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Avanie et framboise

Avanie et framboise


Foule sentimentale


Petite lucarne sur le monde des apparences, un objet trône dans toutes les maisons. Sans distinction, la beauté y côtoie la laideur et le tragique vient jouxter le divertissement.

Nous sommes ainsi confrontés à une prise de pouvoir insidieuse qui nous dicte les couleurs du ciel et la météo du monde, qui associe la douceur de nos rêves à une banalisation de l’horreur. Soumis à une médiatisation dont le contrôle nous échappe, nos télécommandes deviennent des objets magiques qui nous confèrent l’illusion d’un pouvoir dans le choix supposé des programmes. Et nous nous transformons en maîtres du monde branchés à un collectif sans visage.

Mais pour moi qui vis dans ce qu’on a coutume de nommer une zone blanche, là où les réseaux internet ne peuvent être normalement desservis, une antenne effectue pour moi, en fonction de sa rotation sur mon toit, le choix cornélien entre les diverses propositions que les différentes chaînes de télévision déversent au quotidien.

Sexe, guerres, pouvoir, argent, faits divers, le tout savamment agencé pour une meilleure accoutumance permet une digestion lente et progressive. Nous scrutons ainsi l’horreur de nos yeux innocents, rassurés par nos bons sentiments et déployant notre plus grande empathie pour ceux qui souffrent, désireux d’aider ceux qui n’ont plus rien.

Audience

Conscience

Regardez la TV, regardez la publicité

C’est la charité

C’est la charité[1]

 

Les causes humanitaires transforment la charité en spectacle, la générosité en business. Octobre 2023: Vianney, parrain du Téléthon, a toutes les qualités requises pour assurer le show.

Le marathon télévisuel est ponctué du récit des familles, du combat des malades, des avancées de la recherche et de la mobilisation de milliers de bénévoles.

Et le compteur infernal comptabilise les dons au fur et à mesure de leur envoi, avec un slogan majeur, celui de faire toujours mieux que l’année précédente.

De la charité business au slogan publicitaire, il n’y a qu’un pas. Mais pour la bonne cause. 

Écœurée par un affichage excessif et doucereux de la misère humaine, je change de chaîne. Mais me trouve littéralement harcelée par une autre forme de sollicitation financière.

 

Aïe, on nous fait croire

Que le bonheur c’est d’avoir

De l’avoir plein nos armoires

Dérision de nous, dérisoires[2]

 


Transformation


Au fil d’un argumentaire puissant, des produits dont nous nous sommes toujours passés se transforment en nécessité absolue. Des appareils, des objets, des machines, utiles, pratiques, indispensables, pas trop coûteux, surtout si l’achat se fait dans l’heure, pour maigrir, bricoler, se muscler, cuisiner, gagner du temps…

L’accessoire est devenu indispensable.

 

Il y a un nous mercantile dans chaque je austère.

Notre force morale individuelle s’est diluée dans une mollesse groupale, dans une société où la consommation se transforme en religion d’État, où nos aspirations se résument au pouvoir d’achat.

 

Un seul individu est-il en capacité de porter le poids du monde sur ses frêles épaules?

 

Foule sentimentale, on a soif d’idéal… Attirés par les étoiles, les voiles

Que des choses pas commerciales…[3]

 

 

Une foule serait-elle plus sentimentale qu’un seul individu? Faut-il rassembler une multitude de petits désirs pour en faire un grand? Nuits debout[4], ZAD[5], gilets jaunes[6]…promesses collectives pour un autre monde.

Dans le réel, ici et là, les mouvements sociaux proposent à coups de manifestations, de débats, de sit-in, d’occupation d’espaces publics, une autre vision du monde.


Je m’offre un matin parfait.

Je m’offre un silence absolu.

Je rêve un “je” plus grand que nos “nous”.

Je rêve un “nous” plus grand que mon “moi”.

Je rêve un jeu entre moi et eux, entre eux et nous.


Et Ycare vient me conforter en chantant:

“Toi et moi, des animaux fragiles

Et cette planète n’est qu’une île elle-même perdue dans les étoiles”[7]

 

 

Pourtant, nos élans restent circonscrits dans les images du quotidien. Un accident de la route, un corps inanimé, une catastrophe, un malaise, un mort… et nous voici irrésistiblement fascinés, délaissant volontiers le spectacle sublime d’un soleil couchant pour laisser libre court à notre voyeurisme primaire qu’il nous est si difficile de contrôler.

 

Fragiles, et condamnés à nous recroqueviller sur nos petites vies, notre petit territoire, nos petites victoires pour ne pas sombrer dans les tourments du monde.

Condamnés pourtant à y être régulièrement confrontés.

 

Politique et pôle éthique.

 

Je me souviens des premières images de la guerre en Ukraine. Le 24 février 2022, je me trouvais chez moi lorsque les premières informations ont été communiquées. J’ai dû regarder avec application, en fonction de ce que la rotation de l’antenne sur mon toit m’autorisait à voir, et j’ai écouté ce que les différentes chaînes rapportaient, sautant d’une chaîne à l’autre pour mieux comprendre ce qui se jouait, comment ce qui me paraissait impossible venait de se réaliser.

Jour après jour, j’écoutais avec stupéfaction le nom des villes touchées, Odessa dont la sonorité du nom m’avait toujours fait rêver, plein de promesses pour une beauté qui me serait peut-être un jour accessible. Jour après jour, il était question de femmes et d’enfants fuyant vers d’autres pays ou déplacées à l’intérieur de l’Ukraine.

Déplacements, déportations… Longues marches à pied ou en train. L’histoire recommence. L’histoire se répète, inexorablement.

Les guerriers ne sont certes pas des poètes. Et l’histoire écrase les sentiments d’un coup de botte, en réduisant l’autre à un statut de parasite.

Le nous devient vulnérable face à son double aveugle. Et le moi anonyme peut alors se réfugier dans un alter ego surpuissant face à une masse informe et commettre les pires exactions.

Face à son écran, le spectateur, devenu témoin malgré lui, ne peut que satisfaire son voyeurisme latent.

 

Mais les informations concernant l’Ukraine se sont peu à peu espacées, absorbées par le flot médiatique qui n’en finit pas de couler, déterminant pour nous choix et importance des événements, nous faisant lecture des priorités du monde, des causes à soutenir.

Car les images finissent par perdre de leur force et de leur puissance, et il faut alors trouver un nouvel événement-choc pour réveiller le téléspectateur susceptible de s’endormir.

 

L’affaire fit l’effet d’une bombe. Celle capable de déboulonner un personnage hautement médiatique: Pierre Palmade. Le 10 février, on apprenait son accident lors d’une conduite sous l’emprise de stupéfiants.

Et nous avons ainsi basculé d’une situation de conflit visant un pays proche au dévoilement dans ses moindres détails d’un fait d’actualité concernant un humoriste connu de tous.

Sans transition, nous avons été attirés dans cette curieuse bouillie comme des mouches s’engluant dans un pot de miel.

Dociles, nous nous sommes soumis à cette autre forme de voyeurisme.

Je me souviens d’une soirée entière où, durant plusieurs heures, je fus moi-même hypnotisée, ne pouvant me résoudre à changer de chaîne ou à éteindre mon poste. J’étais happée par une histoire privée qui n’avait pour moi pas d’autre intérêt que celui de m’immiscer de façon malsaine dans les écarts de conduite d’une célébrité. L’information circulait en boucle. Et c’est tout naturellement (qui l’eut cru?) qu’il fut question de “chemsex”, (mot que j’ignorais quelques heures auparavant) lors d’un dîner en famille.

Ainsi se referme le piège sur nos pauvres consciences qui ne demandent qu’à être détournées des vraies questions du monde, de toutes les beautés offertes et délaissées.


Zapper la tendresse.

Zapper la tristesse.

Zapper l’allégresse.

 

Tout jeter sur la place publique. Déboulonner les statues, détruire les mythes.

C’est ainsi qu’en avril 2023, “l’affaire Depardieu”, accusé par plusieurs plaignantes de viols et d’agressions sexuelles, sortit de son cadre juridique et fut largement médiatisée, faisant suite au mouvement Me Too qui avait déjà permis une divulgation d’affaires similaires pour une réflexion visant une transformation sociétale de comportements unanimement décriés.

 

Et je ne sais par quel tour de passe-passe ce fut ensuite les punaises de lit qui vinrent miniaturiser notre regard sur le monde. La grande histoire du monde devint minuscule. Et nous bascula dans une exploration minutieuse de nos sols, de nos linges, de nos lits. Des sommes hallucinantes furent déboursées pour désinfecter des lieux fantasmatiquement infectés. Les yeux rivés sur les sièges de train et de métro, l’inquiétude montait, omniprésente, accréditée par les vidéos qui circulaient, zoomant sur des punaises aperçues dans des cinémas, trains, bus. L’information prit une dimension virale, à proprement parler.

Le 26 février, concert de Jazz à Agapit: Nunc Quartet.

Durant l’écoute, des mots surgissent que je prends soin de noter.

Il dit qu’il ne se lèvera pas ce matin.

Il dit que ce n’est pas encore l’heure.

Il dit que l’amour est un leurre lorsque l’heure du désamour a sonné.

Il dit que le bonheur est un point de fuite pour brigands endormis.

Il dit que le soleil n’est plus le même depuis que son corps se fait froid.

Il dit que l’animalité n’a rien à voir avec la bestialité.

Il dit que les cœurs se gèlent par défaut d’innocence.

Il dit que l’indifférence l’emporte sur la froideur.

Il dit que l’enfance est restée pantelante au bord du chemin.

Il dit que le manque d’amour laisse parfois le corps inerte et sans vie.

 

Mais parfois une lueur d’espoir vient nous convaincre que nos espoirs n’étaient pas illusions. Que certaines voix sont parfois entendues du fin fond de leurs abîmes.

Et c’est ainsi avec une véritable joie que j’appris début octobre que le prix Nobel de la paix avait été attribué à l’iranienne Narges Mohammadi “condamnée, selon sa famille, à 12 ans et trois mois d’emprisonnement, 154 coups de fouet, deux ans d’exil et diverses restrictions sociales et politiques pour son combat contre l’oppression des femmes en Iran et sa lutte pour la promotion des droits humains à la liberté pour tous.”

Mais ma joie ne fut que de courte durée. Le 7 octobre des combattants du mouvement islamiste palestinien Hamas pénètrent sur le territoire israélien. Tueries, viols, prises d’otages, assassinats, tout cela se déroula durant un rassemblement de jeunes lors d’une rave party.

 

Boulets du forçat. Tu voulais des ailes et ils ont mis des chaînes à tes pieds.

 

Est-ce ainsi que les hommes vivent? dit le poète.[8]

Il est mort le soleil, répond la chanteuse[9].

 

Surtout lorsque les corps ont perdu toute lumière et toute chaleur.

Nouvelles populations déplacées, nouveaux crimes, nouvelles exactions. Pour un possible anéantissement, l’homme est sans visage et sans nom, il n’est plus qu’une masse informe servant de monnaie d’échange, de monnaie de singe.

Par bonheur, mon téléviseur est particulièrement récalcitrant et les informations ne me parviennent qu’au compte-goutte.

Mais les images s’infiltrent par interstices dans les différents réseaux sociaux. Untel raconte ce que l’autre n’a pas vu, et l’effet produit n’en est que plus morbide.

Il n’est pas bon de rester ainsi collé au “réel”. Pas plus qu’il ne faut s’en éloigner. Alors il nous faut trouver d’étranges chemins pour ne pas être totalement happés par la médiatisation excessive mettant en scène la cruauté du monde.


Du ciel dévale

Un désir qui nous emballe

Pour demain nos enfants pâles

Un mieux, un rêve, un cheval[10]


Je me suis endormie sur des images floues, les mots me sont parvenus, de plus en plus abstraits, de plus en plus lointains.

Il est question d’otages parcourant des dizaines de kilomètres en altitude pour rejoindre le plateau de ma mémoire. Ils se retrouvent en Russie où les blessés sont évacués par une porte des neiges donnant un accès direct aux soins. Ceux qui ne pourront pas réchapper devront s’acquitter de la taxe lapin mise en place par mesure de simplification. Poutine n’a qu’à bien se tenir s’il ne veut pas croiser le violeur de Grenoble circulant à trottinette sur le site phare de la base nautique du bassin des Orques de Marseille.

J’entrouvre les yeux. Ma télé est restée allumée. Je ne monterai pas sur le toit pour agir sur le hasard des chaînes. Je resterai dans mon lit douillet, sans bouger, sans broncher, recroquevillée sur mon présent confort, laissant venir à moi un monde extérieur dont je peux à peine saisir les fragments ni mesurer les tourments.

Juste penser à ressortir mon tourne-disque pour réécouter la chanson de Boby Lapointe, celle qui m’a toujours amusée, comme peuvent le faire certains textes dont les vérités nous détournent de toute lourdeur:

Avanie et framboise

Sont les mamelles du destin.



Le cœur de la ville


 

[1] Extrait de la chanson « Charité Business » (La Jarry).

[2] Extrait de la chanson « Foule sentimentale » (Alain Souchon).

[3] Extrait de la chanson « Foule sentimentale » (Alain Souchon).

[4] Mouvement social et pluriel apparu en 2016 à la suite d’une manifestation contre la loi Travail.

[5] Zone à Défendre » : celle de Notre-Dame des Landes, montée en 2010 par les opposants au projet d’aéroport du Grand Ouest mit en avant une autre façon de concevoir une appropriation collective et non individuelles des terres et du travail 

[6] Mouvement de protestation apparu en France en octobre 2018 pour manifester contre l’augmentation du prix des carburants. Il s’étendit ensuite dans la durée avec d’autres revendications et prit la forme d’occupation de places publiques, de manifestations, de blocages, etc.


[7] Ycare, Animaux fragiles (chanson).

[8] Poème de Louis Aragon, chanté par Léo Ferré.

[9] Chanson de Nicoletta.

[10] Extrait de la chanson « Foule sentimentale » (Alain Souchon).

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