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Boycott

Qu’en pensez-vous Monsieur Gioia?

Monsieur Gioia?...


Il était sorti de sa torpeur avec un Oui, excusez-moi. Quelque chose m’est revenu à l’esprit, un oubli, je vous prie de m’excuser pour ce silence. Donc, oui bien entendu, il aurait fallu boycotter, et personnellement, je le ferai, je ne regarderai aucun match.

Ensuite, Fabian Gioia avait déroulé un discours attendu, sans enthousiasme, mais avec conviction, parlant lentement pour laisser aux interprètes le temps de traduire ce qu’il disait; et il avait terminé en remettant à sa place, il ne l’avait d’ailleurs pas quittée, le représentant de la FIFA, qui était venu encaisser les mêmes reproches alignés depuis des mois: les milliers d’ouvriers morts dans des conditions de quasi-esclavage en construisant les stades et les infrastructures, les aberrations écologiques de l’organisation de cette Coupe du monde dans une des régions les plus chaudes et arides de la planète, les soupçons de corruption de plus en plus avérés, la question des droits humains… on peut dire que la coupe était pleine voire qu’elle débordait à chaque nouvelle édition des journaux écrits, radio, télé. Rien n’y faisait, les autorités qataries et la FIFA jouaient au roi du silence, ou alors répondaient par des Exagérations! Racisme! Islamophobie! Règlement de compte! Et rien n’avait changé en plus d’un an. Comme rien n’avait non plus changé chez le représentant de la FIFA: il avait gardé le même sourire, les jambes croisées, les mains croisées sur le genou gauche, et il balançait le pied, seul signe d’agacement ou d’ennui. Si on avait invité Fabian Gioia, c’était surtout pour qu’il rentre dans le lard du FIFAMan, ce qu’il avait fait, mais il était resté trop gentil aux dires de l’organisateur. C’est que le message de Elena continuait à lui brouiller les idées et l’avait quelque peu déconcentré. Buongiorno. Tutto bene. Grazie. Ho bisogno di stare un po’ sola.[1]

Elena, il ne l’avait pas revue depuis dix ans. Ils s’étaient rencontrés, une quinzaine d’années plus tôt; il était à Rome pour visionner un jeune joueur croate qui intéressait un club anglais; lors d’un diner, un ami la lui avait présentée. Il ne l’avait pas quittée des yeux. Il était charmé, envouté, déjà à ses pieds. Ils avaient flirté, ils s’étaient revus le lendemain, se promettant déjà beaucoup, trop. Elle à Rome et lui à Bruxelles, tout s’était compliqué. Petit à petit, le silence s’était installé et l’absence avait fini par prendre toute la place. Et puis, il y a un mois, quelques mots sur son téléphone Ciao, come stai? Non hai voglia che ci rivediamo ?[2]  Il était invité à Rome. Une rencontre sur la Coupe du monde au Qatar — un colloque organisé par le Rome City Institute, un institut d’enseignement international hors de prix alliant enseignement et sport de haut niveau, en particulier le football —, on l’avait invité pour sa longue expérience du football et pour son franc-parler. Ce qui lui était pénible était devenu une envie, une urgence. Rome et le colloque, il s’en fichait; mais il y avait Elena. Elle lui avait donné rendez-vous à la gare de Termini, dans ce nouveau food market pareil à ceux qu’on trouve désormais un peu partout. Il l’avait vue arriver et amoureux, il l’était à nouveau. Ils s’étaient dit des mots de plus en plus doux. Ils mangeaient les plats à pleine bouche, des sourires plein les lèvres. Ils s’étaient dit Ti ho pensato molto[3]. Ils s’étaient embrassés. Ils s’étaient dit A domani tesoro.[4]

Ils devaient se retrouver après le colloque. Il y était allé avec le sourire. Il lui avait envoyé un message pour lui dire qu’il était impatient de la revoir, qu’il espérait qu’elle allait bien. Il y avait du monde dans la salle. Un sociologue du sport avait ouvert le jeu, en expliquant doctement tout sur la mondialisation, le sport spectacle, l’argent qui coulait à flots, le rôle des agents de joueurs qui les vendaient au plus offrant, tout ce que beaucoup savaient déjà. Au moment où il finissait, assurant qu’il boycotterait cette coupe de la honte, le téléphone de Fabian Gioia avait vibré. Buongiorno. Tutto bene. Grazie. Ho bisogno di stare un po’ sola. Il avait relu ces mots des dizaines de fois. Il ne pouvait les quitter des yeux. On l’appelait. Ça allait être son tour. On invitait les intervenants suivants à prendre place dans les fauteuils, un journaliste sportif local, un militant qui mixait écologie et droits humains, l’homme de la FIFA, et lui, Fabian Gioia, ancien joueur, ancien recruteur reconverti comme consultant, pour quarante-cinq minutes d’une discussion qui n’allait servir à rien.

Après les échanges prévisibles, il avait quitté le Palais qui accueillait la rencontre sans un mot de remerciement, sans rien boire ni manger. Il appela Elena. Une, dix, cent fois. Le répondeur une, dix, cent fois répétait le même message enjoué. Il marchait dans ces vastes artères du quartier Manzoni. Il marchait et appelait. Il se dirigeait vers la Piazza Navona, c’est là qu’ils avaient convenu de se retrouver. Il en avait pour une heure de marche. Qui sait, elle finirait peut-être par décrocher.

Des murs disaient A Roma tifa Roma. D’autres Lazio di merda. Cette haine entre les deux clubs romains était toujours bien présente. La haine d’un club identifié à l’extrême droite pour un autre proche des communistes. Pourtant, l’un comme l’autre encourageaient des joueurs multimillionnaires venant de dizaines de pays, des joueurs de toutes origines et couleurs. Fabian Gioia s’était souvent interrogé sur l’identité des clubs de football composés désormais de sportifs qui n’étaient plus du quartier, ni de la ville ou du pays où ils jouaient. Pourtant, il était toujours plus difficile pour un supporter de changer de club que de changer de nom ou de sexe. Impensable. Et les communistes de la Roma encourageaient des millionnaires, alors que les fachos de la Lazio ovationnaient des joueurs algériens, colombiens ou brésiliens.

Plusieurs cafés annonçaient la retransmission de la cérémonie d’ouverture et du match Qatar-Equateur. Boycotter ce début de coupe du monde ne serait pas compliqué; qui s’intéressait à Qatar-Equateur? Bien entendu, tout le monde, ou presque, assurait qu’il fallait boycotter, des émissions étaient consacrées à tous les scandales qui entouraient cet événement, sur les mêmes chaînes qui diffusaient les matches. C’était d’ailleurs une des pistes de boycott qu’avait proposées Fabian Gioia dans une interview. Pourquoi les grandes nations du football n’avaient-elles pas laissé se qualifier les équipes les plus faibles? Andorre plutôt que la France, le Luxembourg plutôt que la Belgique, le Bélize plutôt que le Brésil? Le Laos, Saint-Marin, le Bhoutan, les Îles Vierges… Elle aurait eu fière allure cette coupe avec des équipes de cinquième zone, à l’image de ce Qatar-Equateur! Evidemment non, toutes les grandes équipes avaient joué le jeu et s’étaient qualifiées. Quant aux critiques sur la manière dont le Qatar interdisait toutes revendications de défense des droits humains et des minorités sexuelles… il ne comprenait pas non plus le ramdam que cela faisait, car bon sang, depuis ces années que les footballeurs arborent des coupes de cheveux les plus improbables, ils auraient bien pu se les teindre aux couleurs de l’arc-en-ciel, on n’allait quand même pas les raser au milieu du terrain! Ça l’avait un peu calmé de repenser à ce qu’il avait écrit, mais Elena était toujours absente.

Il n’était plus très loin de la Piazza Navona. Traverser le Corso Vittorio Emanuele et il y serait. Le téléphone vibra, il le sortit de sa poche. C’était Elena. Sto vivendo un momento diffic… [5]



****


Signor Gioia?

….

Signor Gioia, vous m’entendez?


Oui, il l’entendait. Incapable de lui répondre, il avait mal à la mâchoire, impossible d’articuler quoi que ce soit. La tête lui faisait mal, les yeux aussi, cette lumière était trop forte.

Signor Gioia, vous m’entendez?

Oui qu’il l’entendait, il essaya de bouger la tête, mais n’était pas certain qu’il y était parvenu, car il ne reçut aucune réponse. Il commença à distinguer des formes, et progressivement, la lumière se fit moins agressive et il vit celle qui lui demandait s’il l’entendait.

Son français était suffisamment correct pour qu’il la comprenne. Elle se présenta, Monica quelque chose qu’il ne saisit pas. Il avait eu un accident, une voiture l’avait renversé sur le Corso Vittorio Emanuele, il avait été projeté d’une dizaine de mètres et sa tête avait heurté le pare-brise d’une autre voiture. Il avait eu une forte commotion cérébrale et on avait dû le plonger…

Il n’avait pas entendu la suite, il s’était endormi. Il avait fait un drôle de rêve. Il marchait dans des ruines, une chaise dans une main et une valise dans l’autre. Il avait marché longtemps dans ce paysage dévasté. Il était arrivé sur une place où des centaines de chaises et de valises étaient empilées. Une femme venait vers lui. C’était Elena. Au moment où il l’avait reconnue, le rêve avait pris fin. Il s’était réveillé dans une pièce obscure. C’était la nuit. Il ne savait pas bouger. On avait placé un bouton d’appel entre son pouce et l’index, il parvint à le presser. Quelqu’un arriva. C’était une autre femme. Elle vérifia les appareils qui l’entouraient. Il l’entendit appeler Dottoressa!

Monica quelque chose était revenue. Excusez-moi… vous vous êtes endormi tout à l’heure. Comment vous sentez-vous? Oui, c’est ça, clignez des yeux, c’est ce que l’on conseille, une fois pour oui, deux fois pour non. Je disais que nous avions dû vous plonger dans un coma artificiel. Votre état n’était pas gravissime, mais sérieux malgré tout. Cela va faire un mois que vous êtes ici. L’amélioration de votre état permettait que l’on vous réveille progressivement. Tous les paramètres sont bons, et vous pourrez bientôt vous redresser. À votre arrivée, nous n’avons trouvé qu’une carte de presse à votre nom et on nous a remis votre téléphone, mais il était complètement cassé. Le reste a sans doute été emporté par l’un ou l’autre sans scrupules. Votre famille a été prévenue. Ils sont restés quelques jours, puis sont repartis. Votre fils est resté, il a été averti de votre réveil. Il devrait bientôt arriver.

Un mois… un mois qu’il était là! Il ne réalisait pas. Il ne se souvenait de rien. Il prit peur. Il sentit son pouls s’accélérer. Il ne concevait pas vraiment ce qu’il venait d’entendre. Inconscient depuis un mois. Elena! Elle lui revint à l’esprit. Savait-elle qu’il était là? Pensait-elle qu’il avait décidé de laisser tomber, de ne pas insister, son message… il n’avait pas lu la fin de son message… Il entendit des cris, des applaudissements. Ce n’était pas loin.

La partita e finita. Ha vinto l’Argentina![6] Quelqu’un était entré et avait annoncé la victoire de l’Argentine. Fabian Gioia comprit que la Coupe du monde venait de prendre fin. Il demanda Contro di chi?, c’étaient ses premiers mots. La doctoresse sourit, rappela l’homme et lui demanda qui l’Argentine avait battu. La Francia, Mbappé ha perso! [7] L’homme chantonnait. Dehors, la klaxonnade commençait.

L’accident avait eu lieu le premier jour de la compétition et il se réveillait le dernier, après la finale. Il sourit. Finalement, boycotter cette Coupe du monde avait été assez facile, douloureux mais facile. C’est ce qu’il avait parié avec des collègues, une finale France-Argentine. Il avait gagné un pari. Son sourire disparut. Il avait perdu Elena.


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[1] Bonjour. Tout va bien. Merci. J’ai besoin d’être un peu seule..

[2] Ciao, comment vas-tu? Tu n’as pas envie qu’on se revoie?

[3] J’ai beaucoup pensé à toi.

[4] À demain trésor.

[5] Je vis un moment diffic

[6] Le match est fini. L’Argentine a gagné!

[7] La France, Mbappé a perdu!

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