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Champion du monde

“Une minute. Il ne reste plus qu’une minute de jeu. Mais quelle minute! La foule est en délire tant cette fin de match est intense. Les joueurs sont épuisés au terme de ces prolongations, écrasés par la chaleur, certains peuvent encore à peine courir, ils attendent le coup de sifflet final. On va donc aux tirs aux but et à sa terrible loterie. À moins que… à moins que, non, non, pas possible, c’est encore lui, Tiano! Tiano vient d’intercepter le ballon au milieu du terrain, il dribble son opposant direct, il est parti, il est parti seul vers le goal, personne ne va le rattraper, il va trop vite, il va aller marquer, non, c’est pas vrai, si, oui, gooooaaaaaal! C’est goooaaal! Tiano! Tiano, incroyable, incroyable! Il offre la coupe du monde à son pays!”

Tiano continue de courir, lève son pull et le retourne sur sa tête comme il l’a vu faire des dizaines de fois par ses joueurs préférés. Il rit puis se rend compte que le ballon dans lequel il vient de shooter a atterri sur la poitrine d’un passant. Il sursaute et se fige. Il lance à l’homme un regard d’excuse, courbe le dos, s’attendant à recevoir des remontrances. Mais l’homme lui sourit et se met à faire rebondir la balle sur son pied.

— Hé, petit, tu sais faire ça?

Il shoote un peu plus fort, la balle monte en l’air, il la rattrape d’un coup de tête, puis d’un coup de poitrine avant de la lancer en direction de Tiano. Le garçon la rattrape et ils se font quelques passes. Tiano rit à gorge déployée, il y a longtemps qu’il ne s’est plus autant amusé. Quelques passes de ballon avec un inconnu sur un trottoir, il en faut peu pour le rendre heureux.

Il pourrait continuer à jouer ainsi pendant des heures, mais l’homme intercepte le ballon et le lui tend. Il est en nage, malgré le froid de ce mois de novembre. Il reprend son souffle, puis s’approche et caresse la tête de Tiano.

— Comment t’appelles-tu?

— Cristiano.

— Un nom de champion pour un futur champion du monde.

L’homme lui lance un clin d’œil et entre dans le café. Tiano perçoit le brouhaha de l’intérieur, puis la porte se referme et le silence retombe. Il s’approche de la fenêtre, se hisse sur la pointe des pieds pour tenter d’apercevoir son père. Il est debout, à quelques pas de l’écran suspendu au-dessus du bar. Tiano est trop jeune pour accompagner son père dans ce genre d’endroit, alors il se contente de rester sur le trottoir et de regarder à travers la vitre. Il tend l’oreille, mais l’établissement est bien insonorisé et il doit se contenter de l’image sans le son. Il devine les paroles des commentateurs.

Tiano reste vigilant. Il n’a pas le droit de se trouver là. Son père le croit à la maison, sa mère le croit dans sa chambre. Il n’a pas pour habitude de désobéir, mais il trouve injuste d’être privé de coupe du monde parce qu’il est trop jeune pour entrer dans un café. Depuis le début de la compétition, son père vient ici pour assister aux matchs avec ses amis parce que la mère lui a interdit de les regarder à la maison. “Il faut boycotter cette coupe, il faut boycotter le Qatar!” Ses paroles étaient sans appel, quand elle a une idée en tête, elle ne l’a pas ailleurs.

Tiano ne comprend rien à ce qu’elle raconte. Elle parle d’hommes réduits en esclavage, de morts sur les chantiers, de corruption, de catastrophe écologique… et surtout, il ne voit pas le rapport avec le football. Mais ce qu’il sait, c’est que quand sa mère commence une phrase par “il faut” et que sa ride du lion se creuse au point de la faire loucher, il vaut mieux obéir et ne pas la contredire. Il a déjà la sagesse de son père qui, au lieu de lui dire en face qu’il verra chacun des matchs quoi qu’elle en pense, se contente de baisser les yeux et de se réfugier dans ce boui-boui sombre et malodorant.

Pour Tiano, cette interdiction est également un rendez-vous manqué avec son père. Il se réjouissait de s’asseoir à ses côtés pour hurler sur les joueurs à l’écran tout en s’empiffrant de chips et de soda — bière pour son père. Des soirées entre hommes comme il aimerait en vivre plus souvent. Cette pensée l’attriste. Il baisse les yeux et frissonne, de tristesse autant que de froid. Si les températures au Qatar à cette époque de l’année exigent que les stades soient climatisés, en Belgique, il vaut mieux porter une doudoune et des gants.

Soudain, des éclats de voix étouffés parviennent à ses oreilles. Il lève la tête vers l’écran. C’est pas vrai, il n’a pas vu qui a marqué! Il regarde la couleur des maillots des joueurs qui s’étreignent, puis il regarde son père. L’homme rit, donne une tape sur l’épaule de son voisin puis envoie un baiser vers l’écran plat. Tiano observe son visage, il le trouve si beau, en ce moment! Ses yeux brillent de fierté. Son sourire dévoile ses dents du bonheur, attribut familial dont il a lui-même hérité. Le bonheur lui va bien.

Il est absorbé dans sa contemplation lorsque son père se retourne et se rend compte de sa présence. Il fronce les sourcils, tend un doigt vers lui, puis vers la gauche. Tiano a compris, pourtant, il ne bouge pas. Il adresse à son père une prière muette. Il veut voir le match, lui aussi. Mais le père lui fait un petit signe de la tête. Alors Tiano prend ses jambes à son cou et rentre chez lui en espérant qu’il ne le dénoncera pas à sa mère. Il lui est interdit de sortir seul.

Une fois au coin de la rue, il ralentit. Il a chaud sous sa doudoune, malgré la température proche de zéro. Il renifle, lance son ballon en l’air et tente de le rattraper avec son pied, comme l’homme le faisait un peu plus tôt. Il rate son coup, recommence, encore et encore. Il persévère jusqu’à ce qu’il parvienne à faire rebondir la balle cinq fois d’affilée. Puis il reprend sa route en dribblant. Il se prend pour Ronaldo, pour Messi. Il est à la fois joueur et commentateur. Il est attaquant, buteur, gardien de but. Il est le meilleur à tous les postes. Il gagne la coupe du monde à lui tout seul. Il remplit les stades, le monde entier le regarde à la télévision et il ne les déçoit pas.

Oui, quand il sera plus grand, il sera joueur de foot. Quoi qu’en dise sa mère, il ira au Qatar, il gagnera tous les matchs. Et un jour, enfin, son père le regardera avec cet air de fierté qu’il a vu sur son visage aujourd’hui.

Champion du monde

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Belgique
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