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Voix sans issue

David s’étira, se retourna et sa main rencontra l’arrondi d’une hanche, remonta de la taille vers l’épaule, écarta délicatement une mèche de cheveux qui dissimulait le visage de la jeune fille allongée près de lui.

De sa voix caressante, rendue plus suave par le subtil dosage exercé entre la lenteur du débit et le timbre légèrement éraillé, il lui murmura de prendre son temps, de se sentir comme chez elle et de cla-quer la porte en partant.

Ce matin, il avait du travail et, malgré le langoureux soupir que la jeune femme émis en guise de ré-ponse, augurant un réveil plus sensuel, il quitta la tiédeur du lit et fila sous la douche.

Laissant l’eau brûlante ruisseler sur son dos, il repensa avec plaisir à Christine, la phoniatre que ses parents avaient consultée, vingt ans plus tôt, pour traiter un léger trouble du langage, un bégaiement nerveux dont il souffrait et qui risquait de compromettre le résultat de ses examens oraux.

À cette époque, lui, à 17 ans, s’inquiétait davantage de la perte d’assurance qui le tétanisait dès qu’il tentait d’aborder une fille.

Christine, nouvellement diplômée, prit l’affaire au sérieux et donna au jeune homme toutes les raisons de se sentir sûr de lui.

Elle l’aida rapidement à vaincre ses légers problèmes d’élocution et s’intéressa ensuite aux mutations physiques que l’adolescence avait générées chez le charmant jeune homme.

Elle lui expliqua, visualisation d’ondes sonores à l’appui, que la montée de testostérone avait épaissi son larynx et allongé ses cordes vocales, et que l’ampleur nouvelle de ses résonateurs favorisait dé-sormais des ondes sonores plus graves et riches en harmoniques, fabriquant ainsi le timbre unique et inimitable de sa voix.

Elle étudia avec ferveur, enregistrements à l’appui, l’action concrète de cette voix de basse naissante sur la déferlante d’hormones et de neurotransmetteurs qui s’activait dans le cerveau de celle qui l’écoutait. Car cette montée de dopamine, sérotonine, ocytocine et autre vasopressine, engendrée par une voix ample, grave, proche du brame profond du mâle alpha dominant, ne se constatait que chez les sujets de sexe féminin, les auditeurs mâles se montrant davantage séduits par les timbres légers, voire aigus.

Alliant la pratique à la théorie, les consultations hebdomadaires auxquelles David se rendit mirent un terme à ses timidités langagières et, dans la foulée, lui permirent de constater que des voix comme la sienne, touchant une zone érogène dans l’oreille interne de l’auditrice, provoquaient, telle une caresse sonore, une montée de désir en relation directe avec le système limbique du cerveau.

Celui de Christine semblait particulièrement sensible au phénomène et le jeune homme put à loisir par-courir avec elle tous les registres de la pratique vocale, travaillant le vibrato, le tempo, la langueur et la profondeur de cet organe qui serait désormais, il en avait alors été convaincu, son principal atout de séduction.

Terminant sa douche matinale par de longs jets d’eau glacée vivifiants, il repensa à Christine avec ten-dresse; elle qui lui avait appris les subtilités de l’appareil phonatoire et ses pouvoirs inattendus.


Plus tard, lorsque vint l’heure cruciale du choix d’une orientation professionnelle, il n’hésita pas long-temps et décida de présenter l’examen d’entrée au conservatoire pour y étudier l’art de la parole. 

Sa tentative se solda par un lamentable échec.

Les professeurs lui firent aimablement comprendre qu’une belle voix ne suffit pas, que transmettre l’émotion, la finesse, les subtilités d’un texte nécessite un regard sur le monde, une compréhension plus fine des thèmes abordés, une solide culture générale, bref, une certaine maturité.

Convaincu par leurs arguments et refusant d’abandonner ses rêves, David passa quelques années à l’université, étudiant la phonétique, la linguistique, il suivit des cours de déclamation en académie et se sentit enfin prêt à affronter à nouveau les professionnels du jury.

Ses années de conservatoire furent passionnantes; armé de son diplôme et de sa séduisante voix de basse, il fut rapidement engagé par différents théâtres, abordant aussi bien le répertoire classique que contemporain, pliant son jeu et ses facilités vocales aux multiples rôles interprétés. 

Son registre varié, sa voix, tour à tour puissante, caverneuse, solennelle, suave, gutturale, pénétrante, onctueuse, assurée, vibrante, rocailleuse firent forte impression auprès des studios d’enregistrement et, en quelques années, il devint La Voix incontournable, celle qu’on entendait en radio dans la plupart des spots publicitaires, celle qui annonçait la sortie des gros “blockbusters” au cinéma, celle que les firmes de doublage s’arrachaient pour incarner la voix française de tel ou tel grand acteur anglo-saxon, italien, espagnol ou chinois…


Le succès fut foudroyant et les rentrées financières engendrées lui permirent de sélectionner les propo-sitions en fonction de ses convictions. 

Car cette vie, quoique facile, n’avait pas pour autant modifié sa façon de voir le monde et son refus absolu de cautionner certaines dérives.

C’est donc d’un pas léger, conscient de jouir d’une existence privilégiée, qu’il rejoignit sa voiture, alluma son téléphone portable et se raccorda à Waze afin d’éviter les habituels bouchons. Siri, l’assistant vocal, lui souhaita une excellente journée et David pensa qu’effectivement, elle démarrait fort bien.

Pourtant, la succession immédiate et inattendue de sonneries qui résonna dans l’habitacle le surprit. Siri, de sa voix aimable mais mécanique, lui lut le premier message: 


— Putain, qu’est-ce que tu fous, mec? Tu déconnes complètement! Inutile de te dire qu’après ça tu ne seras pas bienvenu à la prochaine assemblée!


Estomaqué, il eut juste la présence d’esprit de dire à Siri qu’il ne souhaitait pas répondre. Pourquoi son collègue du syndicat le traitait-il ainsi? Que s’était-il passé?

Le second message émanait d’Alain, son ami d’enfance, et la voix robotique de l’assistant virtuel ca-drait mal avec l’émotion du propos.


— Si on m’avait dit qu’un jour tu retournerais ta veste aussi radicalement, je ne l’aurais jamais cru! Qu’est-ce qu’ils t’ont proposé pour que tu acceptes de faire ça? Un pont d’or? On t’a menacé? Tu réalises la portée de ces messages? Je ne peux pas imaginer que tu soutiennes ces types de ton plein gré, que tu mettes ta voix, ta formidable voix, si rassurante, si pénétrante, au service de ces propos. Allez, salut, on aura eu de belles années…


Ce discours, émanant de son meilleur ami, le laissa abasourdi. De quoi parlaient-ils?

Mais déjà Siri relançait le message suivant:


— C’est maman. Tu sais, ce matin, j’ai bien cru que papa allait faire un malaise quand il t’a entendu à la radio. Qu’est-ce qui t’arrive mon fils? Je ne te reconnais plus, ce n’est pas comme ça qu’on t’a éle-vé… sûrement pas!


Puis un autre: 

— Salut. Je suis heureuse de savoir que les autres te verront enfin comme je te vois!


Que sa mère et son ex-épouse s’y mettent aussi finit de l’exaspérer; il stoppa la litanie de récrimina-tions et décida d’appeler Alain. Immédiatement dirigé vers sa messagerie, il lui fit part de son étonne-ment.

– Salut vieux, je ne comprends rien à ce que tu racontes; à quoi fais-tu allusion? Qui sont ces types qui m’auraient versé un pont d’or? Rappelle-moi, s’il te plaît.


Aucun des autres correspondants qu’il essaya de joindre ne lui répondit; à tous, il laissa la même de-mande.

Arrivé au studio d’enregistrement où on l’attendait pour la matinée, il se gara dans le parking souter-rain et grimpa rapidement les trois étages pour rejoindre les bureaux de la production.


— Ah te voilà! 

La directrice artistique qui devait diriger la session leva à peine les yeux lorsqu’il franchit la porte.

— Pas la peine d’enlever ta veste, le client vient d’appeler, il refuse de continuer à travailler avec toi, je suis en train de chercher un autre speaker… on peut dire que tu as bien merdé!

Avec le sentiment amer de vivre un cauchemar éveillé, David s’assit lourdement et, se massant les tempes où une furieuse migraine venait d’exploser, il la pria de lui expliquer ce qui se passait.

— Tu te fous de moi? Depuis hier soir, les radios diffusent en boucle les spots débiles que tu as enre-gistrés!

— Quels spots?

— Tu me prends vraiment pour une conne? Les messages barbares prônant la militarisation de l’Europe! Bravo, en prêtant ta voix à leurs délires, tu as dû drôlement aider les lobbyistes des compa-gnies d’armement à convaincre le parlement européen.

De l’autre coin du bureau paysager, un ingénieur du son prit la parole:

— Faut dire aussi que la voie est libre depuis la création du fonds européen de défense; ça pèse tout de même huit milliards d’euros. 

— Et le clip en mode warrior, tu en dis quoi? Il est sur Youtube depuis ce matin; pourquoi tu te serais gêné après tout, Clint Eastwood et Chuck Norris ont bien fait l’apologie du deuxième amendement et de la NRA.

— Mais de quoi parlez-vous? C’est pas possible, je vais me réveiller… J’IGNORE DE QUOI IL S’AGIT!

Il avait hurlé les derniers mots. Un silence leur succéda, interrompu par la productrice qui, en guise de réponse, tourna vers lui, l’écran de son portable où un générique tonitruant démarrait la diffusion d’un clip promotionnel digne d’une production hollywoodienne.

On y voyait, dans un montage nerveux, ponctué d’incrustations “coup-de-poing”, une débauche de militaires en tenue de combat montant à l’assaut, le sourire aux lèvres, tandis que des hélicoptères der-nier cri larguaient des grappes d’assaillants au son d’une musique wagnérienne.

Puis il entendit la voix off…

De son timbre profond et pénétrant, elle rappelait que la guerre était aux portes de l’Europe; de son ton martial et solennel, elle incitait chacun à prendre ses responsabilités; avec des inflexions alarmistes et rocailleuses, elle dénonçait les hordes malveillantes qui s’infiltraient dans nos pays; avec de vibrants trémolos, elle demandait aux états de veiller fermement à la sécurité de leurs citoyens.

Et cette voix, c’était la sienne.

Dans son visage d’une pâleur extrême, ses yeux démesurément agrandis fixaient à présent l’écran muet.

Devant son désarroi, personne ne songea à mettre sa parole en doute quand il affirma n’avoir jamais participé à cette production. C’était sa voix, évidemment reconnaissable entre toutes, ou celle d’un hallucinant imitateur, mais il jura n’avoir jamais prononcé ces mots, n’avoir jamais proféré ce texte guerrier et haineux, radicalement opposé à ses intimes convictions.

Il ressentit une brusque montée de nausée et quelqu’un lui tendit un verre d’eau.

En quelques clics, la productrice retrouva le studio où avaient eu lieu les enregistrements et lui tendit un bout de papier reprenant les coordonnées.

C’était une boîte où David avait travaillé quelque temps auparavant, alors qu’il débutait comme voice over pour des documentaires animaliers.


*


Le bâtiment avait bien changé. La façade, lépreuse dans son souvenir, affichait à présent une blancheur insolente.

À l’entrée, une hôtesse avenante lui réclama sa carte d’identité, la glissa dans un lecteur puis saisissant un téléphone, tapota délicatement de ses jolis doigts manucurés un numéro interne et demanda qu’on vienne le chercher à l’accueil.

Rapidement, un jeune homme arriva, le conduisit à travers des couloirs placardés d’affiches vantant les mérites du dernier modèle de génération TEXT-TO-SPEECH, auxquelles il n’eut pas le temps de s’intéresser, car le patron, bras écartés, sourire engageant, l’invita, depuis le seuil de son bureau, à le rejoindre. 


— Je m’attendais à ta visite! La campagne a démarré de façon inespérée. Formidable, n’est-ce pas?

Sans lui laisser le temps de placer un mot, il poursuivit, volubile

— J’espère que tu n’as pas déjà contacté tes avocats, ce serait inutile et nous pouvons nous arranger autrement, n’est-ce pas?

David essaya de lui répondre qu’il n’avait pas d’avocat, n’en avait d’ailleurs jamais eu besoin, mais l’autre continuait sur sa lancée.

– J’imagine que tu as dû être un peu surpris, mais en réalité, je n’ai pas eu le temps de te contacter avant la lancée de la campagne, les choses vont tellement vite.

David tenta un bref “en effet” que l’autre interrompit immédiatement.

— Tu dois comprendre que personne ne peut lutter contre l’évolution technologique, tout est en place, tout est en marche, les nouveaux générateurs de voix, tel TTS que nous utilisons – tu as dû voir leurs affiches dans les couloirs, magnifiques, n’est-ce pas? – font pour la parole ce que Chat GPT a fait pour la génération de texte, et que DALL-E a fait pour la génération d’images. Ces nouveaux généra-teurs de voix révolutionnent le domaine de la voix synthétique grâce à l’apprentissage contextuel, ils s’entraînent à présent à l’aide des dizaines de milliers d’heures d’enregistrements disponibles sur le net, et offrent aujourd’hui, dans toutes les langues, des textes fluides, débarrassés des scories hu-maines, comme les soucis de prononciation, les bruits parasites indésirables ou les états d’âme des speakers… hahahaha!

David profita du rire nerveux qui avait interrompu le débit pour placer:

— Et des milliers de personnes perdront ainsi leur emploi.

— Des milliers? Des millions tu veux dire, c’est la loi de la jungle, les dégâts collatéraux; ce grand chamboulement ne va pas seulement toucher les acteurs, mais aussi les traducteurs, les analystes, les programmeurs, les graphistes, les ingénieurs, les journalistes, les enseignants… à un moment de cette évolution, nous serons tous concernés, et moi aussi. Certaines études affirment que près de la moitié de la population active des pays industrialisés sera impactée! 

— Et ça vous est égal?

— Non, mais qu’est-ce que j’y peux, c’est un combat contre Goliath, et, avant de tomber terrassé, si je peux engranger un peu d’argent, c’est pas plus mal. De toute façon, si je ne le fais pas, quelqu’un d’autre le fera. Les seuls qui survivront seront ceux qui pourront se réinventer.

— Mais vous m’avez volé ma voix! C’est une violation du droit moral qui, vous le savez aussi bien que moi, est incessible et perpétuel.

— Il ne s’agit pas du tout de vol: je t’ai fait signer un accord de licence, ainsi qu’à tous les comédiens qui ont constitué la base vocale que l’IA a clonée, tu as oublié? Est-ce ma faute si vous autres, artistes, ne lisez pas toujours l’entièreté de vos contrats? Les petits caractères en bas de page sont parfois les plus importants. Mais ne t’inquiète pas, tu toucheras de belles royalties.

David sentit la rage l’envahir; un instant, il fut tenté de la décharger violemment sur son interlocuteur, mais il savait que ce n’était pas une solution; tout comme il savait qu’il était inutile d’argumenter. Il ajouta néanmoins:

— Vous n’avez décidément rien compris, c’est mon âme que vous avez volée et aucune contrepartie financière ne me la rendra.

L’autre, goguenard, s’écarta pour le laisser passer. Furieux, David quitta le bureau, traversa les cou-loirs sans un regard pour les affiches racoleuses. À l’accueil, l’hôtesse lui tendit sa carte d’identité et un sourire vaguement désolé.

Dans sa voiture, l’autoradio diffusait une page de pub où une voix chaude et rassurante lui suggéra de se préparer à protéger sa famille et son pays, une voix suave et pénétrante, une voix qui, désormais, n’était plus la sienne.

Il poussa un hurlement de bête blessée, éteignit rageusement la radio et se jura que, même si le combat semblait perdu d’avance, il allait s’y préparer.



Ceci ne risque pas d’arriver, ceci est déjà arrivé…


Voix sans issue

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