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Dis-huit mètres carrés

Chaque matin, l’église devant chez moi me tire du lit à huit heures trente pile. Depuis deux ans, j’ai arrêté de mettre mon réveil, les cloches s’en occupent à ma place. Et puis, il y a la vie des voisins, ceux de l’escalier de droite, avec leurs enfants qui courent partout, construisent des cabanes avec des chaises et des couvertures, et parlent à leur ami imaginaire de l’autre côté du mur, sans savoir que, de l’autre côté du mur, il n’y a personne. Ou plutôt, il y a moi, qui, au fond, ne suis personne. Ou les voisins de l’escalier de gauche, qui font l’amour sans arrêt et ne semblent jamais fatigués, alternant gémissements, insultes et mots d’amour, dans une répétition infinie et épuisante d’intensité et de déséquilibre — fascinant à observer, mais qui, je le sais, finirait par me consumer. Et puis il y a moi, avec mon silence et mes bruits plus discrets: ma mastication, une toux, un objet qui tombe quand je dépoussière, du Rammstein à faible volume quand je suis en colère, du Bob Marley à faible volume quand je suis en colère et que je cherche des solutions, du Elliott Smith à faible volume quand je suis en colère, que je cherche des solutions et que je n’en trouve pas. Si ce n’était pas pour quelques rencontres fortuites dans l’ascenseur, pour mes voisins, je n’existerais pas, puisqu’ils ne m’entendent jamais. Je ne crois pas qu’il soit nécessaire de dire que la solitude me pèse encore plus, entourée de toutes ces vies chaotiques et tumultueuses. Mais heureusement, dieu est là pour combler ce vide: les cloches du matin sont un peu comme une mère qui te secoue doucement, qui te tire du lit, qui t’a déjà préparé une tasse de thé pour le petit-déjeuner, des sandwiches pour le déjeuner, une chemise repassée pour la réunion, des bonbons à l’eucalyptus pour la gorge, au cas où le froid sec de l’hiver aurait encore pris le dessus sur le système immunitaire. Mais les cloches ne sont pas une mère, elles ne sont pas ma mère. Et, une fois devant le miroir, avec la brosse à dents dans la bouche et les marques de l’oreiller sur le visage épuisé, en me fixant dans les yeux, je me rappelle que je ne crois pas en dieu, et que, maintenant, je voudrais juste être dans les bras de quelqu’un qui m’aime. Ma mère, par exemple. Dépenser quatre cents euros pour un billet d’avion et perdre huit heures dans les transports pour un câlin de trente secondes n’a rien de logique, alors je chasse cette pensée, je crache le dentifrice et je souris à mon reflet encore endormi. Je me dirige vers le salon pour donner quelques boules de nourriture lyophilisée — avec une odeur végétale si forte que je préfère l’appeler directement une puanteur nauséabonde — à mon poisson rouge japonais. Il a quatre mois et grandit à vue d’œil. Si c’était un être humain, il serait probablement potelé et dépendant. Je lui lance ses boules quotidiennes et je le regarde nager vers la surface comme un missile — un drogué face à sa dose d’héroïne ou moi avec mon ex, quand il décidait de m’envoyer un message après des jours de silence — et les engloutir à une vitesse folle. Puis se remettre à ne rien faire, l’œil grand ouvert et la nageoire minuscule, avec ce peu d’élan et cette apathie léthargique qui me sont si familiers. Peut-être qu’au fond, dans mon petit studio de dix-huit mètres carrés, à Paris, avec ce peu d’élan et cette apathie léthargique, je ne suis rien d’autre qu’un poisson rouge japonais potelé et dépendant, qui vit pour quelques boules de nourriture lyophilisée et qui agonise dans l’attente. Le climax de nos journées qui ne dure que quelques secondes, puis tout perd son sens.

Dis-huit mètres carrés

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