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Galactus Market

La voiture trace son chemin dans la forêt de Saint-Hubert. Elle se pilote quasiment toute seule. Automatisme, autonomie… la voiture de la liberté arrive bientôt sur les marchés! crie une publicité dans l’autoradio. Réservez dès à présent votre modèle chez…Je coupe le son. Tu rêves! La question des responsabilités en cas d’accident avec une voiture autonome n’est pas encore réglée. Mon épouse change de station, passe sur “La Première” et remets le volume. Tais-toi. C’est l’heure des infosdit-elle. Il faut s’informer, c’est important. S’il n’y avait mes mains sur le volant, couplées à mon cerveau basculé en mode automatique, je pourrais croire que je suis le passager d’un module d’exploration sous-marine.

La voix de la présentatrice me rattrape à travers les profondeurs. J’ai l’impression d’entendre une blague d’étudiant: hé! tu vois il y avait un ballon héhé… un ballon rond… c’est con… Les chinois l’ont mis sur orbite… bit bit.. Il semble avéré qu’un ballon chinois voyage au-dessus du territoire américain, au-dessus de bases militaires ultra-secrètes. Je pense: au-dessus du Nevada, area 51. Est-ce qu’enfin grâce aux chinois des décennies de mensonges du gouvernement américain vont être révélées? Mais la présentatrice se trompe dans les faits: ce ballon n’est pas apparu hier dans le ciel au-dessus du Montana. Cela fait cinq jours qu’on en parle dans la presse. Pas cinq semaines mais cinq jours. Toutefois, l’information reste opaque: en quoi un ballon innofensif, en apparence, un ballon rond dans le ciel, assez haut dans la stratosphère, la nacelle bourée d’instruments de précision, pourrait-il compromettre la paix mondiale? Car les américains s’énervent, les diplomates s’échauffent, les chinois s’excusent et la présentatrice évoque aussi un deuxième ballon chinois au dessus de l’Amérique latine, sans autre précision. Évident! C’est à cause du torpillage par le gouvernement brésilien du porte-avion Foch amianté, à tel point pourri qu’il erre depuis des mois à la recherche d’un port d’attache. Tu sais, c’est ce porte-avions, fleuron de la Marine Française que les Brésiliens ont acheté au début des années 2000 et rebaptisé Sao Paulo. Il n’a pas tenu ses promesses le Sao Paulo. Le ballon chinois au-dessus du Nevada (ou du Montana, peu importe) est une diversion, le véritale objectif c’est le renseignement sur le porte-avion, coulé par cinq mille mètres de fond. Les sous-mariniers chinois iront inspecter l’épave car on dit que le secret des… Mon épouse m’interrompt sèchement: veux-tu te taire s’il-te-plait? J’aimerais écouter la radio! J’ai déjà fait le lien avec une autre information, c’est ma spécialité, je connecte des points dans un réseau, un réseau très vaste, vaste comme la galaxie, je connecte tout ce qui arrive avec ma conscience aigüe de la situation — situational awareness, ce que j’ai appris sur le terrain du Golan et dans un centre de surveillance des menaces cyber-sécuritaires — je fais des nœuds avec les étoiles et dans les faits je crée des problèmes que d’autres doivent résoudre. Une spécialité dont je suis fier! Tu te tais, oui ou merde! Je ne me suis pas rendu compte que je parlais tout haut, c’est le stress des profondeurs, le manque d’oxygène déjà… Oui je me tais, je garde ces pensées pour moi. La speakerine passe à d’autres sujets. Je n’écoute plus. Je me demande si Dan Cooper et Buck Danny vont intervenir dans cette histoire de ballon, l’intercepter, peut-être le descendre. Flash-backs intenses sur des couvertures de bandes dessinées franco-belges classiques: Top Secret, X-15, Le Triangle Bleu. Je me prends pour Francis Gary Powers en train de piloter l’avion espion U2 abattu le 1er mai 1960 au-dessus de l’Union Soviétique. À l’époque, on n’aurait pas hésité une seconde pour un ballon espion. Notre époque est ridicule, pathétiquement ridicule. Mais les Chinois ne vont pas risquer l’escalade pour un ballon de foot dans la stratosphère, du moins, pas tout de suite, ils ont une vision à long terme, sur cent cinquante ans, six à sept générations au minimum.

J’arrive à la jonction d’autoroute, la E411, il n’y a personne un samedi matin par ici. Nous prenons la route vers Brüzel. Le brouillard matinal s’estompe dans ma tête, le bathyscaphe fait surface et je respire une goulée d’air frais. Je laisse à d’autres le soin d’inspecter l’épave du Foch, qui a vu Mururoa et qui en est mort.

L’émission se poursuit: j’entends des accents différents, des sujets qui ont interpellé les correspondants de la RTBF dans d’autres rédactions francophones, en Suisse, au Québec. Le sujet suisse accroche mon attention. Ah tiens, oui, cela me rappelle des choses. Achetez… Mais achetez donc! Vendez!...Vendez je vous dis! Une autre bande-son se déroule en même temps dans ma tête pendant que j’écoute le sujet, que je le surligne au fluo jaune pour le récupérer plus tard depuis mon carnet de notes mental, depuis le Cloud, je n’aurais qu’à le télécharger. Je dis à ma femme: Je prends des notes dans le Nuage. Elle dit: tu es fou.

Les voix intérieures l’emportent pour un moment, j’entends les cris des traders dans le pit du Chicago Mercantile Exchange, le marché boursier à terme des matières premières, puis je les vois utiliser leur langage des signes indiquant des ordres rapides d’achat ou de vente. Des milliards de dollars ont été brassés ainsi, à grands coups de gueules, de gestes, par des pitbulls enragés habillés de vestes rouges criantes, qui jouaient avec les cours du cuivre, du blé, du soja, du coton, du porc, des métaux précieux, avant que les marchés deviennent des monstres glacés, silencieux, purement électroniques et que les histoires du trou, du pit, ne rejoignent la légende des grandes foires médiévales et des barons-voleurs. Tous ces traders, une bande de mâles alpha surexcités, mais le business de l’Open Outcry était humain. Pas comme ces plateformes digitales où tout se vend, tout s’achète à travers une façade bien propre. Nous passons devant “La Porte des Etoiles” sur l’autoroute. Je salue rapidement le capitaine. Je sais qu’il est là, pour nous, il envoie un signal convenu vers la constellation du Sagittaire.

On cherche du financement pour nos communautés, il y a des besoins chez les gens, vous comprenez? Je reprends à temps le fil de l’info. La ville de Lausanne a des besoins de financement et l’État confédéral Suisse a des contraintes d’équilibre budgétaire à respecter (article 126 de la Constitution suisse), alors plutôt que d’émettre des bons du trésor, d’alimenter l’inflation et de creuser les déficits fédéraux, l’initiative est laissée à des acteurs privés de subvenir aux besoins de financement des collectivités, villes et cantons. Je bondis sur mon siège. Mais c’est le rôle des banques commerciales! Qu’est-ce que la FIFA vient foutre là-dedans? Quoi, la fédération de foot a une licence bancaire? Il faut écouler le surplus des liquidités? Normal, après le Qatar! Mon épouse sursaute de son côté: Hé mais calme-toi! On va s’arrêter et prendre un café. Prends la sortie de la station-service de Wanlindit-elle. Tu as oublié tes gouttes hier soir? Je vais prendre le volant après la pause. Je te paie le café. Je me range à côté d’une grosse berline noire surélevée avec une plaque luxembourgeoise. Un type âgé s’extirpe péniblement de l’habitacle, costume noir, chemise blanche, cravate rayée rouge et blanche, l’air de ne pas être dans son assiette. Un samedi matin sur l’autoroute des Ardennes, un gars en costume noir sort d’une grosse voiture et je me dis que quelque chose ne tourne pas rond dans le ciel. Un ballon? La FIFA? Drôle de drapeau suisse, tête de gnome, à défaut de parlementaire. Il y a quelques jours, le président des libéraux bruxellois a tracé la ligne dure du “déficit zéro”, sur le modèle suisse justement. Tout se tient sous le Ciel. Je devrais relire les écrits des philosophes taoïstes quand j’aurai le temps, quand j’aurai fini de connecter les points brillants du réseau, à bondir d’une étoile à l’autre, à chercher des raccourcis à travers le cœur de la galaxie. Nous patientons devant le distributeur de la station, il y a une petite file devant la seule machine à café qui fonctionne, l’autre est en panne. Elle est en panne depuis des siècles, personne ne songe donc à la réparer? Je crois que tout part à vau-l’eau dans ce pays, c’est un sentiment général, plus personne ne répare les choses qui sont endommagées, abîmées. Cela fait un petit temps mais je le remarque, il n’y a plus de réparateurs, de techniciens qui connaissent la mécanique. Alors on laisse les objets cassés là où ils sont, ils font partie du décor, on s’habitue à tout. Je crois que c’est le néolibéralisme qui nous a transformés en zombies. Regarde les zombies! Je montre les gens à ma femme. Elle hausse les sourcils. J’interpelle un couple qui fait la file derrière moi. Et les gens? Qui prend le temps de réparer les gens? C’est à cause des plateformes digitales. Depuis la disparition de l’Open Outcry et du pit, le commerce a pris un nouveau tournant, un tournant universel. La galaxie va être transformée en un supermarket. J’avale mon espresso double en une seconde. Le shot de café me réveille.

J’achète le journal Le Soir. Il y a un article pleine page sur une nouvelle revue littéraire. Je mets cette information de côté dans le Cloud, car il y a plus urgent à faire dans l’immédiat, observer le comportement de l’homme en costume noir, anticiper ce qu’il pourrait faire. J’hésite entre plusieurs profils psychologiques: alcoolique? Tueur? Il a une démarche hésitante. Il se dirige vers la machine à café, s’arrête, se dirige vers le rayon des magazines et des cartes routières, prend un exemplaire d’une revue tapageuse qui titre sur les dangers de l’automate conversationnel d’OpenAI, la remet en place, se rend aux toilettes, cherche de la monnaie, n’en trouve pas, sort. Mon épouse demande: On y va? Je vois le parlementaire uriner sur un pneu arrière de sa voiture. Le jet gicle sur les moulures du pneu et s’écoule en une petite cascade. Du moment que cela le soulage, il n’y a pas de mal. J’attends que la grosse berline noire quitte la place de parking. Oui, allons-y. Je m’installe sur le siège passager et réfléchis à la situation en mangeant un croissant. Quelques miettes tombent sur mon pantalon. Sur l’autoroute j’observe que la berline nous suit. Cela ne me surprend pas. Je demande gentiment à ma femme: Mets-toi sur la bande de droite, je crois qu’il y a un radar par ici. Comme par hasard, la berline se met elle aussi sur la bande de droite. Merde! Je ne dis rien pour ne pas inquiéter ma douce. Je mets en place un plan de sortie d’urgence, vérifie que le Glock 19 est dans la boîte à gants. Il y est. Sur “La Première”, l’émission matinale est terminée et on passe un reportage sur les sociétés militaires privées, que j’écoute attentivement. Il y est question de combattants en leasing, prêtés à des dictateurs pour surveiller l’exploitation de minerais qui alimentent nos smartphones, de gardes du corps présidentiels dans des pays où l’État est faible et où il faut se payer sur le dos des populations, tels les condottieres de la Renaissance européenne et de la Guerre de Trente Ans, de soldats irréguliers de la Fédération de Russie engagés dans la guerre hybride d’Ukraine, de sociétés privées avec capital, actionnaires, dividendes, dont la violence meurtrière est le cœur de métier, en toute légalité.

Dans la théorie économique néoclassique, le marché est un instrument vers lequel convergent des agents rationnels pour procéder à l’échange de produits ou de services parfaitement décrits, comparables, annotés où le prix est l’unique signal d’ajustement entre offre et demande, qui atteignent éventuellement un état d’équilibre. L’absence de frictions, d’asymétrie d’information, de conflit d’agence, garantiront au marché un fonctionnement optimal, dans lequel les fonctions d’utilités des uns et des autres seront satisfaites. Ainsi, les besoins en financement des uns pourront rencontrer l’offre de liquidités des autres. J’ai appris que la FIFA n’était pas le seul organisme non-bancaire, non régulé, à prêter de l’argent aux collectivités suisses. Sur la plate-forme financière en ligne de la start-up LoanBoox, qui accueille les acheteurs et les vendeurs, la place de marché parfaite, virtuelle, où les transactions ne rencontrent nulle friction et se réalisent rapidement, il y aussi le groupe d’ascenseurs Schindler, la SUVA ou encore l’Aéroport de Genève qui prêtent des millions de francs suisses aux villes et aux cantons. Un marché se crée pour remplir un vide. Je laisse aux Suisses le soin de discuter du contrôle d’outils comme LoanBoox. Mais que se passe-t-il lorsque la voracité remplace la frugalité? Que se passe-t-il lorsqu’une place de marché permet la rencontre de combattants irréguliers et de gouvernements corrompus? Arrive Galactus! le mangeur de mondes! Je vois la menace grandir entre les étoiles, je le vois tendre la main pour saisir la Terre et la dévorer.

J’observe attentivement dans le rétroviseur la berline noire qui nous suit depuis plusieurs minutes. Je dois pisser, je suis désolé, je ne l’ai pas fait à la station-service de Wanlin, tu pourrais t’arrêter pas loin d’ici? On arrive justement à l’aire de repos de Salazine. Tu es sûr? Okay, pas de problème dit mon épouse. J’observe ce qui se passe à l’arrière. Je suis prêt à tout.


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La FIFA prête de l’argent aux collectivités publiques en Suisse

* source secondaire sur la RTBF La 1ère, Week-end Première, émission de Benjamin Di Lauro, sujet entendu ce 4 février à 8 h 17 dans la séquence “L’accent des autres”, de retour d’Ardenne en voiture, quelque part entre la Barrière de Transinne et la Porte des Etoiles.

* enregistrement de l’émission disponible sur la plate-forme Auvio de la RTBF (le sujet commence à 1 h 17' 40″)

* une source primaire sur la RTS en date du 2 février.


Thèmes secondaires:

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