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Big Lies

Comme il avait un bon agent, il avait un bon contrat. 

Comme il avait un bon contrat, il fut évacué vers Singapour 

une heure après l’explosion. Dans sa presque totalité, en tout cas.

William Gibson, Comte Zero, 1986.



Je n’en peux plus. J’en suis au stade où je veux découper des parties de mon corps pour apaiser le rash. Cela commence: je me gratte au sang durant tous les cycles de phase-stase, sans exception. Lors du basculement de la stase, une seconde pour vous: à la vitesse du sextuple cœur de silicium liquide, une éternité pour moi, je me gratte et gratte et j’arrache la peau de mes mollets là où l’insuffisance veineuse est la plus prononcée. C’est ça ou bien le couteau. Dans mes trips, une fois sur deux, quelqu’un me tronçonne les jambes à la scie circulaire. Vite, propre. Cela commence par les pieds, les mollets. Cela saute le long des bras. Cela m’arrache l’épiderme sous les plis graisseux du torse, de l’aine. Curieusement la tête ne sent rien. Ce sont les périphériques qui dégustent. Trop de fourmis dans les jambes, littéralement. Des millions de fourmis volantes en essaimage. Toute une colonie sous mon matelas. Elles s’envolent maladroites, tombent, rampent, s’accouplent. Phase: la débauche à chaque bascule de la stase. Phase: dans une variante du trip je m’asperge d’huile de moteur pour tondeuse. Chaque fourmi qui cherche son chemin est de la pure data que je fais exfiltrer par mon corps sim-sim. C’est ça ou bien la dèche à Paris, Londra, Amstel-onder-zee ou Brüzel. J’ai choisi. Je le paie. Cher.


La concurrence est sévère dans ma job. Du Sénégal à Islamabad, des cités-dortoirs de Shanghaï aux Rio de la Plata, tu trouveras toujours quelqu’un pour faire la job moins cher. Pas forcément mieux, mais le prix, ça cause, ça dit des choses. Lumpen-prolétaires de la Tech, que vaut le dernier euro-mark gagné marginalement par un technicial de classe C lorsqu’il est mangé par les drogues dont tu as besoin pour réparer tes synapses? La job est une escalade sans fin vers le prix plancher pour le rendement le plus élevé. L’esclavage est à la mode, sauf que tu ne vois pas un garde-chiourme le fouet à la main; imagerie niaise pour retardés du bulbe qui psalmodient la prière du Grand Soir, l’esclave et le patron, c’est toi, tout en un. Packagé auto-entrepreneur, mercenaire ou zero-hour jobiste. Évidemment, tout ce foutoir c’est la faute à dopamine.


Dopamine, GABA, Alcétylcholine ou Sérotonine. Chant des sirènes, procession des sœurs sur le chemin de Compostelle de ton striatum. Course à l’addiction de la pure data. Je sortais d’une période dépressive. J’avais besoin de cash pour continuer à payer mon conapt avec vue sur le Kanaal depuis que j’avais été remercié par Brüzel, la Ville-Entreprise pour avoir mis mon nez là où il ne fallait pas. Encore heureux qu’ils ne m’aient pas viré pour faute grave ou qu’ils n’aient mis ma tête à prix chez un dealer albanais du vieux Leyken. Sympa l’employeur. J’ai pas eu difficile à me remettre à mon compte, le problème c’est la nature de la job qui t’expose à des risques que tu ne prends pas d’habitude, même si tu es un addict de la Tech. Pas difficile de me reconvertir avec mes skills: infiltration, exfiltration, c’est ma spécialité. Je suis expert en data leak.


Le Marcom a fini par verrouiller les portes d’Internet, à son tour. Il en a mis du temps pour comprendre que sa souveraineté valait que dalle s’il n’était pas maître de sa data chez lui. Les amendes salées payées par quelques géants de la Tech, nord-américains ou asiatiques, qui ne respectaient pas ses règlements sur le transfert des données ne suffisaient pas à enrayer les fuites massives ou à empêcher la monétisation des marqueurs identitaires de cinq cents millions de citoyens européens. Les autorités du Marcom ont fini par construire leur Cloud Souverain au prix de quelques faillites d’entreprises qui avaient tout misé sur un Cloud américain de la Tech, ou chinois. Évidemment, les corporations les plus futées jouent sur plusieurs tableaux mais comme elles ne peuvent plus transférer légalement les données de leurs clients vers les zones franches, elles font appel à des experts dans mon genre pour se pirater elles-mêmes, via sociétés écran et comptoirs pirates maquillés en offices de mise en confirmité. Ironiquement vôtre, semblent dire ces très respectables entreprises. Bien sûr quand quelqu’un découvre qu’il y a eu fuite, un mouchard, un lanceur d’alerte, un journaliste d’investigation, le chorus des communicants entame une petite chanson: c’est la faute des hackers du Timor-oriental ou des Zapatistes ou alors, on n’ose pas trop le dire quand même, de nos amis les Ricains. Rires gras et gros mensonges au sommet des tours de verre. Tout ce que j’explique, c’est de la théorie, un slide Powerpoint sans chair ni âme.


Car en pratique, l’exfiltration des datas pour être indétectable doit transiter par ton corps. Neuralink a été mis en service en fin de compte, mais pas pour l’usage qui était prévu par les philantropes de la Silicon Valley et leurs idiots utiles du Marcom. Ton cerveau est devenu zone portuaire, buffer de stockage, database in-memory sic transit gloria mundi qui sert de pont entre les réseaux informatiques. Le transfert des données s’effectue à travers les cycles de phase — stase dans lesquels ton cortex piloté par Neuralink décharge l’influx nerveux de manière synchronisée: c’est une épilepsie contrôlée. Tu n’as pas en conscience accès au contenu crypté qui t’est balancé dans les synapses au rythme d’une birdy num-num hindie ou d’une cover japonaise de Led Zep, tu offres juste tes talents de hacker pour la mise en connexion et ta capacité neuronale pour le transport, techniquement tu es une interface, un élément dans un diagramme d’architecture. Je dirais plutôt que tu es juste une mule, un peu plus maline que les réfugiés climatiques qui servent de sacs à crystal meth pour payer leur passage vers le Marcom. Sans compter les effets secondaires.


Je dois retourner au turbin. J’ai encore un gros transfert à effectuer cette nuit, puis, c’est sûr, c’est promis, je jette l’éponge, je range mon tablier, je me mets au vert, je sirote des caïpirinhas au bord de la piscine, sans connexion, sans rien, tout nu dans un corps neuf.


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