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Allegoria

Le secret d’une bonne vieillesse n’est-il que la conclusion d’un pacte honorable avec la solitude ? Garcia Marquez avait vu juste, Léo en avait la certitude. Après quatre décennies à enseigner l’histoire, le retraité s’était accoutumé à être seul. Et la situation si particulière vécue dernièrement par toute la population l’avait incité à faire le vide autour de lui. Une des seules personnes qu’il fréquentait encore était le jeune aide-ménager qui venait quelques heures par semaine. Le scénario était rodé, la maison récurée, tout était parfait puisque le gaillard, sourd-muet et peu dégourdi, ne dévoilerait jamais l’existence de la cache.

C’est en voyant défiler les images de villes en ruines que le professeur avait eu une idée : accueillir un Ukrainien. Projet pour le moins surprenant, en totale contradiction avec sa volonté farouche de réclusion, dans cette vie où, depuis plus de deux ans déjà, il n’y avait plus eu place pour personne puisque tout élément extérieur représentait un risque de danger contaminant. L’occasion lui amènerait peut-être une femme. Elle apporterait un zeste de douceur à son quotidien monotone et il lui expliquerait que la France est le pays des Lumières, un pays de sang pur, de drapeaux et de héros. Si elle était jolie, tant mieux pour le plaisir des yeux. Par la suite, il lui proposerait de rester un peu plus longtemps dans sa grande demeure, à condition qu’elle apprenne les subtilités de notre belle langue française. Et aussi qu’elle soit agréable avec lui. Oh, il ne serait pas trop exigeant, il avait passé l’âge et était conscient que son corps noueux à la peau flasque aurait dégoûté la plus vénale. Mais on n’a rien sans rien, toute personne de bon sens le sait, et l’étrangère ne serait pas assez sotte pour se montrer difficile dans sa situation délicate. Voilà ce qu’avait songé Léo avant que l’Ukrainienne s’installe dans son existence, un matin d’avril, et que germe en lui le projet de virer le sourd-muet. Qu’importe si celui-ci se mettait à gesticuler, ses suppliques seraient vaines, Léo ne comprenait rien au langage des signes.

Les semaines passèrent dans une cohabitation paisible entre la réfugiée et le professeur. Dans une armoire où étaient empilés des ouvrages sur l’histoire de France et d’anciens numéros du Devoir patriotique, il avait retrouvé un dictionnaire français-russe dont il s’était servi quand il s’essayait à apprendre cette langue. Il l’avait montré à la nouvelle venue. « Merci beaucoup », avait-elle murmuré avec un accent prononcé, peut-être les seuls mots qu’elle connaissait en français. Léo lui avait réservé une chambre à l’étage. Depuis quand habitait-elle chez lui ? Il n’en avait plus vraiment conscience. Un célibataire comme lui n’aurait pas eu le droit d’héberger une femme isolée mais les événements s’étaient enchaînés presque par hasard, et Léo lui-même ne se rappelait plus comment il s’était engagé dans cette aventure.

Un jour, il aperçut un dessin qu’elle avait esquissé : des maisons, des immeubles, des rues, des soldats. Chto èta ? Qu’est-ce que c’est ? demanda-t-il. Une ligne sinueuse tracée sur le bord de la feuille semblait représenter une frontière. Le croquis maladroit montrait des files de véhicules, des gens qui traînaient des gosses derrière eux. Elle pointa trois doigts vers le haut – tri dnia – puis leva à trois reprises sa main gauche grande ouverte – piatnadzat kilomiétrov – et fit mine de tenir un volant – na machinié. Trois jours pour accomplir quinze kilomètres en voiture avant que la circulation devienne plus fluide vers la frontière polonaise. Les fuyards entassés des jours et des nuits dans les véhicules, les enfants et les vieux plongés dans le froid et la peur.

Dès le matin, elle s’en allait on ne sait où, sans doute pour régler des problèmes administratifs ou pour rejoindre ses compatriotes. Alors Léo s’imaginait en couple : lui à la retraite – ce qui était le cas –, elle à son travail, un emploi de vendeuse ou de secrétaire. En rentrant, elle lui aurait raconté sa journée, ils auraient bavardé, ri. Mais quand elle était là devant lui, en chair et en os, dans la vraie vie, il remarquait bien qu’elle le regardait à peine. Il faisait semblant de somnoler dans son fauteuil, un livre entrouvert sur les genoux. À plusieurs reprises, il la surprit en train d’inspecter les plantes en pot. Munie d’une éponge humide, elle époussetait chaque feuille avec une patience infinie. Léo, à cause de ses aigreurs d’estomac, préférait manger tôt, mais sa portion à elle était toujours bien en évidence dans la cuisine. Comme il ne parvenait pas à retenir son prénom – Anastasia? Aksana ? Arina ? Aliona ? –, il l’appelait Allegoria. Elle avait trente-huit ans, comme l’indiquaient ses papiers d’identité, les gestes souples, les cheveux châtain clair et les yeux d’un vert trouble. Il devait reconnaître qu’elle avait un physique intéressant. Il ne la reluquait pas au sens propre du terme, mais il aimait suivre du regard sa silhouette gracieuse. Dès qu’elle quittait la maison, il descendait au sous-sol, une simple planche en bois à soulever, tout était en ordre, bien rangé, cela le rassurait. Combien d’allées et venues dans l’escalier raide, éclairé seulement par une ampoule ? Une tâche insurmontable jusqu’à ce qu’il se soit enfin décidé à stopper cette course effrénée, après avoir compté et recompté les boîtes, les bouteilles, les piles sur les étagères, les cartons remplis, cela lui donnait le tournis de penser que tout ça était à lui, rien qu’à lui pour toujours.

Un soir très tard, il l’entendit crier. Il se leva, avança à tâtons dans le couloir sans allumer, s’approcha de la chambre qu’elle occupait. Il épia, longtemps. Les nuits suivantes, il ne put s’endormir, il restait sur le qui-vive, près de la porte, mais l’Ukrainienne demeura silencieuse. Il ne la laisserait jamais partir, il était son gardien, personne ne pourrait plus lui faire du mal. Des pensées confuses lui arrivaient par vagues : sa mission de protecteur, la cache sous la trappe, la femme et lui collés l’un à l’autre dans la semi-obscurité du sous-sol. Au petit matin, il retrouvait ses facultés, Allegoria vaquait à ses occupations, il ne cherchait même pas à la retenir. Mais le soir, avant qu’il plonge dans le sommeil, des visions fantasmagoriques envahissaient son esprit, il était agité de tremblements et marmonnait « La France aux Français ! ». Avait-il de la fièvre, allait-elle le rendre fou ou… malade, cette femme venue d’ailleurs ? Était-elle… contagieuse ? Pourquoi lui avoir accordé sa confiance alors qu’il se méfiait de tous ? En sueur, il se redressait sur son lit, s’imaginait dans la cave devant les vivres accumulés depuis deux ans, les boîtes de conserve, les bouteilles d’eau, de limonade et de vin, les paquets de farine et de sucre, de riz et de pâtes, les biscuits et les fruits secs. Combien de jours survivraient-ils tous deux si jamais… ? Il s’embrouillait, il n’avait jamais été fort en calcul.

Un autre jour, il l’attendit pendant des heures. Par la fenêtre, il observait la rue devenue sombre, il marchait de long en large, tiraillé entre l’inquiétude et la colère. Quelle ingrate ! Dire qu’il s’était contraint à étudier encore et encore la langue qui leur aurait permis de communiquer, le russe, alors qu’elle-même ne faisait aucun effort pour apprendre celle de Léo ! Et qu’il lui avait confié les clés de sa maison ! Il allait la traiter comme elle le méritait, cette étrangère. La France aux Français, après tout ! Il ressassait d’amères pensées. Il se souvint de son enfance, des discours exaltés et des injonctions de son père â€“ sois un homme, mon fils ! –, patriote à l’âme noble et véritable exemple pour le gamin trop sage qu’il était. Ces temps-là étaient bien révolus.

De l’étage, il entendit s’ouvrir la porte d’entrée. En silence, il descendit l’escalier, se dissimula derrière un pan de mur. Il l’apercevait en partie, elle enlevait sa veste, dénouait ses cheveux, ôtait ses chaussures et les alignait à côté de celles de Léo. Les muscles tendus, il se raidit, prêt à bondir. Elle ne bougeait pas, il voyait juste son dos, ses épaules fragiles. À quoi pensait-elle ? Pouvait-elle même imaginer ce qu’il lui réservait ?

Il fit quelques pas vers elle jusqu’à poser une main sur sa nuque. Elle sursauta. L’empoignant par le bras, il l’obligea à le suivre. Il était étonné de sa propre force et du manque de résistance de l’Ukrainienne. Quand il souleva la trappe et la poussa vers l’escalier raide et sombre, elle fit mine de se débattre. Mais il l’agrippait d’une poigne de fer, alors elle commença à descendre pas à pas en se tenant aux murs. Il se pressait contre elle, il sentait sa chaleur, ses cheveux qui lui balayaient le visage, et malgré l’inconfort du lieu, un vague désir monta en lui. Il la ferait boire, elle se laisserait faire et tout se passerait comme il le souhaitait.

À présent, ils étaient ici. Rien qu’à deux. Sous la trappe, dans la cache, son secret bien gardé. Le paradis qu’il s’était construit semaine après semaine, mois après mois, dès que le Mal s’était répandu laissant à chacun de ses passages les morts innombrables, statistiques livrées par la presse aux citoyens sidérés. Autant de malades, autant de décès, autant de lits d’hôpitaux occupés par des mourants allongés sur le ventre avec des tuyaux qui leur sortaient du corps, abandonnés à une fin misérable dans la solitude. Dans le sous-sol, il y avait de quoi tenir un siège. Il avait allumé les trois ampoules suspendues au plafond et épiait le regard d’Allegoria, mais il ne put y déceler qu’un vide insondable. Elle humait l’air en jetant autour d’elle des coups d’œil furtifs vers les innombrables objets et vivres amassés en un endroit aussi exigu. Les sacs de farine entassés les uns sur les autres croulaient, les bouteilles d’huile étaient alignées comme des soldats, les boîtes de conserve formaient un mur hétéroclite et, dans un coin, des livres étaient empilés sur une étagère. Il la fit asseoir sur une caisse en bois.

— Tu vois tout ça ? dit-il en russe. Ça fait deux ans que je ne suis presque plus sorti de chez moi. Je passais mes commandes et on me livrait tout. Deux ans, dva goda.

— Pourquoi ?

— Pour ne pas tomber malade à cause des autres. Pour ne pas mourir, fit-il en cherchant ses mots.

— Mourir ?

— Ã€ cause du virus.

Elle se leva.

— Je veux sortir !

Il l’obligea à se rasseoir. Elle respirait vite et fort, à bout de souffle. Le visage caché dans les mains, elle se mit à haleter.

— Tu peux rester, tu dois rester. J’ai acheté des livres en ukrainien et en russe. Ici, tu es en sécurité.

Elle s’agita. Les cheveux devant les yeux, elle faisait non de la tête avec force. Il était désemparé, incapable de trouver les termes précis pour exprimer ses pensées, dans une langue qu’il maîtrisait aussi mal.

— Tu as peur ?

— C’est vous qui avez peur, monsieur.

Monsieur ? Elle qui l’avait toujours appelé par son prénom ! Elle le narguait, l’insolente.

— Peur ? s’exclama-t-il. Moi ?

Esquissant un sourire, elle demeura immobile, indéchiffrable. Un long silence passa. Ce fut elle qui parla la première, d’une voix cassée.

— Chez nous, à Kharkiv, je suis restée dans une cave. Un mois et cinq jours. Pas beaucoup de nourriture, pas beaucoup d’eau. On était vingt-trois et…

Il voulut l’interrompre, mais elle lui enjoignit de se taire.

— Mon ami est là-bas, comme les autres, murmura-t-elle en faisant le geste de porter une arme. Mon ami, moï lioubimii…

Lioubov, le premier mot que Léo avait appris en russe… Amour. Ainsi, comme tous les hommes en âge de se battre, son compagnon n’avait pas eu le droit de quitter le pays.

— Et tes parents ?

Elle haussa les épaules.

— Leur maison a été bombardée, leur magasin aussi, ils vendaient des fleurs. On ne les a pas retrouvés. Après j’étais dans la cave avec les autres… Et puis, on m’a emmenée dans un bus avec des gens puis dans une voiture. Deux mille huit cents kilomètres jusqu’ici.

Et elle raconta tout : la faim, la soif, la promiscuité pendant le long mois passé sous l’immeuble délabré, les pleurs des enfants, l’épuisement des vieux, le mourant qu’ils n’avaient pu sauver, les disputes et les cris, la poussière, la crasse, l’insupportable odeur des corps, le froid, les murs qui vibraient à chaque bombardement, les rares sorties dans la rue avant que les sirènes se remettent en marche, le retour d’un silence encore plus oppressant, car il présageait une nouvelle attaque, les cauchemars interminables, l’ignorance du lendemain… Et surtout, l’idée fixe que tous partageaient sans oser se le dire : celle d’être ensevelis sous les décombres du bâtiment. Au début, elle essayait de compter les jours, après elle ne savait plus, tout s’embrouillait, parce qu’ils ne quittaient presque pas le sous-sol, le jour ressemblait à la nuit, il fallait juste demeurer vivant, c’était la seule chose qui importait. Elle dit enfin que son compagnon et elle étaient archéologues, elle mélangeait le russe et l’ukrainien avec ça et là quelques mots de français, ses mains s’agitaient, elle parlait beaucoup trop vite pour Léo qui s’égarait dans ses propos décousus. Mais il comprenait son langage, le langage universel des êtres qui ont tout perdu sauf la vie.

Il s’assit auprès d’elle, lui prit la main. De nouveau, elle eut un mouvement de révolte. « Izvini… pardon, pardon, prosti minia », murmura-t-il, mais déjà elle se précipitait vers l’escalier. Elle rata la première marche, tomba. Il l’aida à se relever, elle hoquetait, s’agrippait à lui tout en essayant de le repousser, il la portait presque. Était-elle blessée ? Il la soignerait comme si elle avait été son enfant, il lui donnerait sa propre vie s’il le fallait. Oui, sa propre vie ! Comment avait-il pu imaginer autre chose, vouloir la dominer, l’avilir, sous prétexte qu’il était en position de force par rapport à elle ?

Tout doucement, ils remontèrent les marches, accrochés l’un à l’autre, et il répétait sans cesse « prosti minia, pardon, tu es libre, libre… ». Peu à peu, elle s’apaisa. Quand ils se retrouvèrent au sommet de l’escalier, elle le regarda en face, dit « spassiba » et ce seul mot – merci – était pour Léo le plus beau des cadeaux. Étreint par l’émotion, il essaya de dissimuler son trouble. Il était soulevé par quelque chose qu’il n’avait jamais éprouvé, une énorme bouffée de bonheur qui explosait dans sa poitrine et lui donnait le sentiment d’être enfin devenu un homme.

Allegoria

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Belgique
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