top of page

Barbara

Barbara était arrivée chez le professeur à peu près un an après le refus du pays de faire partie de l'Europe. Le professeur l’avait engagée à la période où son épouse était entrée à l’hôpital pour sa petite opération. Barbara avait fait la cuisine, puis elle s’était mise au ménage et malgré les convictions du professeur, embarrassé d'avoir une personne à son service, elle était restée, les choses étant ainsi plus pratiques et l’épouse du professeur étant un peu plus fatiguée. L’épouse du professeur n’avait jamais su cuisiner. C’était une intellectuelle, que le professeur avait choisie pour ses idées, qui étaient les mêmes que les siennes. Le professeur et sa femme recevaient souvent des amis. Les amis avaient l’habitude de voir Barbara dans la cuisine en train de mitonner des plats. Ils avaient aussi l’habitude de voir la joue du professeur se creuser au moment où Barbara posait le premier saladier sur la table. Le professeur avait coutume alors d’inviter Barbara à s’asseoir. Barbara avait coutume de refuser et c’était alors suffisant pour qu’on l’oublie et pour que le problème soit réglé.

Au fil des ans Barbara était devenue une partie de la maison. On savait qu’elle venait des Balkans et elle avait une fois parlé de la période où elle avait été jeune fille. Cette période n’ayant offert aucune image saisissante, le professeur et sa femme ne l’avaient pas gardée en mémoire. Un après-midi que le professeur avait été couché sur sa femme sans ses pantalons et que sa femme avait été en train de gémir faiblement, ils avaient eu tous deux l’impression que la porte avait été ouverte puis refermée, en silence. Le professeur et sa femme n’avaient jamais discuté de cette impression. À partir de ce jour-là, pourtant, il avait été clair que Barbara appartenait à la maisonnée. Qu’on ne pouvait pas la laisser partir et qu’il était même important qu’elle ne quitte pas la famille, et qu’on ferait tout pour qu’elle demeure possiblement jusqu’à la fin, quelle qu’elle soit.

Le professeur avait la chance d’habiter depuis l’enfance un joli et spacieux pavillon. Il n’avait rien fait pour y vivre et il se serait contenté d’un appartement de trois pièces si les choses avaient été différentes. Mais c’était dans ce pavillon qu’il était né et il n’avait jamais eu aucune raison de le vendre. Le professeur voyait venir la retraite, mais il n’avait pas renoncé et ne s’était pas embourgeoisé pour autant. Il était toujours très actif. Les réunions chez lui avaient lieu chaque quinzaine. Barbara préparait les rafraîchissements. Ces messieurs appréciaient ses sandwichs. Elle allait et venait pour débarrasser. Elle surveillait les cendriers. Elle faisait des bruits de vaisselle. L’épouse du professeur marchait avec elle dans le jardin. On voyait les deux femmes parlementer sous le cerisier. Agiter un bras vers le ciel et scruter de leurs quatre yeux la forme et le sens des nuages.

Durant le souper, le professeur et ses hôtes s’inquiétaient de la montée des nationalistes. La population avait voté de travers et s’était laissée baratiner par le leader d’extrême-droite. Les choses comme de coutume allaient dans le mauvais sens et il fallait trouver des moyens de les renverser. L’épouse du professeur venait s’asseoir à la table. Elle avait manqué la moitié, mais sa voix était convaincante. Elle parlait toujours en dernier et d’une fois qu’elle avait fini ses yeux venaient se poser dans les yeux du professeur.

Au début de leur mariage, le professeur et sa femme avaient eu un fils. Une photographie de lui était visible sur la cheminée. La femme du professeur avait laissé une fois ou l’autre échapper une phrase aigre sur la maternité. Barbara avait cru être invitée à échanger dans ce sens, mais après ses allusions à ses fausses-couches, ce chapitre-là n’avait été plus été abordé. La femme du professeur et Barbara étaient toutes deux des natures discrètes. Le professeur lui aussi échangeait peu de mots avec Barbara. Et ces mots étaient toujours les mêmes. Il y avait toujours cette gêne, qui était entrée en même temps que cette femme dans la maison. Quand Barbara était devant lui, il semblait que le corps du professeur était gourd et que sa voix s’enrouait. Oui dans sa gorge ronronnaient de multiples chats quand il s’agissait de demander à Barbara à quelle heure le repas serait prêt et s’il était possible de rajouter un couvert ; si elle pouvait veiller un peu plus longtemps ; comment au fait Barbara se portait et au fait encore, Joyeuses Pâques.

Quand Barbara entrait pendant une réunion, ces messieurs n’avaient pas besoin de s’interrompre. Elle passait et ensuite les bols étaient regarnis d’arachides ou de feuilletés. Le professeur et ses amis avaient pris l’habitude de penser Barbara comme du vent. Un vent protecteur, qui apportait avec lui dévouement et générosité. C’était à cause de cette impression que le professeur s’était senti désarmé lors de la dernière réunion, et qu’il avait si mal réagi. Il en parla le soir même avec sa femme et leurs lampes de chevet s’éteignirent vers les deux heures du matin, chose qui n’était plus arrivée depuis la nuit des temps. Depuis le soir en fait où Madame avait senti les premières contractions. Ou depuis la nuit où étaient apparus les signes qui petit à petit avaient abouti à l’opération.

Le professeur analysa plusieurs fois la scène pour son épouse : que Barbara s’exprime avait pris tout le monde de court. La réunion touchait à sa fin, le professeur était en train de théoriser sur le xénophobisme de la jeunesse. Barbara était dans la pièce, le professeur ne savait pas depuis combien de temps. Tout à coup elle avait redressé la tête et suspendant le col de la carafe qu’elle était en train d’incliner, elle avait laissé tomber les trois mots : cette racaille d’étrangers. Le professeur n’avait pas su que dire et après quelques secondes pendant lesquelles ses amis et lui s’étaient regardés avec des Oh ! qui sortaient de leurs barbes, il avait sèchement prié Barbara de les laisser et de demeurer en dehors de tout ça.

Pourquoi Barbara haïssait-elle les étrangers et comment cela était-il possible dans cette maison, étaient bien sûr les premières questions qui venaient à l’esprit après cet incident. Mais elles en amenaient d’autres : Barbara avait-elle donc une opinion ? Qu’est-ce qu’elle comprenait du sujet ? Depuis combien de temps écoutait-elle les discussions ? Et, plus crucial peut-être : le professeur et sa femme pouvaient-ils garder à leur service une personne émettant des opinions xénophobes ? Le professeur après tout était l’auteur de l’ouvrage qui avait fait date, Les relents des nationalismes, publié il y avait de cela déjà presque trente ans. L’épouse du professeur l’écouta patiemment. Elle aussi était scandalisée et stupéfaite. Mais on ne pouvait faire abstraction de tous ces ans durant lesquels Barbara avait fait preuve d’un dévouement au-dessus de la moyenne. N’hésitant pas à renoncer à ses week-ends chaque fois qu’il y avait du travail. Refusant systématiquement de partir en vacances, avec l’argument qu’elle n’avait nulle part où aller. Non, cette pauvre femme sûrement n’avait pas su ce qu’elle prononçait. Elle avait dû se laisser emporter et répéter des mots entendus dans des arrière-boutiques. Ce ne pouvait être qu’un malentendu. Il n’y avait qu’à le tirer au clair.

Le professeur s’engagea à le faire, mais la semaine suivante il ne trouva pas une minute pour parler seul à seul avec sa domestique. Il était très pris par son colloque. Ensuite le professeur dut préparer son discours pour la cérémonie du Honoris Causa et chaque fois qu’il essayait de l’approcher, ce n’était pas le bon moment pour Barbara : elle était en train de préparer le poisson, ou bien dans l’entrée elle enfilait ses chaussures pour partir au marché. Elle faisait les à-fonds et les placards, et Dieu sait si sa femme avait attendu que Barbara ait l’occasion de s’y mettre.

L’été ensuite arriva et avec lui sa guirlande d’apéros sur la terrasse. Le professeur n’eut plus envie de s’embêter avec ces enfantillages. Barbara s’était laissée aller, ce n’était rien de grave. Du reste quand il la regardait rassembler les verres, la manière qu’elle avait de plier sa taille de femme épaissie, quand il étudiait ses mollets plantés comme des saucisses et ses bas couleur cervelas, il n’arrivait plus à croire à son inquiétude. Cette campagnarde était bien logée et nourrie chez eux. Ils l’avaient littéralement recueillie. Il était normal qu’elle éprouve de la reconnaissance pour ceux qui s’étaient chargés de son destin. Il fallait cesser de prendre le moindre petit mot au sérieux.

Comme toujours son épouse adhéra à son opinion. Barbara était une brave femme, de toute confiance. Elle allait même jusqu’à cirer les chaussures alors qu’elles n’en avaient pas besoin. La femme du professeur décida par grandeur d’âme de se rapprocher de cette personne qui vivait somme toute dans sa maison et dont elle ne savait somme toute pas grand-chose. Le rapprochement ne donna rien de solide, si ce n’est l’information que cette femme vieillissante et lourde était plus jeune qu’elle, d’une bonne douzaine d’années. La femme du professeur en fut gênée. Elle ne se trouvait pas à sa place. Quand elle était avec Barbara, elle se sentait toujours sa cadette, une jeune fille, la moins expérimentée. Qu’avait dû vivre Barbara pour ressembler prématurément à une grand-maman ? La femme du professeur le soir inspecta ses joues dans sa psyché et se demanda de la même façon où elle avait mis les années qui auraient dû normalement s’inscrire sur son visage pour qu’elle ressemble à une femme mûre. Elle se trouva encore de la fraîcheur dans les ridules, comme un fruit qui pourrit sur pied. C’était depuis qu’on l’avait opérée que le temps s’était suspendu. Sa chair mutilée avait emporté avec elle ce qui faisait son essence. Barbara, elle, était intacte et cela expliquait tout. Le corps sain sait prendre le temps de se faner comme il faut, comme une plante.

L’épouse du professeur passait désormais ses journées alanguie sous la couverture. Elle n’avait pas faim et elle n’avait pas envie de lire. Et quand le professeur réussit à la convaincre de consulter le Docteur Maton, leur ami de longue date, celui-ci lui téléphona le soir même en secret pour lui dire qu’il se faisait du souci. Il parla de petite fatigue et conseilla au professeur de prendre bien soin de Mathilde, afin que cette bagatelle ne tourne pas en dépression. Le professeur crut bien faire en mettant Barbara dans le secret. Peut-être que tout cela était trop lourd pour un mari. Barbara dans sa cuisine promit de faire attention et pour la première fois elle posa sa main sur l’avant-bras du professeur, qui s’en trouva à la fois soulagé et vexé.

Les réunions reprirent, avec l’automne. La femme du professeur ne rejoignait plus ces messieurs pour le souper. C’était au professeur de se lever et d’aller dans la cuisine pour demander encore du pain ou pour annoncer qu’on pouvait lancer le dessert. Un soir il trouva Barbara en train d’enfoncer un mouchoir dans sa poitrine. Le professeur ne put s’empêcher de développer des pensées sur ces deux tonnelets qui lui pendaient sur le ventre et de faire la comparaison avec la poitrine de tourterelle de sa femme. Comment pouvait-on transporter des attributs semblables ? Ce ne devait pas être tous les jours commode, sans parler de ces replis qu’il devait être malaisé d’atteindre avec le savon. Suite à ces réflexions le professeur ce soir-là fut amené à se passer de dessert, qui était malheureusement son préféré, une île flottante.

Dans l’intervalle les événements s’étaient précipités et les Chambres étaient dominées par l’extrême droite. Si l’on ne faisait rien pour l’arrêter, la Bête serait bientôt à la tête de l’État. Les réunions se multiplièrent, ces messieurs veillant jusque tard dans la nuit pour rédiger des circulaires et des lettres ouvertes. Barbara se dévouait pour veiller avec eux. Elle protestait à haute voix quand le professeur l’enjoignait de remonter dans sa chambre, comme son épouse, qui dormait déjà.

Le matin où le Gorille d’extrême droite fut élu, on se rassembla dans une ambiance de pompes funèbres pour décortiquer l’interview et faire une analyse. Barbara reçut l’interdiction de servir des cacahouètes, comme elle en avait l’intention. Le téléviseur fut poussé au milieu de la pièce et tout le monde s’assit devant le visage triomphant du nouveau ministre. Barbara, sans qu’on l’y invite, vint regarder aussi. Elle souffrait peut-être d’une vue courte, en tous les cas elle se tint debout à quelques centimètres de l’écran et le professeur dans sa tristesse ne put s’empêcher d’observer comme elle laissait pendre son menton, bouche ouverte, et comme elle joignait les mains telle une vachère devant sa Sainte-Vierge. Son adoration était si tangible que le professeur s’irrita et lui ordonna d’aller terminer sa vaisselle. Barbara le regarda d’un air peiné sans se déplacer d’un iota et le professeur prit de nouveau la mesure des formes qui encombraient son devant.

Les jours suivants, quand le professeur eut affaire à Barbara, il lui sembla qu’elle était environnée d’une odeur de rance. Le professeur la reniflait aussi autour de lui. Il la sentait sur son oreiller quand il se mettait au lit, dans sa salle de bains quand il se rasait avant de partir pour son cours hebdomadaire. Ce sentiment eut son apogée le jour où, dans le petit couloir, il tomba sur Barbara qui sortait des cabinets. La chasse d’eau cascadait dans son dos. Le professeur n’avait jamais réfléchi que Barbara devait faire ses besoins chez lui. Barbara attendit dans la porte pour le laisser passer. L’odeur qui l’assaillit et l’air mi-satisfait mi-contrit qu’il surprit sur son visage l’obsédèrent des semaines durant et mirent fin durablement à son appétit.

Sa femme pourtant exténuée l’écouta sans interruption. Elle était d’accord avec son mari sur le point que Barbara n’était pas un modèle d’hygiène. Mais ce qui importait c’était que la maison grâce à elle était propre. Et pour cette raison elle pensait qu’il n’était pas souhaitable de se défaire de ses services, comme le professeur semblait le laisser entendre. Le professeur haussa le ton et dit qu’il ne pouvait pas garder une souillon xénophobe dans sa maison. Il suggéra que ce relâchement de l’hygiène était dû à son origine et à des pratiques culturelles. Il lui demanda de donner son congé à Barbara. Son épouse les yeux brillants se plaignit de se retrouver dans une situation pareille. Elle reprocha à son mari de l’avoir forcée à subir l’intervention qui avait abouti à l’engagement de Barbara. Si elle avait pu conserver sa matrice, les choses auraient été différentes ! Elle aurait conservé davantage de tonus, au lieu de devenir complètement neurasthénique ! Mathilde était en pleurs. Le professeur essaya de la calmer en l’attirant sur son torse, en lui caressant un peu la poitrine. Il y avait très longtemps qu’ils ne s’étaient plus disputés et très longtemps aussi qu’ils ne s’étaient plus couchés l’un dans l’autre.

Le jour où Mathilde s’éteignit, le professeur n’était pas à la maison. Barbara dut tenir sa main et recueillir son dernier souffle. Le professeur dans son affliction lui en voulut. Mais Barbara se chargea de tout. On aurait dit qu’elle avait organisé toute sa vie des obsèques. Le soir des funérailles, elle l’assit de force dans sa cuisine et elle lui fit cuire un œuf. Tandis qu’il touillait dedans, Barbara évoqua son vécu. Elle raconta les atrocités dont elle avait été témoin dans son pays, puis s’attarda sur ce qu’elle avait subi, avec une crudité qui n’avait rien à envier à un cours d’anatomie. Le professeur n’avait jamais entendu parler d’un viol de cette façon. Il bondit de sa chaise et pour la première fois il exprima le fond de sa pensée à cette femme. Barbara se défendit. Elle affirma qu’elle était aussi chez elle dans cette maison. Il était hors de question qu’elle s’en aille. Le professeur bras tendu comme il l’avait vu au théâtre indiqua la porte à Barbara. Barbara secoua le menton, à croire qu’elle avait vu la même pièce que lui. Le professeur ne savait pas comment on s’extirpe d’une telle scène. Heureusement comme d’habitude Barbara vint à son secours. Elle le fit rasseoir à la table et tout en lui versant du café, elle expliqua au professeur combien elle lui était dévouée. Le professeur dut reconnaître que c’était vrai. Barbara décréta que la politique pour lui ne valait rien, le professeur aurait dû se choisir un passe-temps adapté à son âge. Le professeur chercha des arguments. Mais il sentait bien que cette analyse avait du juste, toutes ces réunions en fin de compte n’avaient pu empêcher la déconfiture. Barbara debout derrière lui appuya ses mains sur ses épaules. Le professeur se revit à l’époque où il était élève. Le pays va très bien, asséna Barbara en pesant de tout son poids sur lui, le nouveau ministre fait tout bien. Et une fois de plus le professeur n’eut pas la force de lui donner tort.

Barbara

?
Suisse
bottom of page