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Extinction des lieux

C’est dans l’anonymat du non-lieu, que s’éprouve solitairement 

la communauté des destins humains.

Marc Augé, Non-lieux


Depuis des semaines, chaque jeudi, tôt le matin vers 4 heures, j’étais réveillé par les prémices d’une belle gueule de bois qui, je le savais, allait me pourrir une bonne partie de la journée. Je me levais pour aller boire un verre d’eau et avaler un comprimé d’aspirine, puis je retournais me coucher, en boule dans le lit, intimant au mal qui me martelait le crâne de revenir plus tard, de m’octroyer encore quelques heures de répit. Cela fonctionnait plus ou moins. Mais passé 8 h 30, à la migraine et la nausée s’ajoutaient des maux de dos. Tout ça, la gueule de bois, les vertèbres meurtries, c’était à cause de ce lieu, la librairie…

Après une bonne douche, je gagnais le séjour de mon appartement. Les piles de livres étaient de plus en plus hautes, certaines menaçaient de s’effondrer, d’autres taquinaient le rebord des fenêtres. Si rien ne venait entraver leur élévation, elles empêcheraient bientôt la lumière d’entrer dans la pièce. Cela faisait longtemps qu’il n’y avait plus de place sur les rayonnages ni sur aucun meuble. Les empilements avaient poussé au même rythme que la végétation dans les parcs publics et les bois, dans les rues arborées et les parterres. Une “chlorophylle de papier”, me disais-je. Et cette lente progression vers le plafond me donnait confiance — malgré tout.

Les lanières d’un de mes sacs à dos avaient failli m’abandonner lors du dernier transport. Les kilos de livres ne pardonnent pas. Séparés, les volumes nous racontent leur propre histoire, légère ou instructive, déconcertante ou porteuse de sens universel. Serrés les uns contre les autres dans un vulgaire sac, redevenus anonymes, leurs couvertures et leurs dos illisibles, ils deviennent des briques, des pierres, des moellons… et nous, des bêtes de somme. En fin de soirée, le mercredi, je remontais du bas de la ville avec deux sacs à dos pleins à craquer. L’un sur les épaules, l’autre devant, sur le ventre. De profil, je devais ressembler à une curieuse boule, affublée de bras et de jambes, une boule sur laquelle était posée une tête dont le visage affichait une souffrance un peu grotesque. Combien de kilos remontés chez moi chaque mercredi soir? Combien de verres descendus?

Je n’étais pas seul dans cette histoire. Il y avait mes deux comparses: une belle libraire dont je m’étais un peu entiché et un bibliothécaire avec qui je prenais de longs apéros le mercredi, dès le début de l’après-midi. Ce qui expliquait les gueules de bois du jeudi et les livres surnuméraires dans mon appartement. Nos réunions clandestines avaient lieu dans une librairie du centre-ville. Les stores fermés, les lumières éteintes. Place à la libre expression, aux mots étincelants, aux pages qui embrasent, disent et poétisent. Nous défendions aussi le droit inaliénable à nos yeux et à nos sens de boire les ors, les pourpres, les degrés élevés, les nectars et toutes les dives bouteilles. Durant ces semaines égales dans leur succession mais flamboyantes dans leur “Mercredi saint”, nous avions résisté dans la librairie, dans l’odeur du papier, face au spectacle des reliures juxtaposées ou empilées, cherchant l’écho des titres, le ronflement des auteurs connus, la discrétion des maudits et des oubliés. Nous avions tenu dans l’alcool généreux qui donnait aux livres que nous nous échangions un poids sensible, une consistance noble, approchant à chaque gorgée supplémentaire ce mot que nous n’osions pas prononcer quand nous étions réunis tous les trois: “amitié”.

Nous apportions les exemplaires que nous avions en double, ou alors les livres dont nous ne voulions plus mais dont nous savions qu’ils feraient plaisir à l’un d’entre nous. Comme la plupart des lieux culturels du pays, la librairie était “à l’arrêt”, sur ordre du Comité d’Éthique du Gouvernement d’extrême droite au pouvoir depuis un an. Plus aucune commande possible, plus d’achats, plus de livraisons. Plus de clients, plus de passage, plus de mouvement pour agiter les pages. Les rayonnages étaient offerts à la poussière. Les tables portaient toujours les mêmes “nouveautés”, ces titres qui étaient de moins en moins neufs au fil des mois. Nos réunions du mercredi étaient généralement thématiques: on parlait romans, nouvelles, récits de voyages, essais, livres d’art, bandes dessinées… Les apéros prenaient eux aussi des teintes différentes selon nos envies: crémant de Loire, rhum des Caraïbes, vin rouge des Pouilles, spritz, gin-tonic… Depuis quelques semaines, on parcourait l’œuvre de l’ethnologue et anthropologue français Marc Augé, en particulier ses livres dédiés à l’observation du monde contemporain: le tourisme de masse, le microcosme du bistrot de quartier, l’expérience du métro, la condition du SDF, la globalisation, la solitude dans les grandes villes, les lieux et leurs contraires, les “non-lieux”, ces espaces où les rencontres sont contrariées… Le contact des livres nous maintenait dans le réel de la culture, l’alcool nous transportait loin du contexte anxiogène et des diktats qui avaient recouvert la ville d’une chappe de plomb: interdiction de vendre des livres, fermeture des bistrots, fermeture des lieux culturels, interdiction des voyages à l’étranger, interdiction de tout ce qui permettait de s’évader… La librairie close était notre refuge éphémère, un de ces lieux de transit chers à Augé. Les heures que nous y passions étaient heureuses, délicates quand nous feuilletions les livres, orgiaques quand nous n’entrechoquions nos verres.

Les bars de la capitale étant fermés, la librairie était le dernier endroit où j’avais la possibilité d’avoir une ardoise. Et je ne me privais pas de ce plaisir procrastinateur. Chaque mercredi après-midi, verre à la main, inter pocula, je faisais mon marché sur les tables des nouveautés périssables. J’aimais cette idée d’avoir une dette envers une libraire, une note comme celle qui, autrefois, m’attendait dans le troquet du coin de ma rue — “Demain, promis”! C’était un acte de résistance, une manière de se tenir debout, alors que tous les signaux de notre société cadenassée par l’extrémisme étaient dans le rouge. Le bar de quartier… Marc Augé avait résumé ce microcosme dans Éloge du bistrot parisien: “Les bistrots respirent. Les propos qu’on y échange sont pleins d’illusions et de désillusions, de désirs et de craintes, d’espoirs et de doutes, c’est-à-dire, au bout du compte, d’intelligence.”

Plus les semaines passaient, plus il y avait des trous dans les rayonnages de la librairie, des volumes manquants sur les tables, plus mon ardoise était élevée. En transportant les livres dans mes sacs à dos du bas vers le haut de la ville, j’avais le sentiment de maintenir en mouvement les lambeaux d’une culture des temps révolus. Quand je quittais gris la libraire et le bibliothécaire le mercredi soir, je crapahutais dans la capitale comme Jean Gabin et Bourvil le faisaient dans La Traversée de Paris, en mode marché noir et contrebande, si ce n’est que je ne trimballais ni jambon ni cochonnailles dans une valise, mais des livres neufs ou vieux, de poche ou de grand format, des reliures précieuses ou banales.

Il y avait eu quelques alertes. Un mercredi, alors que le bibliothécaire préparait des mojitos et que la libraire nous lisait des extraits des Nouvelles peurs de Marc Augé, un inconnu avait collé son visage sur la porte vitrée de la librairie. Avions-nous été dénoncés? Qui était cet homme? Un ancien client de la librairie? Un voisin? Un flic? La délation avait fait un retour saisissant. Les interdits, toujours plus nombreux, poussaient certains à accuser ceux qui étaient restés libres de mouvement et d’esprit, ceux qui enfreignaient les règles pour s’octroyer des moments rappelant le monde d’hier. L’homme avait disparu après quelques secondes. Et de son passage, il ne resta sur la vitre de la porte qu’une tache graisseuse à l’endroit où il avait écrasé son nez pour sonder l’intérieur du magasin.

Le mercredi suivant, le thème du jour était le voyage dans l’œuvre de Marc Augé, à commencer par L’Impossible voyage. Le tourisme et ses images. Question alcool, nous avions choisi du rhum Zacapa (Guatemala), pour prolonger la sensation voyageuse offerte par les textes de Marc Augé: “L’impossible voyage, c’est celui que nous ne ferons jamais plus, celui qui aurait pu nous faire découvrir des paysages nouveaux et d’autres hommes, qui aurait pu nous ouvrir l’espace des rencontres.” Et soudain… La sonnette retentit dans la librairie. Quelqu’un avait sonné à deux reprises, longuement. Puis plus rien. Pas de visage collé à la porte vitrée cette fois. Personne. Même pas une ombre. Nous demeurâmes figés de longues minutes avant d’ouvrir de nouveau les livres, de trinquer… et de rire de cette énième fausse alerte.

Quand nous avions lu des passages de nos livres préférés, quand nous avions élaboré verre après verre ce qui serait notre regret du jeudi matin, cette gueule de bois qui mélangerait les titres, nos voix, nos envies et nos projections pour les semaines suivantes, alors venait le moment de la séparation. C’était toujours le bibliothécaire qui sortait le premier de la librairie, le pas chancelant, son sac en toile vide des livres qu’il nous avait apportés. Il traversait la place et disparaissait dans un dédale de rues étroites. Puis c’était mon tour. Je remplissais mes deux sacs à dos de livres, heureux, avec ce sentiment diffus d’avoir accompli quelque chose d’utile dans cet univers en débâcle: caresser des livres, les ouvrir, les respirer, trinquer avec mes amis, tenir le cercle restreint de notre passion commune, une sorte de bibliophilie hédoniste. Je quittais la place par une rue pavée ouverte sur la gauche de la librairie, avec mes deux bosses d’ouvrages, l’une sur le dos, l’autre sur le ventre, enivré de lecture et d’alcool, bonhomme drolatique s’apprêtant à traverser une ville déserte. La belle libraire partait la dernière après avoir caché les cadavres des bouteilles et remis un peu d’ordre dans le magasin.

Au cours de mes remontées fantastiques, du bas vers le haut de la ville, je n’avais qu’une seule crainte. Pas celle d’être pris en flagrant délit d’ivresse et de possession d’un nombre scandaleux de livres. Non, assez paradoxalement, j’avais peur que la situation revienne à ce qu’elle était avant la confiscation des libertés, que le cercle que nous formions le mercredi se brise et disparaisse. Alors, pour me réchauffer le cœur, depuis que nous lisions Marc Augé, je murmurais ces quelques mots de l’ethnologue en marchant: “La rencontre, l’amitié et l’amour créent, durablement ou non, une possibilité de bonheur qui donne son sens à la vie en inventant, n’importe où, un lieu qui ne leur préexistait pas”.

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