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Catarrhe

Pour Amine et Ayman,
dignes et distingués footballeurs en devenir.



Ma soignante vient de partir.

Depuis que je suis vieux et dans cet état, elle est toujours ma première visite. La dernière aussi d’ailleurs. Comme chaque jour, je remets de l’ordre dans mes médicaments et je gère la boite dans laquelle ils se trouvent comme je peux. Je plie l’ordonnance sur laquelle sont inscrits les mots suivants: “Jean-Paul Boulanger, 86 ans”.

C’est bien mon nom et c’est bien mon âge.

L’infirmière a oublié une pochette. Comme je ne suis pas curieux, je ne regarde pas ce qu’il y a à l’intérieur. L’infirmière la reprendra demain quand elle viendra pour sa visite quotidienne.

Des photos passées et des coupures de journaux retraçant les exploits footballistiques de l’équipe de France sont épinglées sur le papier peint jauni du mur de la cuisine. Les bords sont cornés et de la poussière s’est installée sur le papier journal depuis longtemps décoloré. La Une d’un très vieux numéro du journal L’Équipe montre un footballeur levant les bras au ciel et juste en dessous la mention: “Jipé envoie la France au 7e ciel”.

Des larmes muettes ruissellent sur mes joues. Le visage de ma femme disparue il y a quelques années refait surface devant moi et disparait immédiatement. Elle me manque tellement! Je vis seul depuis qu’elle est partie. Le vieux chat Zouzou est mort il y a quelques mois. Le chien Grisou, quant à lui, installé sur le canapé défraichi, ne sait même plus que j’existe.

“Voilà l’arrivée du printemps, Monsieur Jipé!”

La voix gaie de l’infirmière réinvestit mes oreilles et ses paroles reprennent possession de mon ouïe. Elle était heureuse en me disant ces mots. Je me suis demandé qui était ce monsieur Jipé. Eh bien, allons vérifier si le printemps est vraiment là. Ma canne en bois se repose contre le buffet en formica jaune. Je la secoue. Le bois est délavé à l’endroit où ma main se cale. J’ouvre la porte paisiblement; cela fait très longtemps que je n’ai pas mis le nez dehors. La fraicheur m’emmitoufle comme une cape. Je grelotte au contact du froid sec.

D’un pas vacillant et m’arc-boutant sur ma canne comme sur un ami, je fais quelques pas dans l’herbe mouillée par la rosée du matin. Le chemin est accidenté. Je concentre mon regard sur mes pieds. Mon bras tremble. Allez, courage, monsieur Jipé.

Les arbres sont encore nus. L’hiver est toujours là malgré la date. Pourtant, quelques fleurs ont pointé le bout de leur nez, intimidées et ténues. Cela fait si longtemps que je ne marche plus. Je n’arrive plus à reconnaître le lieu. Tout est si calme ici, si tranquille. Seuls quelques chants d’oiseaux transpercent le silence de la campagne. L’herbe est haute parce qu’elle a bien poussé. Elle s’infiltre dans mon pantalon et ça me chatouille.

Je me suis égaré même si la belle saison m’a invité à découvrir ses richesses. Un cabanon est posé là sur la minuscule butte et sa porte est ouverte. Je toque pour savoir si quelqu’un est à l’intérieur. Il pourrait m’aider à retrouver mon chemin. Personne. Je pousse le vantail des deux mains pour pouvoir y passer. La porte craque, la porte gémit, la porte ronchonne, mais j’arrive, finalement, à me retrouver à l’intérieur de l’appentis. Il n’y a véritablement personne dans ce fouillis où le soleil pénètre par les vitres crasseuses, mais qui laissent passer le flamboiement dans toute la cabane.

Je me dirige doucement vers une sorte de bureau à la peinture craquelée. Ma canne chevrote dans ma main, mais je n’ai pas peur. Posé sur le bureau, comme s’il avait été négligé, un vieux ballon au cuir fendillé finit ses vieux jours dans la solitude — comme moi! C’est un ballon de football, le cuir blanc est constellé de taches noires semées par les mouches.

Involontairement, je le prends dans mes mains. Mes doigts défraichis et tourmentés entourent le ballon, comme si je l’avais très bien connu. J’ai déjà joué au football, je pense. Oui, cela me revient. Les grands matchs des coupes du monde avec les camarades, les voyages à travers la planète, les applaudissements et les hourras. C’était le beau temps de ma jeunesse, l’insouciance. J’ai dû jouer des dizaines de matchs en équipe de France. Je me souviens avoir gagné la coupe du monde en Russie et avoir ramené le trophée à Paris. Comme à chaque déplacement de l’équipe nationale, j’avais toujours la même exigence vis-à-vis de la direction: sortir seul pour me promener à travers la ville qui nous recevait. Ah la Place Rouge, le Théâtre du Bolchoï, la cathédrale de Saint-Basile-le Bienheureux, le clocher d’Ivan le Grand… Ma soirée dans la capitale russe m’a laissé, longtemps après notre retour avec la coupe, de très beaux souvenirs. C’était il y a belle lurette, plus d’un demi-siècle, en 2018. Et quatre ans plus tard, en hiver pour la première fois, nous sommes allés au Qatar pour tenter de ramener une autre coupe du monde.

Je me souviens de cette coupe du monde au Qatar comme si elle s’était déroulée la veille. Nous sommes arrivés sur place en tout début d’après-midi. Nous nous sommes entrainés et sommes rentrés à l’hôtel. Comme à chaque fois, suivant mes exigences ratifiées par la direction, je suis sorti flâner le soir à Doha. Ce fut un choc pour moi. La capitale du Qatar est divisée en deux immenses agglomérations: la ville ancienne où les maisons sont à simple rez-de-chaussée et la ville ultramoderne où les immeubles de verre et de béton tutoient le ciel d’Arabie. D’un côté, les Qataris immensément riches et de l’autre, les pauvres qui sont toujours des étrangers provenant de l’Inde, du Népal, du Bangladesh ou du Sri Lanka. Les endroits où avaient poussé les gratte-ciels champignons ne m’intéressaient pas, je me suis donc tout naturellement orienté vers les quartiers à forte population immigrée.

Je suis arrivé dans un taxi dont le chauffeur m’a conseillé de ne pas m’y attarder. En m’y promenant, j’ai croisé un jeune homme des Philippines dont le sourire lui barrait tout le visage. Il m’a désigné une rue précise pour que je puisse me diriger vers des endroits plus touristiques. Ayant compris que j’avais d’autres centres d’intérêt que ceux des pérégrins qui défilaient dans ce pays du Golfe, il m’a accompagné dans des endroits impossibles à deviner de prime abord. Et là, je suis tombé de haut: des migrants logés par douzaines dans des habitats insalubres, des rues sans aucun revêtement contrairement à celles foulées par les gens fortunés, une population pauvre qui ne parle pas l’arabe… J’ai compris que les pouvoirs cherchaient à limiter les échanges entre le centre-ville et ces sortes de banlieues. Des bus scolaires emportaient des migrants vers des chantiers nocturnes sur des monuments en voie d’achèvement. Ce n’était ni plus ni moins qu’une assignation résidentielle dans des camps ségrégués par nationalité. J’étais choqué à un tel point! Dire qu’à Paris ou à Bruxelles, certains s’évertuaient de parler des habitants de Saint-Denis ou de Molenbeek qui possédaient des appartements décents, qui avaient tous les droits prévus par les Constitutions française ou belge et qui bénéficiaient d’allocations quand c’était possible. J’ai pris mon appareil photo et, calmement, mais sans m’en cacher, j’ai pu accrocher les corps et les visages de ceux qui n’avaient pas tout à fait le droit d’apparaître en tant qu’êtres humains et donc de flâner librement dans la ville. Étonnamment, même si la Babylone moderne leur était déconseillée, les préparatifs de la coupe du monde ont accru la visibilité de ces personnes dans certaines zones encore inachevées où ils étaient même les seuls occupants, affectés aux finitions, à l’entretien et à la sécurisation des nouveaux quartiers et des villes nouvelles en attente d’habitants et de visiteurs.

Une idée folle me vint. Non, cela est impossible, je n’y arriverai jamais. Pourtant, à mesure que je le regarde, j’ai l’impression que le ballon m’appelle. Je frotte la poussière qui s’est accumulée sur le cuir depuis des années. Un tourbillon de poussière se réveille à la lumière du soleil. Je le pose par terre et je le pousse vers l’extérieur de la cabane. Mon corps n’a plus l’habitude, il a oublié les gestes les plus élémentaires. Une fois dehors, je chasse le ballon vers une sorte de terrasse. Le ballon me parle, il gazouille. Son bruit me rassure. Je ne suis pas le seul à avoir vieilli. Je shoote dedans. L’effort intense me fatigue, mais je ne veux pas renoncer. Je botte encore dans le cuir. Mon pied me fait mal. Mes genoux encore plus. Mais mon cœur est d’une légèreté… Le gazouillis des oiseaux règle mon effort. Allez, je continue. Il faut que j’y arrive. Et d’un geste qui me parait ample, mon pied tire dans la sphère et me voilà parti.

Vite, au tour de l’autre pied. Et chacun des deux travaille à faire avancer le ballon. Cela fait un spectacle extravagant. Un vieil homme tout branlant tapant dans un ballon d’un autre âge. Nous sommes identiques, lui et moi. Des jumeaux. Vieillards abandonnés et solitaires.

Taper dans une balle et la faire avancer me semble de plus en plus aisé. Le ballon et moi ne formons plus qu’une seule entité. Nous embêtons les oiseaux, nous accablons l’herbe. Nous sommes fous et libres tous les deux. Un pied devant l’autre, nous conversons en silence, le ballon et moi, tout en suivant le chemin creusé à travers les hautes herbes.

J’aurais pu jouer des heures entières si je n’avais pas dégringolé dans un fossé. La crevasse creusée par l’eau a eu raison de mes faibles jambes. Et dans une chute impossible à deviner, je me suis retrouvé allongé dans l’herbe pleine de rosée. Je ne me suis pas fait mal, le tapis vert a amorti ma cascade.

Avec toute ma détermination, je me retrouve quand même debout, mes pattes engourdies par l’effort qu’elles ont fourni. Je prends le ballon dans mes mains. Il chouine, il pleure, il se plaint. J’opère un demi-tour pour me trouver en face de la cabane et curieusement, elle n’est pas si loin que ça. Je suis déçu. Je n’ai parcouru que quelques mètres, le ballon au pied. La porte de la cabane s’était refermée, certainement sous l’effet d’un coup de vent. Le printemps n’arrive pas à s’imposer entièrement. Pour la deuxième fois, je repousse la porte et je dépose soigneusement le ballon sur la table. Il a l’air réjoui de sa promenade. Il va pouvoir se reposer maintenant et penser à sa folle journée. Je fais le tour à l’intérieur de la cabane. Ça et là, des planches en bois et des articles de journaux se meurent en silence. Ces derniers tiennent sur les murs par miracle grâce à du Scotch d’un autre temps. Ma vision n’est plus très bonne, mais j’arrive quand même à distinguer des photos. Un jeune homme qui parait être un athlète est debout avec un ballon dans les mains. Sur une autre, il est en pleine bagarre contre un autre athlète et ils se disputent le même ballon. Sur cette photo, il est avec d’autres garçons habillés de la même tenue, tenant un bouquet de fleurs à la main et le sourire aux lèvres. Sur chaque cliché, je reconnais mon visage au temps de sa jeunesse.

Je rapproche mes yeux d’un article. Le gros titre indique une date: 2022. Immédiatement, je compte dans ma tête. J’avais 22 ans.

Que cela est loin…

Un bruit dans mon dos me fait sursauter. Juste à l’entrée, à l’entrebâillement de la porte, l’infirmière me dévisage, troublée. “Ah! vous voilà. Je vous ai cherché partout!” Je ne l’écoute pas. Je m’occupe des articles de presse de l’époque, d’il y a si longtemps. J’aimerais encore pouvoir lire les petits caractères… “oublié mes papiers dans votre maison”. L’infirmière poursuit son monologue.

Elle m’attrape calmement, mais vigoureusement le bras. Elle a eu peur de ne pas me trouver à la maison, comme à mon habitude, alors maintenant elle est en colère. “… trop froid pour sortir ainsi sans être couvert”, “… vous allez tomber malade…”. Des miettes de son discours arrivent jusqu’à mes oreilles pendant que je regarde les photos.

Le titre d’une page d’un journal de 1922 est plus gros que les autres. Me dégageant de l’emprise de l’infirmière qui tente de me faire sortir de la cabane, je me rapproche de cet article épinglé au mur: Jean-Paul Boulanger refuse de jouer la finale contre l’Argentine pour afficher son soutien aux 6500 migrants morts en construisant les stades de football au Qatar.

La soignante conjure sa peur en me parlant. Sans un seul regard vers les vieux articles ni pour le ballon, elle me pousse vers la sortie. Elle est trop jeune. Elle n’a pas encore le regard que posent les vieilles personnes sur des lambeaux de vie qui pourraient leur rappeler leur passé.

Je me retourne une dernière fois et fais un clin d’œil au joueur qui est sur la photo.

Catarrhe

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Algérie
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