurs de thrillers ou de romance dont les ventes se comptent en dizaines, parfois en centaines de milliers. À côté de leurs qualités de rédaction, ChatGpt, c’est Chateaubriand.

Il cita quelques noms connus et Julia dut l’admettre; la production de ce truc soutenait parfois la comparaison avec les écrits de ces stars. N’empêche, le programme usait d’un vocabulaire banal, d’un style monotone et avait tendance à se répéter.

— Vous savez qu’il suffit de lui demander gentiment de bien vouloir varier davantage ses tournures et de lui suggérer du vocabulaire pour qu’il obéisse docilement et vous fournisse une copie bien meilleure, surtout avec ses versions les plus avancées, lui rappela Charles. Comme tous les outils, la qualité de ses travaux dépend de comment on le manie.

Julie s’impatientait. Elle ne voyait pas où cette conversation menait et son chat Oulipo l’attendait à la maison.

— Prenons votre livre, dit Charles. Il a un sérieux problème d’actualité. Consultez les statistiques du Syndicat du Livre. Aujourd’hui, ce que les personnes qui nous font vivre consomment c’est le feelgood, la chick lit, la dénonciation woke, les thrillers, sans parler du féminisme et de l’écologie, bref tous ces poncifs de marketing à l’anglo-saxonne qui sont censés cartonner en attendant que la mode change.

— Mais c’est très réducteur, s’exclama Julie. Et si on connaissait les formules infaillibles pour obtenir le succès à coup sûr, on ne fabriquerait que des best-sellers; ce qui n’est pas le cas.

— Bien sûr, mais les distributeurs, libraires, grandes surfaces etc. ne jurent que par ces critères et ce sont eux qui décident de vous mettre en avant ou pas. À la rigueur, si vous vous appelez Gallimard, ou que vous êtes très chanceux, vous réussissez à passer entre les gouttes, parfois. Sinon, vous êtes mort. Votre bouquin, par exemple; pour bien faire, il faudrait transformer vos deux héros en couple d’amoureux modernes.

— Pardon?

— Je ne sais pas moi. Un coup de foudre entre un transexuel non opéré et une bi non genrée, à titre d’exemple. Ou alors vous inscrire dans un esprit historique coquin. La fesse et le dépaysement, de tout ordre, voilà la matière d’un tas de succès actuels. En revanche, votre idée de faire se dérouler l’action en Hongrie est une intuition brillante. Budapest est en train de revenir une capitale très hype. Et si vous pensez à narrer en intrigue secondaire l’épopée d’une poignée de migrants, alors là vous aurez un véritable candidat.

— Si vous le dites… Seulement voilà qui réclamerait un travail énorme de réécriture, en supposant que j’en ai envie.

— Exact, et c’est bien pour cela que je ne vous le demande pas. Mais c’est à ce point de mon raisonnement que le génie intervient. Pas le mien, ni le génie littéraire, mais celui de ChatGpt et le vôtre. Vous lui donnez vos directives et en un rien de temps, il a fait le travail. Et il recommencera jusqu’à ce que vous obteniez un résultat qui vous satisfasse. Avoir des idées, les articuler et les formuler puis les améliorer, ce n’est finalement pas si différent de ce que vous faites déjà, comme tout écrivain. Mais ça va aller cent fois plus vite. Avouez que c’est fabuleux.

Elle soupira. Il poursuivit.

— Vous avez lu Balzac. Depuis toujours, auteur, pardonnez-moi, c’est un travail de merde. Titanesque, nerveusement éreintant, fortement concurrentiel, et notoirement mal rémunéré. Rien de nouveau. Un écrivain c’est quelqu’un qui transpire sang et encre pendant des éternités pour produire quelque chose qui ne lui rapportera quasiment rien, ni à sa maison d’édition. Car le métier d’éditeur, ce n’est pas mieux. Au début, on se dit qu’on va découvrir Saint John Perse ou Graham Greene, révéler aux yeux du monde un futur Nobel de Littérature; et on finit coincé entre les factures d’imprimeurs, les récriminations des auteurs, l’arbitraire des libraires qui croient s’y connaitre mieux que vous, les aléas de la critique, les limites des attachées de presse débordées… Et avec tout ça, il faut viser un minimum de succès financiers pour faire tourner la machine. Bien entendu, il existe des subventions et des pratiques commerciales archaïques et farfelues pour nous aider, mais tout cela est bien fragile. Ajoutez à cela l’autoédition qui se développe, Amazon qui impose ses lois. Et pour remplacer la traditionnelle population de bas bleus et de vieux briscards de l’édition, toute une tripotée de jeunes diplômés aux dents longues venus des écoles de commerce sont en train d’investir notre univers. Non décidément, ce vieux métier des lettres est devenu impossible. Les beaux jours sont derrière nous. Tout est en train de changer.

Julie se dit que Charles détestait son boulot. Ou plutôt que cela faisait longtemps qu’il avait cessé de l’aimer. Il reprit, comme s’il lisait dans ses pensées.

— Je n’ai aucune amertume. Je vous dessine simplement le tableau. Mais revenons-en à vous. Il y a mieux à faire pour une personne comme vous, érudite, bosseuse, intelligente, qui connait la littérature et sait manier la plume (pichenette en direction du livre). C’est une bonne chose que nous nous rencontrions.

Il marqua une pause et, l’œil malicieux, balança sa formule à l’évidence préparée à l’avance:

— Que diriez-vous d’incarner l’avenir de ce métier? Je vous propose d’être l’Aladin des éditions Charles Sée.

— Aladin, tiens donc, s’étonna Julia. Ce qui signifie?

— Pour vous un boulot, et des responsabilités bien plus agréables que de commander aux humains, croyez-moi. Le programme qui exécutera vos idées est disponible à toute heure, toujours prêt à recommencer et sans aucun état d’âme d’auteur. Et vous aurez un titre: directrice de collections. Une douzaine d’ouvrages par an pour la première fournée. Tout d’abord en édition numérique vendue sur Amazon, pour tester si ça marche, puis diffusion en format papier dans les librairies tradi et la Fnac, Leclerc, Cultura, toutes ces grandes enseignes auxquelles en tant qu’éditeur patenté nous pouvons accéder. Le modèle économique est au point. On ne peut pas se rater.

— Et le salaire?

— Honorable pour démarrer (il mentionna un chiffre presque décent); et on pourrait y ajouter un intéressement au fur et à mesure de la création d’autres collections. Je suis toujours ouvert à de nouvelles idées. Allez faire un tour dans les librairies. Allez sur les forums. Suivez les tendances par la presse professionnelle. Et puis écrivez vos idées maitresses. Si c’est bon, je vous suivrai. Vous pourrez même signer quelques ouvrages de votre nom si vous le désirez. Enfin pas trop souvent si vous voulez rester crédible; tout le monde n’est pas Simenon ou San Antonio. Et en général, je préfère les noms adaptés au contexte. Du genre “Maxime des Bruyeres” pour l’historique, ou Pépita Denfer pour l’érotisme. Enfin vous me comprenez.

— Mais pourquoi auriez-vous besoin de moi? Pourquoi ne feriez-vous pas tout cela vous-même?

— Vous n’avez jamais entendu parler du capitalisme, vous. Ce qui m’intéresse n’est pas de tout façonner dans mon entreprise, mais de la développer avec une bonne équipe. Pour les idées, je sens bien que je ne pourrais pas tenir la longueur. Après tout, si j’avais su écrire, je n’aurais pas choisi d’être éditeur. Vous, je sens que vous avez l’esprit fait pour ça. Éditeur et auteur, ce n’est pas le même travail. Entre la fabrication, la distribution, la promotion et les finances, j’ai beaucoup à faire de mes journées.

Il préférait passer sous silence les après-midis à l’hôtel du Port-Royal entre les cuisses satinées de sa maitresse qui était mariée. Inutile de compliquer la démonstration.

— De surcroit, vous pourrez travailler de chez vous, tranquille. Pas la peine de venir quotidiennement au bureau, mais de temps en temps, à votre rythme. Qu’en pensez-vous?

— Vous verriez quoi comme nom pour la collection? demanda Julia, dont la curiosité se piquait peu à peu.

— Je ne sais pas encore, mais ce point ne va pas représenter un gros problème. Il nous suffit de rentrer quelques mots clés et notre ami va nous trouver ça. Tenez; venez voir.

Il avait branché son Mac et orienté son écran. Le site de ChatGpt s’afficha. Sur le clavier, Charles composa: “Pouvez-vous me proposer des titres de collection littéraire pour une série de romans se déroulant dans des capitales à la mode et dans l’univers du lgtb+ avec de la romance et du bien-être?”

Sur un ton légèrement sarcastique, Julia observa:

— Vous avez oublié le développement personnel. C’est tendance aussi.

Il lui jeta un regard satisfait. Pas bête, la fille, elle pigeait vite. Il avait eu le nez creux.

— Ah oui. Formidable.

Il tapa la suggestion et appuya sur la touche Enter.

— Voyons ce que ça donne.

Une liste de dix propositions apparut en quelques secondes. Toutes étaient acceptables et la première faisait parfaitement l’affaire.: “Capitales de l’Amour; une série LGBTQ+ pour explorer l’amour et la croissance personnelle dans les grandes villes du monde.” Les suivantes fonctionnaient à peu près. La dixième ne manquait pas d’astuce: “L’Arc-en-ciel des Capitales”. Pas mal.

— Voyez, fit Charles, il aurait fallu minimum vingt minutes à un copywriter expérimenté pour concevoir cette liste. Là, moins de quinze secondes; avouez que pas un humain n’est capable de cela.

Julia ne voulait pas rendre les armes si vite.

— Et les signatures, les salons, les réceptions de prix si par miracle on en décroche un? Il faudra bien quelqu’un pour représenter l’auteur.

— Ce ne sont pas les comédiens fauchés qui manquent. Un peu de grimage, une clause de confidentialité et hop! le tour est joué. Ils assumeront le rôle.

— Ok, ça tient peut-être le coup “commercialement”.

Dans sa bouche l’adverbe ne sonnait pas comme un compliment; elle lâcha son dernier argument:

— Avouez quand même que votre machine n’aurait jamais pu écrire Les Fleurs du Mal.

— Non, ni Hamlet, c’est probable, mais Shakespeare et Baudelaire seront toujours là. Et il n’y en aura plus jamais d’autres.

— Donc?

— Je vais être franc avec vous, Les auteurs d’aujourd’hui, je ne peux plus les supporter. Ils rêvent tous de grosses ventes, de prix, de notoriété. Oui, mais voilà: drapés dans leurs rêves de gloire, ils refusent de faire le moindre effort pour les réaliser. Dès qu’ils viennent me voir, c’est pour me parler de leurs états d’âmes, essayer de tirer les délais de remise, ou alors, et c’est encore pire, contrat, royalties, avances, tous sujets qui les obsèdent. Pourtant, à chaque jour qui passe, ils deviennent de moins en moins indispensables. Ils dansent sur un volcan, mais ne le savent pas. À tort ou à raison, cela s’appelle le progrès. Profitez de votre chance, Julia; vous êtes jeune, brillante et vous aimez les livres. Je vous offre une opportunité en or. Nous ferons une bonne équipe tous les deux.

Julia fit la moue. Elle promit de réfléchir.


*


Une fois rentrée chez elle, elle nourrit Oulipo avant de s’installer devant son ordi. Elle retourna sur ChatGpt comme on se fait tirer les cartes. “ChatGpt, donne-moi une bonne raison de t’utiliser pour écrire des livres.”  En une poignée de secondes, le programme lista une quantité impressionnante d’arguments. Évidemment, ce fourbe avait réponse à tout.

Elle se dit que son roman était mal parti.

Elle se dit que Charles, au moins, était sympathique. Tout en faisant partie de ceux qui savent encore que Céline n’est pas uniquement une marque de vêtements, il avait les idées claires et ne cachait pas son jeu. Et il paraissait prêt à lui faire confiance.

Elle se dit que le monde était devenu suffisamment fou pour que ce genre d’idée délirante soit capable de fonctionner. On pourrait même décliner à d’autres genres. Roman noir, roman d’aventures, essais futurologues, marchés étrangers… Une idée incongrue lui traversa l’esprit: pourquoi pas une niche pour la zoophilie (le cas de le dire!) destinée à certains pays scandinaves où ces pratiques ne sont pas réprimées? Partir du “classique”: équidés, berger allemand, pour aller vers de l’exotique: gorilles, félins, éléphants… (Non, pas les félins, se dit-elle en jetant un œil vers Oulipo qui la couvait d’un regard fixe; d’ailleurs, oublions la totalité de cette piste stupide.)

Elle pensa aussi à sa petite voiture qui tombait en panne et qu’il fallait remplacer. Ses parents n’étaient pas riches. Elle en était à envisager de prendre un job chez Mc Do en attendant de passer son Capes, ce qui lui assurerait une vie d’enseignant résigné face à des hordes de collégiens avachis.

Elle se demanda si elle allait regretter davantage la fin de la littérature ou la survie des éditeurs.

Le lendemain, elle attendit une heure décente pour appeler. La secrétaire lui passa le patron.

— Bonjour Charles, je m’aperçois que nous n’avons pas parlé mutuelle et tickets restaurant. Je peux repasser aujourd’hui si vous le désirez…

Un job en or

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France
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