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Jane

La sonnerie dans la cour de l’école retentit, Luca replace son stylo dans son plumier, son cahier et son livre de calculs dans son cartable et à la suite de ses camarades il quitte la salle de classe pour sortir ensuite par “la grande porte” de l’établissement scolaire, de l’école primaire Saint-Joseph, dans laquelle il suit les cours de troisième année dispensés par monsieur Paindur qui n’est pas un rigolo lorsqu’il frappe les doigts de ses élèves à l’aide d’une règle s’ils ont le malheur de répondre “de travers”. Luca, que les mathématiques n’intéressent guère, car beaucoup d’autres soucis encombrent son esprit, reçoit régulièrement les volées cinglantes de ce bâton de bois qui endolorit les extrémités de ses phalanges. Brillant en calcul mental, il répond souvent le premier lorsque monsieur Paindur lance à la volée: 36 + 92 = ou 238 + 379, 587-209, 72 X 14, d’instinct, comme ça, il sait, c’est tout. Par contre la résolution de problèmes, il s’en soucie comme d’une guigne; comme d’une petite cerise, si vous préférez.

— Luca Barnier, c’est à vous, écoutez bien.

 Léo apprend que l’altitude de Paris est à 35 mètres, celle de Londres à onze mètres et celle de Moscou culmine à 144 mètres. Quelle différence y a-t-il entre Londres et Paris?

Comme la question n’est pas directe – que venait faire Moscou là-dedans? –, que Londres et la capitale de l’Union soviétique, leur hauteur et tout le reste ne le concernent pas, que le professeur s’adresse à lui tout seul et qu’il craint, tétanisé, de se tromper, Luca se tait et endure les sévices de la règle.

Mais la sonnerie électrique a résonné et son cartable sur le dos, les épaules un peu affaissées, et d’un pas rapide, il rentre chez lui durant le temps de midi par la rue du Collège, celle des Éléphants, du Soleil et Jean de Lahaut. Ce trajet lui prend dix minutes. Devenu grand, il apprend que Jean de Lahaut-Siegen fut un militaire de carrière pour les troupes hollandaises et qu’il s’est converti au catholicisme, ce qui ne fut pas sa meilleure idée, car les protestants y compris au sein de sa propre famille avaient le vent en poupe, de sorte qu’il guerroya souvent, mais en vain. Pour une raison inconnue de Luca, il mourut vers le milieu du XVIIe siècle dans la ville où lui, 325 ans après cette mort, vit le jour.

Luca, même s’il habite la rue qui porte le nom du fringant, mais aventureux stratège, n’en a à 10 ans, évidemment, ni la prestance ni l’étoffe. Pour l’heure, il pousse la porte d’entrée entrouverte de sa maison, il s’engage dans un couloir recouvert de petits carreaux de céramique blancs et bleus et tout au bout duquel il ouvre la porte de la salle à manger qui se trouve au milieu du rez-de-chaussée trois-pièces en enfilade. Un renard et un sanglier empaillé menaçant, gueule ouverte, dont les pattes portent des fusils, l’accueillent, fixés sur une desserte et sur le mur de cheminée. À droite, dans la cuisine, sa mère s’affaire, car dans dix minutes son mari rentrera de l’usine et le repas doit être prêt. Elle cuisine bon et bien. L’homme, en effet, débarque, soucieux, comme accaparé et sans rien dire. Pas un mot, comme d’habitude. Il attrape le journal du jour, et prestement il se glisse dans “son” fauteuil, celui dans lequel personne à part lui n’ose s’asseoir même en son absence. Il parcourt en vitesse l’un ou l’autre article, et il est temps déjà de se mettre à table. Cet inconnu qui ne souffre pas qu’on le dérange et qui ne tolère pas la moindre question, ni intervention, frappe Luca d’inertie, il le glace, il le paralyse. Jamais il ne lui adresse la parole. C’est son père pourtant qui ne le regarde pas qui peut-être est éreinté, et qui semble dire: “Tu es dans mon chemin, laisse-moi tranquille, que fais-tu ici, dans cette demeure?” La mère de Luca allume le poste de radio portatif avant le journal de 13 heures. Mal à l’aise, l’enfant mange sa soupe sans rien n’oser dire, car les rares fois où il s’y est risqué on l’a rabroué. Qu’a-t-il fait pour qu’on veuille qu’il se taise et lui interdire ainsi d’exister? Il cherche depuis longtemps, mais il ne trouve pas la réponse. Cependant, le malaise, la gêne, l’angoisse, la souffrance atteignent ce jour-là leur paroxysme lorsque le transistor diffuse certaines chansons de variété. Coincé entre son père et sa mère, tel Loki, semeur de discorde, l’animateur annonce Jane Birkin, Di doo dah. Cette mélodie au premier abord semble sympathique et les paroles auxquelles Luca, qui grandit, fait malgré lui attention, déroulent leurs propos naïfs jusqu’à ce que, tout à coup, la chanteuse, d’une voix semblable à celle d’une petite fille souffreteuse, chantonne: “doo di doo di dah di doo dah” (jusque-là, pas de problème, même si l’on pouvait s’attendre à mieux), mais la suite raconte: “les autres filles ont de beaux nichons, et moi, moi je reste aussi plate qu’un garçon”. Luca à cet instant devient très rouge et courbe la tête jusque dans son potage pour se cacher de mots que sûrement, ses parents ne veulent pas qu’il entende. Son père alors fait de grands “schlurps” en avalant sa soupe, mais c’est trop tard, tout le monde a entendu. La mère se raidit et prétexte que Luca se trouve mal assis pour lui en faire la remarque acerbe et détourner l’attention. Le repas se poursuit en silence. Après cet épisode, le petit écolier imagine que Jane Birkin s’acharne à lui mener la vie dure, car une semaine après, dans des circonstances analogues, le même animateur sournois, friand des ritournelles de la chanteuse, accompagnée cette fois par un interprète à la voix grave, douce, mais négligée, inflige aux oreilles de Luca, l’estomac noué et le cœur battant: “je t’aime, je t’aime, oh oui je t’aime” qu’elle susurre sans arrêt. À cette affirmation affreusement insistante, réponds le “moi non plus” de son partenaire et “Je vais et je viens entre tes reins” qui n’évoque pas grand-chose au garçonnet, mais il devine, au ton utilisé, qu’il s’agit de paroles de l’univers des adultes. Des mots qui aux yeux de ses proches, lui semble-t-il, le rendent coupable comme si c’était lui qui les avait prononcés.

La soupe avalée et le gigot d’agneau en croûte ingurgité — la faim au bout du compte prenant le dessus sur la panique — Luca entend les sujets développés au journal parlé qui évoque Moshe Dayan, Pol Pot, Henry Kissinger, la famine en Éthiopie et la zaïrianisation. S’en suit la chronique mordante, narquoise et satirique d’Armand Bachelier que son père apprécie. Ce billet de trois minutes, vraiment, semble avoir ses faveurs. Mais déjà, presque en même temps, Luca reprend le chemin de l’école et son père celui du travail. 

En route, libéré, à l’air libre, l’enfant cogite. Il s’interroge sur ses condisciples les plus délurés qui lui ont appris des mots comme nichon par exemple dans la cour de récréation, et insinué des tas de choses. Mais il en veut surtout à Jane Birkin qui a induit un si profond malaise. C’est facile pour elle d’envoyer ces mots, cachée dans le poste, mais c’est lui qui doit se débrouiller ensuite avec ses géniteurs et son effroyable trouble.

Vingt ans ont passé, il se réconcilie avec Jane qu’il écoute volontiers, mais il trouve toujours sa voix catastrophique. Tout de même, c’est un style, une marque, il se dit qu’ils ont eu raison d’insister, elle et son pygmalion au timbre grave et négligé.

À son tour Luca a des enfants, avec Katie. Il a longtemps hésité jusqu’à ce qu’il se dise que l’amour, au fond, est le dernier refuge d’un sentiment d’appartenance. À ces mômes qui sont très importants, il explique et il répond à toutes leurs questions, un peu comme le fait Viggo Mortensen dans Captain Fantastic, le film de Matt Ross. Adolescents, à l’occasion de fêtes, Antoine, Lovis et la dernière, Jane, entonnent avec Katie et Luca des chansons découvertes dans la pile de 45 tours de leurs parents. Celle qu’ils préfèrent dit: “les autres filles ont de beaux nichons, et moi, moi je suis aussi plate qu’un garçon” — ce qui est un peu le cas de Katie et c’est drôle. Ils s’amusent, ils dédramatisent, ils vivent.

Aucun de leurs trois garnements n’est renfermé et aujourd’hui ce sont, parvenus au terme de leur croissance, de téméraires, altruistes, conquérants, respectueux et joyeux aventuriers de l’existence. Doo di doo di dah di doo dah…



© Yves Delbar.

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