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Une voix nouvelle

Tout avait commencé comme une brise fraîche au milieu d’une chaude journée d’été. Comme une vague à peine plus forte qui vient mourir à vos pieds sur le sable chaud. Juste un petit frisson, presque agréable, qu’on oublie vite…


L’inconnu était gravement blessé quand on l’avait trouvé. Il avait été conduit auprès d’Helbred, la guérisseuse du village. Il se disait amnésique. Au bout de quelques semaines, il avait retrouvé une réelle autonomie. Forst, le chef de la petite communauté, lui avait proposé de rester parmi eux. Il avait construit une maison, avec l’aide de certains hommes du village. Il avait refusé que les femmes y participent, prétextant qu’il ne voulait pas que leur beauté soit abîmée par des travaux trop durs. Cela avait fait beaucoup rire Bran, la forgeronne du village. Flattées par le compliment voilé, les femmes avaient accepté de voir leurs compagnons se réunir autour de l’étranger, chaque soir après les travaux, et rentrer un peu plus tard dans leurs foyers. Il n’y avait rien de mal à ça. Lorsque la maison avait été achevée, chacun était retourné à ses activités, mais l’habitude des soirées entre hommes était restée.


Il avait ensuite planté une clôture autour de sa maison et d’un vaste lopin de terre y attenant. Sous les remarques étonnées des villageois, il avait expliqué qu’il protégerait ainsi ses futures cultures des animaux sauvages, et ses biens des voleurs. Forst lui avait répondu en riant qu’il n’y avait pas de voleur parmi eux, et que tous travaillaient ensemble aux champs ouverts, et que les récoltes étaient ensuite mises à l’abri dans le silo commun pour garantir la survie du village.

L’hiver suivant, le silo brûla. Personne ne comprit comment le feu avait pris. Il partagea généreusement ses réserves avec l’ensemble des villageois. Il fallut se rationner, mais malgré une réelle disette, tout le monde survécut. Au printemps, toutes les familles clôturèrent une parcelle de terrain et firent leurs propres réserves. Et quand l’étranger captura de jeunes marcassins, après avoir tué leur mère, et qu’il les enferma dans un enclos, quelques-uns l’imitèrent. C’étaient ceux qui restaient le plus longtemps chez lui le soir, à discuter.

Durant la saison froide suivante, ils échangèrent la viande de leurs cochons contre des biens de valeur, à ceux qui n’avaient pas réussi à engranger assez de récoltes. Petit à petit, le village commença à se morceler en trois catégories. Ceux qui possédaient des biens, ceux qui pouvaient échanger quelque chose pour les avoir et ceux qui devaient se contenter de leurs seules ressources.


La guérisseuse perçut de légères modifications dans les comportements. Inquiète, elle s’en ouvrit au chef du village.

— Les gens changent, Forst, et je n’aime pas ça.

— De quoi parles-tu, Helbred ?

— Certains me donnent beaucoup plus qu’ils ne le devraient en échange de mes soins, malgré mes protestations.

— Tu devrais être contente, alors.

— Non, car ils me disent que tous devraient donner autant. Et ils s’en vantent ouvertement. Certains n’osent plus venir me voir car ils pensent ne pas pouvoir donner assez. Une femme m’a cherchée pour soigner le nourrisson de sa jeune voisine veuve qui n’osait pas me solliciter. L’enfançon a failli mourir.

— La première n’aurait pas dû se mêler des affaires de sa voisine, et la seconde aurait dû reprendre un mari pour subvenir à ses besoins.

Helbred tiqua.

— C’est le deuxième point qui m’interpelle. Depuis toujours dans notre communauté, hommes et femmes sont égaux. Et la solidarité de tous pour tous est le fondement de notre survie. Or depuis quelque temps, certaines femmes me disent que leur compagnon, leur père, leur frère, leur fils ont changé. Elles ne les comprennent plus.

Forst la dévisagea avec un regard qu’elle ne lui connaissait pas.

— Notre village se développe grâce à l’étranger. Nous avons augmenté nos richesses. Certains nous envient notre belle prospérité. Nous devons commencer à réfléchir autrement. Vous, les femmes, ne pouvez pas comprendre, vous ne participez pas aux débats. Contentez-vous de nous faire confiance, et toi, Helbred, de soigner les corps. Tu m’as fait perdre assez de temps, on m’attend.


Tout s’accéléra au printemps suivant, lorsque l’étranger déclara qu’il voulait se marier, et qu’en échange de son épouse, il donnerait deux porcelets et dix mesures de grain. Les femmes s’insurgèrent, elles n’étaient pas des objets de marchandage ! Il expliqua qu’il ne voulait pas acheter une compagne, mais au contraire dédommager honnêtement la famille qui accepterait de lui confier une fille ou une sœur, car pour lui les femmes étaient de véritables trésors. Bien évidemment, il épousa la fille aînée du chef du village. La plupart des hommes approuvèrent sa démarche, et même certaines femmes, flattées d’être comparées à un trésor. Et la particularité devint habitude, puis coutume.

Les mariages d’amour devinrent d’âpres négociations. Pire encore. L’étranger avait insidieusement développé la notion de propriété, de caste et de lignage. Encore une fois, il avait, dans un premier temps, valorisé la place de la femme comme étant essentielle dans la transmission des biens, puisque c’était elle qui enfantait les héritiers. Mais très vite, cette place centrale devint synonyme de méfiance, de surveillance, de suspicion. La femme devait rester au foyer pour garantir la légitimité de la procréation par le seul maître de maison. Et malheur à celles qui ne pouvaient pas donner la vie. Elles n’étaient pas dignes de recevoir les faveurs accordées à un véritable trésor, puisqu’elles ne garantissaient pas la continuité de l’enrichissement pour les générations futures.

On franchit encore un cap, lorsque l’étranger affirma qu’il ne voulait pas épuiser son épouse à mettre au monde ses héritiers, et qu’il déclara que dans son intérêt à elle, il se forçait à prendre une seconde compagne plus jeune qui l’aiderait à asseoir sa descendance. Encore une fois, une minorité s’insurgea, mais la plupart des hommes, et donc leur maisonnée, approuva sa décision, beaucoup s’empressant d’ailleurs de l’imiter. La guérisseuse ne vint pas importuner le chef du village, elle était morte d’une étrange maladie foudroyante.


Face à la frénésie de l’avoir qui avait envahi le village, les campagnes furent exploitées au maximum pour fournir toujours plus de céréales, de légumes, de fruits. Les forêts furent vidées de leurs gibiers, les arbres abattus pour construire toujours plus et plus grand, les rivières et les lacs, pillés de leurs poissons. C’est alors que l’étranger utilisa le décès d’Helbred pour insuffler une nouvelle idée à Forst.

— Nous ne pouvons pas rester sans guérisseuse. Et nos cultures parviennent à peine à subvenir aux besoins du village. Il faut trouver une solution pour garantir un avenir serein pour nos familles.

— Je suis d’accord avec toi, mais nous n’avons personne pour la remplacer, et il n’y a plus de terres cultivables.

— Il y a un guérisseur à quelques kilomètres d’ici, et les terres autour de son village sont riches et fertiles, tout comme leurs femmes d’ailleurs. Il suffirait de les attaquer par surprise et leurs trésors deviendraient les nôtres…


Après une première expédition guerrière rapide, facile et victorieuse, d’autres avaient suivi, prenant de court chaque nouveau village assailli. Les hommes découvrirent un nouveau plaisir : celui de dominer le monde en assouvissant leur soif d’avoir toujours plus.

Les disparités sociales avaient augmenté en même temps que la taille du petit village qui était devenu une véritable cité, dont l’étranger avait été élu à l’unanimité bourgmestre. La seule loi en vigueur devint celle du plus fort. Désormais, ils vivaient dans une civilisation de compétition permanente, de guerre et de violence. C’était à celui qui aurait le plus de richesses : le plus grand domaine, le plus de femmes, le plus de fils, le plus de serviteurs. Une civilisation de consommation où l’excès était la norme. Il fallait que chaque homme ait toujours plus que l’autre. Les lignées devaient être les plus pures. Les fils devinrent des héritiers de droit quasi divin, et les filles des réceptacles convoités, car malgré leur nature inférieure, elles transmettaient le pouvoir familial, objets soumis de désir et d’échange pour accéder aux plus hauts rangs de la société. En dessous de la classe dirigeante, différentes castes s’écrasaient les unes les autres, entre dominants et soumis, riches et pauvres, hommes et femmes, car même dans le dernier taudis, l’homme agissait désormais en maître absolu sur tous et tout.

Les expéditions incessantes de conquête donnèrent l’opportunité à beaucoup d’hommes de basse condition de s’élever dans la société. Il suffisait d’être bon au combat, d’avoir la chance de survivre aux boucheries qui ravageaient les campagnes, pour revenir auréolé de gloire. Ceux qui ne pouvaient pas aller combattre ou refusaient de participer à ce délire, finissaient dans les champs à se tuer à la tâche pour des propriétaires toujours plus riches et toujours plus avides de biens, femmes y comprises. Pour ces dernières, seules leur beauté et leur fertilité pouvaient désormais leur permettre d’accéder à un statut supérieur à celui de leur naissance, devenues de purs objets de consommation et de réussite sociale pour leur mari. Elles pouvaient améliorer leur condition en mettant en avant des qualités de cuisinière, couturières, lavandières… Mais pour les plus laides, point de salut autre que les tâches les plus ingrates, loin du regard de tous, elles devinrent invisibles. Nahama faisait partie de cette catégorie, laide et invisible…


Elle se glissa dans les cuisines, alors qu’il faisait encore nuit noire.

— Tu es en retard ! la houspilla le gros chef cuisinier. L’eau ne va pas venir toute seule ! Et il va m’en falloir beaucoup aujourd’hui. C’est jour de fête. Dépêche-toi !

Elle empoigna deux lourdes jarres en terre cuite et courut vers le puits dans la cour intérieure. Elle ne pouvait en ramener qu’une à la fois, arquant le dos, les bras tétanisés par l’effort, le souffle court. Elle dut faire cinq aller-retour. Elle était en nage et la tête lui tournait. Elle fut heureuse lorsque le gros homme lui ordonna d’aider à la préparation des légumes ; elle pourrait avaler des épluchures pour calmer un peu son ventre creux. Elle rejoignit la vieille servante et le marmiton responsable des accompagnements. Il ne lui jeta même pas un regard.

Au chant du coq, elle saisit un plateau ouvragé recouvert de mets délicats et gravit les escaliers jusqu’à la chambre de la nouvelle arrivée. Un eunuque inspecta le plateau et la laissa passer. Cette nouvelle caste était apparue lors de la dernière expédition de conquête d’une petite cité. Ils étaient devenus le symbole ultime de richesse : avoir des demis pour gérer les gynécées des maîtres de maison. Lui aussi ne lui adressa pas un seul regard. Elle entra en baissant la tête et posa le plateau sur la table basse de la chambre, et attendit. Une toute jeune fille, presqu’une enfant, s’avança vers elle, le regard hautain. Elle était très belle. Elle la toisa de la tête aux pieds.

— Sais-tu qui je suis, vilaine ? demanda-t-elle avec orgueil et mépris.

— Oui, gente damoiselle, vous êtes le nouveau bijou du bourgmestre.

— Exactement, et ce soir il va venir me voir, et si je lui plais, j’accéderai au gynécée, et je pourrai même devenir sa favorite, acheva-t-elle en relevant son menton enfantin. Qu’en penses-tu, vilaine, crois-tu que je vais lui plaire ?

Malgré le ton bravache, Nahama entendit la peur dans la voix de sa jeune maîtresse. Elle n’osa pas lui dire le fond de sa pensée. Oui, le bourgmestre allait venir ce soir, mais il n’allait pas se contenter d’admirer la beauté de l’enfant-femme, il allait la violer. Et si elle survivait et qu’il en retirait un peu de plaisir, elle intégrerait effectivement le gynécée. Mais elle atterrirait alors dans un monde où le mensonge, la cruauté et les poisons étaient rois. Pour atteindre la place de favorite, elle devrait, elle aussi, apprendre à écraser pour s’élever, à convaincre les eunuques de son potentiel, de leurs propres intérêts dans son ascension. Sans le soutien des demis, la vie dans le gynécée pouvait vite tourner à l’enfer, et même y être très courte. Et si la femme-enfant ne satisfaisait pas le bourgmestre cette nuit, elle rejoindrait le bataillon de servantes des élues. Elle répondit en gardant la tête baissée.

— Nul doute qu’il sera sensible à votre beauté, maîtresse.


Toute la journée, elle s’activa aux préparatifs de la Fête du Bijou qui aurait lieu le soir même. Toute la journée, elle courba la tête chaque fois qu’elle croisa un homme. Car telle était la loi : les femelles étaient inférieures aux mâles. Même le dernier des eunuques, des demis, était supérieur en valeur à la première épouse du bourgmestre. Les femmes étaient incomplètes dès la naissance, inachevées, juste bonnes à assouvir les désirs des hommes et flatter leur égo.

La Fête du Bijou battait son plein. L’alcool coulait à flots, les serviteurs se succédaient avec des plats plus appétissants les uns que les autres, les danseuses rivalisaient de grâce. Le nouveau bijou du maître de maison était assis à ses côtés, tremblante d’excitation et de peur sous le voile qui cachait son visage. La pauvre enfant attendait, avec impatience et naïveté, la nuit qui allait changer sa vie. L’homme ne la regardait même pas, occupé à parlementer avec un riche marchand d’art. Il aurait tout le temps pour s’amuser avec son nouveau jouet.


Pendant ce temps, loin de cette débauche de faste, des ombres furtives glissaient le long des murs de la cité et se dirigeaient toutes dans la même direction. Nahama entra dans la ruelle et poussa une petite porte en bois vermoulu. À la lueur de quelques maigres flambeaux, elle reconnut certains des femmes et des hommes de l’assemblée. C’étaient tous des invisibles comme elle. Trop laids, trop chétifs, trop vieux, trop lents, ou bien alors ayant refusé de s’enrôler ou de se marier. Une frêle silhouette s’avança et le silence se fit. Il s’agissait d’une jeune femme. Son profil gauche était magnifique de grâce et de pureté. Lorsqu’elle tourna la tête, tous virent la marque du fer rouge qui avait creusé sa joue et brulé son œil droit. Toutes les lèvres murmurèrent son nom avec respect.

— Amari…

Tous connaissaient son martyr. Elle avait été la plus belle de toutes les femmes de la cité. Capturée lors d’une expédition de conquête, elle avait été offerte comme bijou au bourgmestre lui-même. Elle avait survécu à sa première nuit et était même devenue la favorite du gynécée sans même avoir recours aux demis, ni aux poisons. On disait qu’il en était fou. Mais la malheureuse s’était avérée stérile, faute impardonnable. Ivre de rage devant la preuve vivante de son impuissance à enfanter un fils avec elle, le bourgmestre l’avait donnée en pâture à la garnison de la cité, en promettant le grade de commandant à celui qui arriverait à engrosser cette femelle maudite. Pour son malheur, Amari avait survécu. Il avait alors ordonné qu’on lui arrache les seins, puisqu’elle n’allaiterait jamais aucun fils. Là aussi, elle avait survécu à l’horreur. Elle avait été laissée pour morte dans la fausse commune. Les invisibles l’avaient recueillie et soignée. Elle était devenue une ombre parmi les ombres.


Amari venait d’une contrée lointaine qui vénérait la Déesse Mère. Son culte était basé sur le respect de la nature et des richesses qu’elle offrait gratuitement aux femmes et aux hommes. Ceux-ci étaient égaux devant elle. À l’origine, ils formaient même un seul être parfait qu’un grand cataclysme avait scindé en deux. Depuis, les femmes et les hommes se complétaient dans le respect mutuel. La civilisation d’Amari n’était pas basée sur l’avoir, mais sur l’être. Petit à petit, ses propos avaient trouvé écho dans les cœurs des invisibles, car ils leur rappelaient le temps d’avant. Comme un autre possible, une alternative à la loi phallique si dure qui vampirisait à présent leur monde. Dure, comme le sexe des hommes dans le corps des femmes. Dure, comme la hache dans le tronc des arbres. Dure, comme la flèche dans le gibier tremblant. Dure, comme l’épée dans le corps des ennemis.

La petite communauté avait pris l’habitude de se réunir chaque fois que les maîtres organisaient des fêtes, personne ne remarquant leurs absences. Ce soir-là, ils se réjouissaient tous de se retrouver, simplement heureux d’être vivant et ensemble.

— Mes amis, commença la voix douce d’Amari, j’ai une grande nouvelle. Nos sœurs et nos frères des autres cités sont prêts eux aussi. Nous partons tous cette nuit et nous nous rejoindrons à l’endroit convenu.

Un murmure traversa l’assemblée.

— Une nouvelle vie nous attend, reprit Amari. N’emmenez que le strict minimum. Ne vous encombrez pas de superflus. Rappelez-vous, Notre Mère n’a besoin que de notre amour.

— Mais s’ils se rendent compte de notre départ ? murmura un vieil homme avec angoisse.

— N’aie crainte, petit père, ils ne s’en rendront compte que demain matin et nous serons déjà loin, lui répondit Nahama avec un sourire apaisant.


Cette nuit là, partout, des cohortes de fantômes quittèrent les cités endormies. Silhouettes grises sous la nuit étoilée. Elles se dirigèrent toutes sur plusieurs kilomètres vers les montagnes de l’Ouest. Elles convergeaient toutes vers une frêle silhouette, portées par un nouvel espoir. Une voix nouvelle résonnait dans leur cœur, ouvrant tous les possibles…


Une voix nouvelle

?
France
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