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Audiodescription

Bonsoir, amis malvoyants de la boucle de la nuit! Vous qui êtes les téléspectateurs, ou plutôt les auditeurs insomniaques et probablement seuls, des émissions étonnantes comme “Chasse et pêche” ou la voyance en “direct live” à des heures indues. Il est 3 heures du matin en ce dimanche 26 novembre. 3 heures du matin, en médecine chinoise, c’est l’heure de la colère, celle du foie. Et c’est de là, que je prends le pouvoir. Ne vous inquiétez pas, je ne vous veux pas de mal, mais mes jours sont comptés. Désolée si je ne vous décris pas le lapin qui court dans les champs avant de se faire dégommer. Si ma voix ou mon propos ne vous conviennent pas, vous pouvez toujours zapper sur la chaîne à côté où ma collègue Aline vous fera passer les premières heures de demain, avant le boulot, de manière habituelle, en vous racontant les images que vous ne voyez pas avec une intonation neutre, factuelle.

Je vous l’accorde, c’est un drôle de métier. Mais je l’ai choisi pour cela.


Un chasseur se dirige vers un mirador dans un champ dégagé devant une forêt de pins sombre.


Je dis ceci pour retenir votre attention et pour piéger l’algorithme qui me traque. J’ai choisi ce métier dans l’audiodescription pour pouvoir gérer mon trop-plein d’émotions. Avant j’étais journaliste. C’est-à-dire que je prenais les situations en pleine poire et que je n’arrivais pas à me dégager de signaux de stress que m’envoyait mon cerveau.


Le chasseur a mis son fusil en bandoulière pour grimper l’échelle en bois du mirador.


Donc, j’ai pété un câble.

“Tu ne peux pas être une journaliste hypersensible. Ou bien tu es professionnelle ici ou bien tu travailles ailleurs où ta sensibilité peut être un atout. Il est impossible que tu te laisses déborder par ton corps alors que c’est de ta rationalité dont on a besoin dans ce métier” a décrété mon chef de service. Et je le comprenais. À me voir, en larmes, lui raconter le “papier” que j’allais écrire. Il y avait là de quoi l’inquiéter.


Le chasseur est arrivé sur la plateforme du mirador. Il regarde autour de lui de gauche à droite et derrière.


Vous me suivez toujours? Ceux qui restent parmi vous insomniaques malvoyants et probablement solitaires, vous qui n’avez pas poussé sur la télécommande en braille pour me faire taire? Je vais poursuivre mon histoire. J’ai donc pris le poste dans l’audiodescription pour faire la part des choses entre le factuel, l’observable, les éléments sur lesquels tout le monde peut s’accorder et mon tourbillon intérieur afin de bien les délimiter. Ce pour m’aider à, enfin, devenir une journaliste correcte. Car être journaliste est mon rêve. Je sais bien que les lecteurs ne lisent pas vraiment les signatures en capitales grasses, même avec une photo parce qu’ils sont plutôt intéressés par une narration de l’actualité, une histoire.


Le chasseur prend son fusil en l’enlevant de sa bandoulière et le charge avec deux cartouches qu’il a prises dans le sac banane sur son ventre.


Sorry, je dois audiodécrire. Cependant, j’aime me faire connaître par un autre moyen que Tik Tok ou Instagram en étalant mes conneries de jeune adulte. En ayant 27 ans, j’ambitionne de me poser dans une identité professionnelle sérieuse, dans un journal sérieux, un JT phare. En travaillant dans l’audiodescription, j’imaginais, un jour, passer dans le sujet “inconnu connu” d’Eric Russon sur la Première parce que ma voix est connue, mais pas mon identité ou mes pensées. Je lui aurais dit ce que je vous raconte aujourd’hui. Je suis, pardonnez-moi, de la génération Y qui a besoin d’exister, ne fût-ce que 3 minutes, modestement, soit cinq fois moins que ce qu’avait prédit Andy Warhol. Les gens se sont trop moqués de mon nom, ignorant la personne qui devait l’habiter.

Ce qui a déclenché tout ce pataquès, c’est la pub vue hier soir.

Quelques jours auparavant, Javier Milei raflait 55,6 % des suffrages en Argentine. Un clown cruel a pris possession de la piste dans le cirque démocratique de l’autre côté de l’Atlantique. Les antisystèmes l’avaient emporté et changé radicalement le fonctionnement, certes chaotique de l’État. Le monde était-il en train de perdre la boule en zappant toute nuance, en claironnant des slogans absurdes genre “État pédophile qu’il faut décapiter à la tronçonneuse”? Sérieusement! Zattemansklap? (propos d’homme soûl). 60 % des Flamands seraient prêts à donner une seconde chance à Conner Rousseau après ses paroles indubitablement racistes et violentes. Oups, je m’emporte.


Au loin une biche sort de la forêt et s’avance en mangeant de l’herbe.


Il faut rester concentrée et faire le taf un minimum. Quand je pense à tout ce qui se passe, j’ai la chair de poule et mon estomac semble pris dans un étau. J’ai commencé à me sentir cernée par les horreurs quand le “Joker” néerlandais a surgi des urnes, Geert Wilders, comme un lapin peroxydé du chapeau d’un prestidigitateur fou. Il s’ajoute à d’autres rongeurs de la carotte démocratique qui avancent le long de la frontière est et au sud de l’Europe. Celui-ci se situe à nos portes et inspire le nord du pays. Avec des slogans excluants: Nous (moi) d’abord! À bas les autres, ceux qui ne sont pas comme moi; au final tout le monde, car personne ne représente le moi-moi-moi! Que des alliances momentanées avec des coiffures improbables à la Boris Trump. Comme beaucoup de populistes, Wilders veut un arrière-toute vers un passé glorieux? Mais quand il nie le réchauffement climatique dans un pays dont un tiers de la population se trouve au niveau de la mer, a-t-il vraiment envie de revenir aux inondations de janvier 1953 qui ont emporté plus de 1 800 personnes? Le glorieux passé réimaginé.

Chers malvoyants insomniaques et probablement solitaires, voici venue la pause publicitaire qui a déclenché ce coup de gueule, mon risque-tout. En audiodescription, car vous connaissez la bande-son. Une plage. Des personnes sont assises sur un banc de pique-nique en bois. Un homme noir de dos apporte un ravier dans lequel pioche une jeune fille. Elle prend quelque chose qui ressemble aussi bien à une frite par la couleur qu’à un tortellini mou. Les coins de sa bouche descendent. “C’est pas du belge!” chante un chœur sur une musique qui devient de plus en plus triomphante — mais ça vous l’aviez pour sûr entendue. Elle se lève et plusieurs personnes la suivent vers le plan suivant. Des personnes sont attablées devant des verres qui contiennent deux tiers de mousse, un tiers de bière. À l’arrière-plan, une dame asiatique avec un plateau de service. “C’est pas du belge!”. Les personnes de plus en plus nombreuses marchent rapidement sur un pont qui enjambe une étendue d’eau. “C’est pas du belge!”

Permettez, pause algorithme. Pas trop de risques non plus.


Le chasseur pointe son fusil vers l’endroit où se trouve la biche.


La foule passe près d’un panneau bleu qui indique au milieu d’un cercle de 12 étoiles “Belgique-België”. La musique monte d’un cran quand la foule s’arrête devant une enseigne lumineuse rouge indiquant un grand “Q”. Plan sur des visages réjouis. Non, il ne s’agit pas d’une pub pour un parti politique nationaliste. Juste une chaîne de fast-food qui titille la fibre “nous contre eux”.

Là, je suis sans doute repérée par l’AI qui va me remplacer. L’inconnue de l’audiodescription qui a honte de son nom. Même si je n’ai pas prononcé le nom de la marque, des éléments ont dû déclencher la vigilance e-business. Faisons vite. Amis de la nuit… Nous ne pouvons pas empêcher la déferlante d’égoïsme, mais nous pouvons faire le buzz. J’espère que parmi vous, on peut compter sur 92 chiens guides pour se mettre devant les restaurants Q demain afin de faire du bruit en faveur d’une société inclusive. J’en ai plus pour longtemps, je pense qu’on va m’arrêter en direct, événement qui va lancer la dynamique.


Le chasseur appuie sur la détente. Il est projeté en arrière et tombe du mirador. La biche continue à brouter.


“POLICE! Lili Panzani! Vous êtes en état d’arrestation pour incitation à la désobéissance économique!”

Audiodescription

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Belgique
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