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Fan de Chelsea

Personne,
Personne, pas même un oiseau. Le silence enfin.

Ce pourrait être la paix. Mais non.

Il marche.

P marche, le ciel est lourd et laiteux, c’est l’aube et déjà on étouffe.

Il n’est pas cinq heures et déjà il n’en peut plus. En vérité, il se nomme Pryananda mais ici on ne se fatigue pas à apprendre son nom. Ils lui ont tout pris, son prénom, ses papiers, son sommeil, ses espoirs. Parfois, pour se moquer, ils l’appellent l’Anglais et Pryananda cache ses larmes: il est le seul ici venu d’Europe. Il a honte.

Il marche à grands pas, grands zigzags, évite les immondices, enjambe les déchets. Là des sacs plastiques, là des épluchures, là une sauce brunâtre, là il préfère ne pas savoir. Il pense: drôle de marelle. Ses jambes lui font mal, il pense: si je le raconte, on se moquera de moi. Ou alors personne ne voudra me croire. Il pense: je devrais prendre des photos.
Cinq heures trente, bientôt l’heure. Le ciel s’éclaircit, aujourd’hui il sera bleu — ou restera blanc quelle importance, ils n’ont pas de temps pour le ciel. P contemple sa rue crasseuse, sa rue décharge, les poubelles trop pleines, les sacs éventrés par les rats, ce cloaque qu’ils ont le culot d’appeler Le Village. L’odeur, déjà forte, sera insoutenable quand ils rentreront à la nuit.

— Logés nourris, avait dit Massood. Logés dans un village spécialement aménagé pour vous et transportés gratis vers les stades. Bosser pour le Mondial ça fait rêver, hein?

Pryananda avait imaginé des bungalows blancs, des cocotiers, le bleu idyllique de la mer. Et des sous plein les poches. Il en avait marre de la pluie et des ménages. Il avait oublié que Massood ne tient jamais ses promesses. Au souvenir de ce bâtard de Massood, P shoote dans une boîte de conserve qui recrache un jus mousseux. Les draps qu’il venait de laver ont disparu hier. Il marche, ses habits mouillés sèchent sur lui. Plutôt la rue que son matelas moisi. Plus loin, des gamelles en plastique, à moitié pleines: les restes pourrissent au soleil. Le frigo, minuscule pour les quinze gars de sa baraque, est déglingué. Et dire qu’il avait prévu de les régaler. Mais quel con. Ses sœurs avaient raison. Chez eux, au Bangladesh, elles disaient toujours:

— Tu es si beau, Prya, c’est pas grave tu sais si tu es con.

Et plus tard comme elles avaient ri, ses deux sœurs, quand il avait parlé de partir pour l’Europe.

— Tu n’y arriveras jamais, Prya, tu es trop con.

Trop con; c’était resté leur refrain même après, quand il avait réussi. Malgré tout, elles lui manquent ses grandes sœurs, ses peaux de vache adorées, leurs rires lui manquent, comme les rues de Feni, sa ville qu’il a tant rêvé de quitter, comme sa maman. Il était le seul garçon, le plus beau, son préféré. Mais les filles s’étaient trompées: un an plus tard, il vivait à Edinburgh, avec une chambre pour lui seul et une fenêtre sur le parc, où il promenait trois bulldogs francais pour gagner trois sous. Oui il y était arrivé, mais à quel prix. Il avait quitté Dhaka en avion, comme le fils de famille qu’il était, ses beaux habits et les cadeaux pour ses oncles dans la valise qu’il avait dû abandonner en route. Et à Moscou la catastrophe: impossible d’embarquer, sans visa son billet ne valait rien. Alors, il était devenu un migrant, comme ils disent. Et comme tous les migrants, bonne famille ou pas, il avait vécu l’enfer des clandestins. Le passeur qui vous arnaque, la faim, les nuits dans les étables pour prendre l’odeur des bêtes et les camions, planqué parmi les moutons. La frousse, la peur qu’un bébé pleure, les femmes qui n’arrivent pas à calmer les enfants, la crasse et la mort toujours proche. Un homme qui vous aide, des intentions équivoques, les frontières passées le cœur en vrac le souffle suspendu les jambes et tout le corps qui tremblent, des camions encore, la frousse jusqu’au bout. Les fleurs vendues dans les restaurants et jetées sous la pluie les soirs de désespoir.

D’autres que lui, tellement d’autres ont connu et raconté l’horreur, la terreur de ces voyages mais lui, on dirait qu’il a oublié; la preuve, il est ici. Comme un con. Ses sœurs avaient raison. Il fredonne très beau très con, très con très beau sur l’air d’une vieille chanson bengla. Bizarrement, ça le calme. Au début il priait, maintenant il chante des airs de son pays où reviennent comme une mélopée un peu triste les deux syllabes de Feni, sa ville chérie. Est-ce qu’elles riraient encore, les deux chipies, si elles le voyaient, avec ses jambes blessées, trimer dans cette chaleur? Oui bien sûr, elles se moqueraient de lui: il se taira. Il ne dira jamais que rien ne se passe comme Massoud l’avait promis.

— Un an, dix-huit mois pour faire fortune et te payer ton taxi. Tu pars, tu bosses et quand tu reviens, mon Frère, à toi la grande vie! Ils ont le gaz, ils ont le pétrole, ils roulent sur l’or là-bas.

Malgré dix ans à Edinburgh, et contrairement à Pryananda qui ne rate jamais un cours du soir, Massood s’exprime toujours en bengali. Sauf quand c’est important. Mais à part ça, un vrai Britannique, supporter d’Arsenal, amateur de pintes au pub et de filles faciles. Pour son malheur, Prya était fan de Chelsea. Ce soir-là chez Hector, leur spot du samedi, ils avaient trop bu. Et Chelsea menait trois à zéro. À chaque but, Massood en rajoutait, comme si c’était lui le principal intéressé: que des avantages, aucun inconvénient, juste un peu de courage.

— T’es courageux, mon Frère, n’est-ce pas? Et peut-être que tu pourras parler à Raheem.

Raheem Sterling, bien sûr, l’idole absolue de Prya. Il savait parler, ce bâtard.

— Et puis tu sais que Chelsea appartient au Qatar?

Encore un mensonge. Prya avait quand même eu la lucidité de demander pourquoi il n’y allait pas, lui Massood.

— J’ai trois gosses mais si je pouvais, crois-moi.

Et Prya l’avait cru. Comme tout le monde, il avait bien entendu quelques bruits mais bon, si on se mettait à croire à tous les ragots. On disait aussi qu’au Qatar, les lois avaient changé et que maintenant les travailleurs étaient bien traités. Il savait qu’en Écosse, personne ne lui prêterait vingt-cinq mille livres; il lui faudrait des années et des années pour son taxi. À la troisième pinte, il avait dit oui. Massood avait crié:

— Bingo!

et apporté une nouvelle tournée de bières. Est-ce qu’on l’avait payé pour ça? Depuis un an qu’il est parti (mais ça pourrait faire aussi bien un siècle), Prya se l’est souvent demandé. Surtout au début. En tout cas, si Massood avait essayé de gruger d’autres Benglas, il est le seul con d’Écosse, d’Angleterre et même d’Irlande à s’être fait avoir. Berné, abruti par des mots qui sentaient le fric. Des mots comme corporate, team building, check-list qui l’avaient ébloui.

— Je connais le patron. Si t’es corporate, si tu bosses sérieusement, tout ce que tu donnes à la boîte, mon Frère, le patron te le rendra.

Plus tard, quand il avait compris que sa situation ne changerait pas et qu’il était là pour dix-sept mois encore, à compter les jours et les nuits, à prier, à soigner ses plaies aux mains et aux pieds avec sa salive, il s’était contenté de maudire Massood et son soi-disant patron, qui peut-être avait financé les pintes de bière fatales chez Hector. À Doha, on dit le Client: le Client veut ceci, le Client ne sera pas content, le Client aime bien… Prya n’a jamais vu le Client.

Le mois dernier, en juillet, il faisait plus de 40° et un Kenyan s’est pendu dans un arbre près du stade. C’était le premier suicide — mais pas le premier mort, sans compter les accidents, les fractures et même les crises cardiaques. Le soir, les chefs ont expliqué que le petit frère de l’Africain était tombé d’un échafaudage et que le mort se sentait responsable. Ils ont aussi dit:

— Ces Africains, ils font toujours des histoires.

Prya ne connaissait pas le Kenyan. Ils avaient vite évacué le corps, mais les sandales du malheureux soigneusement disposées sous l’arbre restaient une des choses les plus tristes qu’il ait jamais vues.

À l’école, on lui a appris que l’esclavage avait été aboli, mais il sait bien que pour les riches où qu’ils soient, il y aura toujours des esclaves, esclaves de ces milliardaires sans visage, de cet homme qu’on appelle le Client et qui veut le voir crever à la tâche pour presque rien. Il sait maintenant qu’il est né du mauvais côté.

Voilà pourquoi il continue à marcher seul dans la nuit: pour ne pas être un esclave. Pour rester quelqu’un.
Oui, il était quelqu’un. Il avait des papiers, des patrons qui l’aimaient et lui confiaient leurs chiens. Des profs qui disaient qu’il était un bon élève. Une fiancée polonaise aux yeux bleus, Ivana, et d’autres femmes s’il voulait. Il était parti la tête pleine d’étoiles, un jeune entrepreneur qui prenait son destin en mains, bluffé par le luxe de l’aéroport Hamad et des autoroutes dont il sait maintenant qu’elles ne mènent nulle part. Bluffé par les tours éclatantes sous le soleil qui évoquaient pour lui ce qu’il imaginait être Los Angeles. Il s’était cru à Hollywood, l’imbécile. Dans l’avion, on lui avait pris son passeport, pour les formalités ils avaient dit, et à l’arrivée, malgré son titre de séjour écossais il n’était plus qu’un Bengla, comme sur la route, un P pour Pryananda, une lettre au milieu d’autres Banglas qui n’avaient jamais quitté leur bled. Ensuite, il avait découvert le camp, ses “bungalows” et ses toilettes bouchées. Le temps était revenu en arrière. Il avait voulu oublier Moscou et la route, oublier l’accident de son père, mort dans les Émirats, oublier que les gens comme lui, Bengalis, Indiens, Africains sans diplômes, ne sont que des bras. Des corps maltraités, exploités, juste bons à construire les tours, sans avoir le droit de les habiter. S’il sort d’ici, jamais plus jamais il le jure, il ne trompera Ivana. Ils se marieront, ils auront deux enfants aux yeux bleus et, inch Allah, un taxi.

Le jour se lève, le muezzin les appelle à la prière. Mais comment prier avec son cœur quand des Musulmans comme le Client torturent d’autres Musulmans, quand des sunnites s’en prennent à leurs frères sunnites, quand tout est donné aux uns et rien aux autres? Prya craint toujours Dieu mais pour le moment c’est le Client qui décide de sa vie et de sa mort. Il n’a qu’une obsession: revenir à Edinburgh.

Aujourd’hui, ils bossent à Lusail, le stade de la finale. Il connaît des gars, des Pakis, des Africains qui sont ici depuis dix ans. Ils ont construit le métro, les stades, les hôtels. Au début, ils travaillaient le dimanche sans être payés. Mais ça ne les a pas dégoûtés: ils regardent le foot sur leur téléphone, ils sont pour l’Angleterre, pour le Brésil, ils suivent Messi sur Instagram. Ils parlent d’acheter une télé pour le Mondial. Ils disent qu’on s’habitue à tout. Prya ne verra jamais Raheem Sterling, qu’il aille au diable. Il ne regardera pas les matches avec Massood, il n’est pas assez dingue pour aimer encore le foot après ça. Ça aussi on lui a pris. Les people des tribunes, les supporters des gradins, les footballeurs milliardaires sur la pelouse ne sauront pas qu’ils sont assis et jouent sur des cadavres, sur un pauvre Kenyan dont personne ne connaît le nom, sur tant de souffrances et de malheur. Et même s’ils savaient…

Le stade est presque prêt, il ne manque que la clim. Aujourd’hui ils auront peut-être droit à un peu d’air: quand ils testeront l’installation. Sinon pour eux, pas de clim, jamais d’air frais même si le thermomètre dépasse les 45°. Ils ne rentreront qu’à la nuit et il marchera encore et il chantera ses chansons. Demain c’est dimanche, ils ne travailleront pas, mais à quoi bon? Il ne dormira pas et n’aura pas le droit de sortir du Village. La dernière fois qu’il a dormi, il s’est réveillé le visage baigné de larmes.

Dans le bus qui les emporte vers Lusail, Prya se souvient des dimanches à Edinburgh. Le ciel changeant, les nuages, les parfums des jardins après la pluie. Ivana. Sa peau douce, ses yeux clairs, ses cheveux comme un soleil. Un curry, un poulet biriani avec les tontons, les enfants qui courent autour de la table. Être appelé par son prénom, être appelé Monsieur. Il était heureux, il ne le savait pas. Et la pluie, et le vent, qui aurait cru qu’ils lui manqueraient un jour.

— Ici, on a toutes saisons en une journée, se plaignait Ivana.

S’il s’en sort sans accident, s’il revient sans être devenu fou, jamais plus il ne se plaindra de la pluie.
Un jour, inch Allah, il aura des enfants. Il leur dira de faire des études et de ne pas croire aux promesses. S’ils ont des mauvaises notes, il leur parlera du Kenyan. Il rêve d’un petit garçon aux yeux clairs, beau comme son père et malicieux comme ses tantes. Il sait déjà ce qu’il lui racontera pour l’endormir:

Il était une fois un monsieur très gentil mais un peu bête. Alors, pour acheter une belle voiture pour sa famille, il est parti travailler dans un pays très lointain où il faisait beaucoup trop chaud. Il a eu très chaud et il était très fatigué, il aurait pu mourir mais il a acheté sa voiture.

Dors bien, mon Chéri. Demain on ira à la plage dans la Mercédès de Papa.

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