Autoportrait en russe
Le gars a jailli sur la scène, on aurait dit qu’il voulait la défoncer. Dans son t-shirt barré d’un Fuck You, il nous a fixés mitraillés avant d’annoncer qu’il dédiait sa chanson à sa patrie. Ses bras et ses pectoraux oversize, son cou, son crâne tatoués et tout son corps hurlaient : faites gaffe. Un malabar, aurait dit mon père qui avait appris le français dans les années trente. La salle l’a acclamé : vu la dégaine, on s’attendait à un rock metal ou à une shanson, ces refrains moqueurs que braillent les voyous dans les bars de Moscou. Mais j’ai reconnu les premières mesures de Kalinka. Comment oublier ? Les chœurs de l’Armée Rouge étaient un des rares disques de mes parents et il arrivait encore à ma mère de fredonner, la voix au bord des larmes, Kalinka Kalinka Kalinka maîa. Sauf qu’aujourd’hui la bluette de mon enfance avait perdu son innocence.
Et l’Armée Rouge, sa gloire.
C’est une scène minuscule et mal éclairée dans un bar minuscule et plein comme un œuf. Au fond de la salle, sur un écran défilent en silence des chars tagués d’un Z, des rues et des maisons explosées, des enfants, des vieillards en pleurs qui s’enfuient. L’Ukraine, la guerre sans le son. Et voilà qu’un Russe vient ici, nous défier avec son chant de patriote et son organe d’Armée Rouge.
– Il est gonflé celui-là, je dis au barman, un rouquin que je n’ai jamais vu ; seule comme toujours, seule sans personne à qui parler qu’un barman. Et mes absents, bien sûr, que je n’oublie pas : ma mère, qui est si loin et Philippe, que j’aime encore. Pour me donner une contenance je demande une deuxième vodka au rouquin et j’en siffle une bonne moitié.
Un an déjà que je fréquente le Kropotkine. Et six mois que je me suis mise à la vodka, dont j’ai réalisé – pourquoi si tard ? – qu’elle assomme moins que le vin. Paris sortait d’un interminable confinement et j’errais dans la ville, plus perdue que jamais, quand j’ai remarqué ce bar et, sous Kropotkine fraîchement repeint en jaune et bleu, inscrit en petites lettres rouges : Bar Soviétique. Ça m’a parlé comme on dit.
C’est ce soviétique, j’imagine, qui a poussé le malabar à s’y produire avec son Kalinka calamiteux – encore qu’il ne pouvait ignorer que le public y est sans équivoque pro-Ukraine.
— Ce bar est fait pour moi. Sombre, anarchique, intrépide, j’avais dit à Maman qui s’en fout, en découvrant qu’au Kropotkine personne n’est masqué. Ici tu vois nous ne craignons pas la mort.
Ici, j’ai vu des standuppers qui ne font rire qu’eux-mêmes, un balèze entrer sur scène avec sa bicyclette entre les dents, un groupe hard punk qui s’accompagne à la balalaïka, un stripteaser trans qui s’est effeuillé dans l’indifférence générale et bien d’autres créatures extravagantes. J’ai parlé à des étrangers qui m’ont répondu, j’ai parlé à des poètes qui slamaient leurs vers abscons, à des romanciers qui ne finiront jamais leur roman. J’ai parlé, à des vraies gens en chair et en os comme on dit. Ici, j’ai découvert que je suis – à demi – Ukrainienne.
Voilà maintenant un an que je traverse Paris pour me percher sur le cuir rapé d’un tabouret du bar. C’est si loin de mon quartier, je n’ai pas honte de boire en solitaire.
Comme je n’aime pas avouer que je n’ai plus d’amoureux ni beaucoup d’amis, je prétends habiter dans le coin et débarquer comme ça, en passant, les quelques soirs où je n’ai rien en vue. Je suis connue sous le nom de Valentina. Je dis aussi que je suis artiste, je ne précise pas artiste de quoi, d’ailleurs on ne me le demande pas. Raconter des bobards, m’extirper de mon triste moi, ça me plaît.
En janvier, quand la tension autour de l’Ukraine s’est faite menaçante, les nappes et les serviettes noires sont devenues jaunes et bleues tandis qu’à la télé, France 24 remplaçait les défilés de mode et les clips les plus kitsch du monde que nous regardions en rigolant.
— Vois comme ils sont beaux et fiers, j’ai dit à Philippe que j’ai quitté.
Dans la salle, ça commence à chauffer et le chanteur monte le son pour couvrir les sifflets.
— Ce salaud, a rugi une voix à côté de moi. Avec son patriotisme à la con, il est convaincu d’avoir tous les droits et qu’il va nous dévorer.
J’ai déjà remarqué cette fille. Une beauté slave, blonde bien sûr, avec un visage de poupée préférée, des yeux jusqu’aux tempes et cet air mi-ange mi-peste des femmes de l’est ; cette splendeur qui capte tous les regards dont je n’ai pas hérité. Chez une autre, son short à fleurs et sa blouse à volants auraient paru grotesques.
Sur la scène, le malabar termine sa chanson en hurlant et la blonde me regarde.
— Oksana. Et toi ?
Elle parle avec un léger accent et ces consonnes mouillées de salive qui me rappellent Maman.
— Lisa, je réponds, si troublée qu’une fille comme ça s’intéresse à moi que j’en oublie qu’ici je me nomme Valentina.
Ne plus être moi, j’avais dit.
— Ukrainienne ?
— Française. Mais ma mère est Russe. Ou plutôt Ukrainienne en fait, je balbutie.
— Ça arrive, répond Oksana.
Elle a l’air de comprendre. Moi, j’ai du mal.
— Govorish pa rousski ? Tu parles russe ?
— Non hélas.
Il est prématuré de dévoiler à ma nouvelle amie Oksana les bizarreries de ma famille et pourquoi j’ai appris l’allemand plutôt que le russe. Un jour peut-être je lui raconterai que mon père, né dans une Roumanie germanophone, méprisait les Russes ; y compris sa femme.
— Les Russes sont des sauvages, incapables d’arriver à l’heure, qu’il disait. Trois quatre heures de retard, ça ne leur fait pas peur, les Russes on ne peut pas compter sur eux, il disait aussi.
Ma mère s’en fichait. Et ce que j’apprenais ou n’apprenais pas, elle s’en foutait carrément. Je me demande si elle n’était pas déjà malade. Et moi qui n’étais pas malade, j’ai vite renoncé à contrarier mon père : c’était lui, le malade ou alors, je pensais, il est déjà gâteux. Comment sinon comprendre que cet homme, prisonnier en Allemagne puis déporté à Mauthausen, continue à vénérer les Allemands ? Il n’avait pas changé depuis sa jeunesse où, il le répétait sans cesse, nous regardions vers l’ouest, toujours vers l’ouest, jamais vers la Russie, ce peuple de brutes. Et, à chaque fois, il énumérait comme si vous étiez inculte : Goethe, Schiller, Heine, Mozart, Beethoven, oui un grand peuple… Il faut croire que les amours de jeunesse sont les plus tenaces. Les rancœurs aussi : trente ans plus tard, je lui en veux encore, à mon vieux père.
Moi, je dirai à Oksana, je me sentais Russe et j’étais fière d’être issue, comme Tolstoï, Tchekhov, et Nabokov, de la grande et romantique Russie. J’avais le charme et les pommettes. Je pleurais je riais, c’était la vieille, la magnifique âme russe, autrement plus classe et exaltante que les Teutons et la Mittel Europa bien-aimés de mon père sévère.
J’adorais me vanter d’être à moitié Russe, je me faisais mousser avec mes origines russes, mon charme slave, le délicieux contraste entre mes pommettes slaves et mon chic parisien.
Mais figure-toi Oksana, j’ajouterai ce jour-là, figure-toi que je suis nulle en géographie. Je ne connais Odessa qu’au cinéma, un escalier monumental dans le Cuirassé Potemkine, je crois. Et voilà qu’en regardant les informations, en les regardant ici, dans ce bar, je viens de découvrir qu’Odessa est en Ukraine. Et que ma mère, née à Odessa, n’est pas Russe, mais Ukrainienne. Et donc que moi, je suis à moitié Ukrainienne. Comme Gogol. C’est bizarre, non ?
Je ne savais rien d’Odessa avant la guerre, juste l’escalier, je ne regarde jamais les cartes, tu sais, mais cette guerre, je te jure, elle me déchire, je lui dirai pour m’excuser d’avoir été si longtemps Ukrainienne sans le savoir.
En attendant, le chanteur russe était évacué sous les huées et le bar s’apprêtait à fermer.
— J’habite à côté, tu veux venir ? demande Oksana et je me retourne pour vérifier que, oui, c’est bien à moi qu’elle s’adresse.
Elle est née à Kiev et vit à Paris depuis quinze ans.
— Et ta famille ?
— Mes deux frères, mon père sont restés Ukraine. Ils se battent. Des soldats. Et moi ici, qu’est-ce que je fous ? Inutile, c’est tout. Je suis fatiguée des hommes, elle annonce comme si c’était une profession.
— Si jeune, et déjà lassée ?
— J’ai été mannequin, tu sais, et pour nous modèles les années ça fait double.
Son salon est étroit, étouffé par les plantes vertes qu’elle arrose en parlant sans me regarder, bouffé par un canapé écarlate et des lampes, des tableaux, des photos – d’elle, surtout – sur les murs et dans tous les coins.
Je n’ai pas envie de lui mentir : je m’appelle Lisa, j’ai quarante et quelques, je suis traductrice et depuis peu Ukrainienne. Je lui explique pourquoi je n’ai pas appris le russe, je raconte mon père, ma fierté passée d’être Russe, j’évite de parler de mes pommettes. Je lui dis que je ne crois plus aux histoires d’amour.
— Tu parles beaucoup, tu parles pour deux, elle me dit.
Elle me pousse sur le canapé et m’embrasse et je me laisse faire.
— Pourquoi je me laisse faire ? je demande à Philippe.
— Elle a tes yeux, ton regard inflexible, un peu d’or noyé dans du vert. Et ton accent, je dis à Maman.
Ton accent d’avant, Maman, les r un peu roulés, les consonnes mouillées d’autrefois, quand tu parlais encore. Quand tu t’es mise à tout noter, nom, sexe, adresse, langue maternelle, dans tes carnets pour ne pas oublier. Je ne vais rien oublier, tu disais. Mais l’oubli est venu, avec l’âge, l’Ehpad et la bouillie au cerveau. Maintenant, tu ne dis plus rien, ou presque, et je me cramponne à tes quelques mots et à ton accent qui reste celui de mon enfance. Ah, les souvenirs d’enfance.
Peut-être que je l’ai suivie pour ça, la belle Oksana : j’ai juste besoin que Maman me parle, besoin d’entendre son « allio » follement russe au bout du téléphone. Du coup, comme on dit aujourd’hui, je suis bien contente de lui avoir avoué la vérité.
Elle se lève et me montre une carte gigantesque sur le mur. L’Europe et à droite, immense, en vert, le défunt Empire Soviétique.
— Tu vois, Odessa est en Ukraine. Tu es juive ?
— Comment tu le sais ? Il y a un problème avec mon nez ? je lui demande, avant de confirmer que oui oui Oksana, je suis bien juive.
Elle ne sourit pas.
— Pas facile expliquer en Français. Le problème, disons, c’est Odessa. Ou Odessa et Juifs, plutôt. Quand impératrice Catherine a construit la ville, les Juifs sont arrivés, très nombreux, milliers, centaines de milliers. Ils étaient riches, instruits, très patriotiques et fiers d’être Russes. Et même quand Ukraine est devenue République soviétique à l’époque stalinien, ils ont continué de se sentir Russes. Ukraine, on l’appelait petite Russie.
Ça m’émeut, ça me touche si fort de l’entendre que j’ai du mal à l’écouter. Les noms sans article, comme Maman, le masculin pour le féminin et vice-versa, ces fautes qui, enfant, me faisaient honte dans les magasins et qui aujourd’hui me prennent au cœur.
— On l’appelait Petite Russie et eux, ils voulaient vivre en Grande Russie. Après bien sûr, c’est un autre histoire : les pogroms, les Nazis, Babi Yar, ces choses antisémites, tu connais je suppose. Mais ta mère, surtout si elle a vécu en France, elle est comme les autres. Elle est Russe. Ou, disons, elle se prenait pour Russe.
— Elle est toujours vivante, tu sais. Enfin, si on peut dire.
— Et ton père ? C’est quoi, cette histoire Roumanie qui parle allemand. Il est Moldave ?
— Mais pas du tout. Il vient de Czernowitz, c’est…
Oksana bondit vers moi, m’écrase la main dans la sienne et hurle :
— C’est Tchernivtsi ! C’est Ukraine !
Elle est folle. Ou alors c’est la vodka, je lui dis. Mais elle persiste, me montre un point sur la carte. Si seulement elle utilisait les articles, ce serait moins dingue, je me dis.
Je lui ai demandé pardon : je ne me sentais pas bien, j’allais vomir.
— Demain soir au Kropotkine, j’ai bredouillé et je suis rentrée chez moi, moins saoule que d’habitude mais sonnée.
Ukrainienne.
Cent pout cent Ukrainienne.
À la maison, dans mon ordinateur, j’ai appris l’histoire tourmentée de Czernowitz ; la brillante Czernowicz, l’orgueil de mon père, la « petite Vienne », berceau des écrivains et des poètes. Moldave, oui Oksana. Moldave et Austro-Hongroise, oui Papa. Puis Roumaine, puis Russe. Et finalement Ukrainienne. Tu le savais forcément, Papa, tu savais toujours tout.
Tout ça pour ça. Beethoven et Goethe, Mozart et Paul Celan. Les Russes, ces sauvages. L’allemand que tu m’as forcée à apprendre parce qu’« on regardait vers l’ouest, seulement à l’ouest, jamais vers les sauvages ». Tout ça pour finir Ukrainien. Comme Maman. Tu le savais mais ça ne te plaisait pas. Alors, tu mentais. Tu n’étais pas une brute, pas un sauvage, tu arrivais toujours à l’heure. Peu importe les caprices de l’Histoire et la folie nazie. Tu venais du « grand peuple », tu l’avais décidé et tu ne m’as rien dit. Tu mentais.
Et moi au fond, moi qui avais choisi d’être Russe, sans jamais jeter un œil sur la carte, sans même m’intéresser à l’Histoire, je ne valais pas mieux. Cela dit, c’était le moment idéal, ici et maintenant, pour lâcher la Russie et devenir Ukrainienne.
J’ai pensé aux vieillards de la télé, aux grands-mères qui nourrissent les soldats, aux frères d’Oksana. À ce pays, longtemps méprisé, corrompu, fasciste, nazi, aujourd’hui paré de tous les superlatifs : agressé, héroïque, démocratique, admirable.
J’ai pensé à ces noms inconnus il y a six mois, Marioupol, Donietsk, Karkhiv, Zelensky, canons Caesar, Butcha au nom prédestiné, et j’ai décidé d’aller voir Maman. J’espérais qu’elle porterait son dentier.
Elle est au lit, sans ses dents, et j’ai du mal à l’embrasser. Mais elle me reconnaît.
Je saisis sa main, sa main de vieille aux veines éclatées, aux ongles étonnement préservés.
Je lui demande si elle a déjeuné, si on la lève, si elle veut que je l’emmène dans le jardin. Je lui parle comme à une petite fille. Elle fait des bruits bizarres avec sa langue. Elle ne mérite pas de finir comme ça. Moi non plus, je me dis.
Elle me demande où est Papa et pourquoi les enfants, que je n’ai pas, ne viennent jamais la voir. Elle débloque complètement, ce n’est pas le moment d’évoquer l’Ukraine, mais je me lance :
— Maman, tu sais qu’il y a la guerre, que les Russes ont envahi l’Ukraine ? Tu le sais ? Et pourquoi tu ne m’as pas dit que nous étions Ukrainiens, tous les trois ? Pourquoi vous ne m’avez rien dit ?
Encore ces bruits avec sa langue. C’est nouveau, ça.
— Mais ma chérie…
Sa voix est normale, presque claire.
— Qu’est-ce que tu racontes ma chérie ? Qui t’a dit ça ? Ukraine ? Ukraine, tu sais, ça n’existe pas.
Et elle répète, en détachant chaque syllabe :
— U-Kraine n’ex-is-te pas.
Comme en écho, dans une chambre voisine, une voix hurle :
— NON NON NON pas ça.