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Au pays de mon corps

Mon corps est plongé dans la baignoire. C’est l’unique moment de répit qui m’est permis. Seule, une fois par mois, quand iels me considèrent comme impure, je peux fermer les yeux et méditer. Je peux sentir mes membres, mon ventre, mon sexe, mes seins. Ils m’appartiennent enfin. Eux qui servent à la jouissance des autres sans qu’ait le temps de surgir la mienne. Je ferme les yeux quand viennent les assauts. Ceux d’un viol sans violence, presque consentant. J’attends que me quittent ces corps étrangers qui pénètrent et usent le mien. Tu le dois à la Nation, m’ont-iels dit. A moi, et à toutes les Rousses du Peuple, un ou deux pour cent de la population, paraît-il, dont le gène MC1R a muté. Nous sommes précieuses, nous sommes des raretés.

Roux. La couleur des cheveux du roi David. Roux. La couleur des cheveux de Judas. Roux, la couleur du stigmate apposé durant des siècles à mon Peuple. Roux, ma couleur, celle des poils de mon sexe hérissés dans l’eau du bain. J’y glisse mes doigts agiles. Le plaisir solitaire, c’est la seule liberté qui me reste. Mais je ne parviens pas à me détendre. Comment en sommes-nous arrivés là ?

Auparavant, au lendemain de nos règles, nous étions collectivement immergées dans de grandes bassines d’eau délicieusement tiède. Rires et Rousseur, caresses des retrouvailles. Les Peupliotes ont trouvé ça choquant : un bain rituel doit être un moment de recueillement. Et puis, toutes ces paroles échangées ne nous mèneraient-elles pas à la révolte ? Nous étions trop utiles pour être punies ou chassées. Trop précieuses et rares pour être gaspillées. Iels nous considèrent comme l’avenir de la Nation rousse, l’emblème de sa pureté.

La guerre par les armes est démodée et contreproductive, ont décrété les Peupliotes : quel gaspillage que tous ces gènes utiles à la perpétuation de la race rousse sacrifiés ! La bataille sera génétique, nous saurons nous reconnaître et nous unir une fois l’époque transitoire passée. L’heure rousse adviendra. « Certes, c’est un peu désagréable pour vous, les Rousses, concèdent les Peupliotes, mais une fois la machine de la sélection naturelle lancée et nos recherches sur le gène MC1R abouties, vos descendants continueront le travail. Cet élevage de Roux n’est qu’une mesure provisoire. » Nous sommes la génération sacrifiée, le gynécée vénéré.

Je me souviens de cette très vieille chanson qu’affectionnait mon arrière-grand-mère. Une chanson de Jean Ferrat, je crois :


Le poète a toujours raison, qui détruit l’ancienne oraison
L’image d’Ève et de la pomme
Face aux vieilles malédictions, je déclare avec Aragon
La femme est l’avenir de l’homme


On ne dit plus de l’homme, aujourd’hui, mais vous avez compris l’idée. La femme est l’avenir de l’Humanité. Iels n’arrêtent pas de le répéter. Cette pensée traduit l’élan de toute la Nation, cisgenres, transgenres, non binaires, de genre fluide ou agenres et plus, tous sont d’accord pour le dire. Iels voient en nous, les Rousses, leur avenir. Iels nous appellent les Mères de la Patrie. Iels nous baisent avec leur sexe ou nous inséminent avec leurs seringues, peu importe. Iels nous vénèrent et veulent nous pénétrer pour laisser une trace, leur trace, dans la Nation en construction.

Les Non-Roux disent de nous que nous sommes une secte, un nombre d’individus anecdotique sur un territoire microscopique. Iels n’ont rien compris à notre stratégie : au vu de notre rythme de reproduction, nous roussirons le monde entier.

Mon arrière-grand-mère me racontait parfois le génocide des Tutsis au XXe siècle, la cruauté, l’acharnement des hommes sur le corps des femmes. C’est comme si gagner une guerre, c’est soumettre le corps des femmes, affirmait-elle. Elle voulait dire des femmes ennemies : les génocidaires Hutus ont systématiquement violé leurs voisines tutsies, insérant en elle leur semence afin de marquer leur descendance à jamais. Et aujourd’hui, je me sens démunie. Car ce sont les corps de ses propres femmes – ses Rousses – que mon peuple veut dominer, exploiter. Alors que nous vivons dans une société sexuellement inclusive, comment le comprendre ?

Par le passé, des femmes comme nous ont été dissimulées au regard des hommes cisgenres par une coiffe et d’amples habits censés les protéger de la concupiscence. Je ne peux accuser les Peupliotes d’une telle offense.

Par le passé, des femmes ont été mutilées sexuellement, leur jouissance faisait peur – car comment contrôler une femme qui assume son corps ? Je ne peux accuser les Peupliotes d’un tel crime.

Mais soumettre nos corps de Rousses à la reproduction intensive, voilà ce qu’iels nous imposent. Nous sacrifier afin que vive le Peuple roux, le peuvent-iels ?

Iels disent que la femme rousse est l’avenir de l’Humanité.

L’Humanité n’est pas le Peuple.


Shema Adonaï, Écoute mon Dieu,

L’Humanité est Une.

Libère-moi des chaînes de l’esclavage,

Car il n’existe d’Humanité

Sans liberté.


J’ai prononcé cette prière, elle venait du plus profond de moi. J’ai prononcé cette prière. Et la jouissance a jailli. Incontrôlable.

Je suis une femme libre. Je suis une femme debout.

Et je ne suis pas seule.


Debout mes sœurs en rousseur,

Debout, mes sœurs en douceur !

Nos mains des menottes ôtons,

Nos destins d’Humains osons !

Au pays de mon corps

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Belgique
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