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Je suis Niko

Niko a été remercié. On aurait pu s’attendre à ce qu’on lui dise “merci” pour le travail accompli, pour la belle année scolaire achevée… Non, la directrice a préféré lui demander de rendre ses clés et son badge, de vider son casier et sa classe de ses affaires et de passer chez la secrétaire pour qu’on lui rende sa caution.

C’était le vendredi 5 juillet, à la dernière heure du dernier jour avant les vacances tant attendues et méritées. En quittant l’école, il a croisé un collègue. C’était trop. Les larmes montant, Niko partit d’un bon pas, claudiquant légèrement, sa canne martelant le pavé de cette rue qu’il n’empruntera plus. Après avoir traversé et longé les maisons cossues d’un quartier autrefois rutilant, il s’est assis sur un banc du square pour pleurer. Tout seul, sous l’ombre des feuillages de l’été commençant, un homme de cinquante ans sanglotait de manière incontrôlée. Il venait d’être viré.

Ce matin, il s’est levé sans être préparé et Il a entamé la journée, fatigué. La veille c’était la fête du personnel, il n’a pas beaucoup dormi. Il avait aidé pour les festivités du départ à la retraite d’une collègue, une femme inspirante, qui lui a beaucoup appris quand il est arrivé à l’école. Elle l’a, pour ainsi dire, formé aux bases du métier; elle et tant d’autres ont partagé avec lui leurs trucs et astuces de pédagogues avertis. Quand il a débarqué dans l’enseignement, Niko était plein de bonne volonté, d’envie de bien faire et de travailler, il y a tout de suite intégré le sens nécessaire à l’accomplissement d’un travail éducatif abouti, même si, il faut bien l’avouer, ce ne fut pas facile. Cela n’avait rien à voir avec son ancien boulot, qui l’avait tant abîmé physiquement et mentalement et que pourtant il avait quitté l’âme en peine, déçu et meurtri par la tournure que les événements avaient prise. Tout comme aujourd’hui.

À 11 h, il avait déjà inscrit trois nouveaux élèves dans sa section, rencontré des parents et mené l’entretien de fonctionnement. Il avait participé à la réunion d’équipe de clôture de l’année, où ses collègues lui avaient dit qu’il serait parfait pour remplacer la jeune retraitée dans une des nombreuses fonctions qu’elle occupait, il devait y réfléchir, mais la perspective l’excitait. À midi, il occupait un des ordinateurs de l’accueil et tentait de former des groupes harmonieux et pertinents pour les classes de l’année prochaine. Ses compagnons de travail passaient devant lui un à un et quittaient l’établissement en route vers des vacances, des voyages, des projets, du repos. Certains venaient lui serrer la main, lui dire un petit mot rigolo sur le fait qu’il travaillait encore, et il leur lâchait: “on est payé jusque 16 h, il faut prester”. D’autres lui firent un signe amical en partant.

Quand il partit à son tour et franchit la lourde porte, ce fut pour la dernière fois. De s’en rendre compte, sur le chemin du retour, cela le désolait. Des collègues qu’il n’avait pas pu saluer, pensant les revoir. Des élèves à qui il avait souhaité de bonnes vacances et à l’année prochaine, et à qui il avait involontairement menti. Des projets qu’il menait, des cours qu’il avait créés, des modules encadrés, des stages accompagnés… “Nul n’est irremplaçable”, se dit-il, et il poursuivit son chemin, à pied, sans s’arrêter. Les bus le frôlaient, la chaleur l’accablait, le faisant transpirer sous son corset de maintien. Sa main moite glissa sur le pommeau de sa canne. Il chancela, il avait presque l’envie de s’effondrer, mais il résista. J’craquerai pas, j’craquerai pas. Avec ce mantra, il avança.

Le discours de la directrice, lors de la fête, lui revenait en tête. Tout le monde avait remarqué qu’elle avait “oublié” de remercier plusieurs personnes et de dire au revoir publiquement aux collègues qui s’éloignaient de l’école sans pour autant prendre leur retraite. Certains avaient des projets ambitieux sous d’autres cieux, d’autres prenaient un détachement pédagogique et quittaient temporairement le navire… Mais ce n’est que quand une âme charitable souffla à son oreille quelques mots qu’elle se lança alors dans une liste de noms incomplète et maladroitement ânonnée qui fit des vexés et provoqua des rires narquois dans l’assemblée. Elle avait oublié Sarah, mais on le lui rappela, elle ne se souvenait plus de la raison de son départ, mais on le lui dit. En revanche, rien pour Niko, aucun mot. Lui qui avait conscience de la précarité de son poste avait été attentif aux paroles de la direction, et il prit pour un bon signe le fait qu’on n’évoquât pas sa situation. Il serait reconduit, bien sûr, comme chaque année depuis qu’il était là. Il fait du bon travail, il est apprécié, il est proactif et s’investit dans des projets et du travail collaboratif. Pourquoi ne le garderait-on pas? Parce que, parfois, il l’a un peu trop ouverte? Car il a, c’est vrai, montré son désaccord plus qu’à son tour, face à certaines injustices. C’est un poil à gratter, un caillou dans la chaussure de la direction, et il n’est pas nommé. Il est assis depuis plusieurs années sur un siège éjectable, dont le levier est la réforme des titres et fonctions et les mystères insondables de l’administration. La directrice étant très forte là-dedans, Niko lui fait confiance sur la procédure qu’elle a dû suivre: aucune erreur n’est possible. Et de toute façon, le message est clair: elle ne veut plus de lui. On lui a dit de partir, on l’a mis dehors et il a rendu ses clés.

Pour la deuxième fois, il s’est arrêté. Il est fatigué, ce n’est rien de le dire. Il est épuisé, comme tout le monde, il le sait. Il ne se plaint pas, jamais. Il faut avancer, et il l’a toujours fait dans sa vie passée. Tout à coup, en un éclair, une scène lui apparait. Il a un flash et il entend même le son de sa voix, qui panique. Il va falloir l’annoncer à sa femme. Il va falloir la rassurer sur le budget et le remboursement de l’emprunt. Il va devoir être diplomate et compréhensif, ils ne réagissent pas de la même manière face à ce genre d’adversité. Ils ont déjà connu cette situation. Quand il s’est blessé et qu’il a dû tout arrêter, quand il s’est formé et a postulé, quand il était au chômage et qu’on ne lui répondait pas, qu’il n’avait rien d’autre que sa ténacité à lui opposer. Ils vont devoir revivre cela? Dix ans après? Niko ne sait quoi penser. Il prend son téléphone et veut appeler, trouver quelqu’un à qui parler. Un ami, un collègue. Et puis non, il ne veut pas embêter les gens, le premier jour des vacances, ils ont autre chose à penser. Et puis, il n’est pas du genre à se plaindre ni à larmoyer. Ni à s’atermoyer, il va aller de l’avant, se relever et avancer.

À la maison, on est allé chercher des frites. La famille mange devant un épisode de la nouvelle série de Star Wars, on commente les combats, on s’émerveille sur un nouveau sabre laser. Niko profite de ce bonheur simple et sourit. Quand les enfants sont au lit, il descend dans son atelier, il doit mettre la deuxième couche de peinture sur les décors qu’il construit. Toute la scène est bientôt terminée: l’entrée de l’antre des nains, à flanc de montagne, gardée par des statues de golems. Le tout sur vingt centimètres de hauteur. Le travail de longues soirées solitaires, de coups de ciseaux précis et de jets de peinture jouissifs. Sa méditation, son exutoire, sa catharsis. Ce soir, pourtant, il ouvre son ordinateur portable sur l’établi et pousse de côté les morceaux de placo pour placer sa souris.

Alors, soigneusement, sérieusement, il s’applique à mettre son CV à jour, à le gonfler un peu. Il rédige des lettres de candidature spontanée pour plusieurs types d’établissements standards, il parcourt les sites de recrutement, les Primoweb et autres Actiris… Et ce n’est que tard dans la nuit qu’il finit par placer la dernière touche de couleur ocre sur les grilles du cimetière de la maquette, qu’il peaufine un peu avant d’aller se coucher.

Sa femme ne sait toujours pas. Le weekend passe. Il prévoit de lui en parler, mais pour la rassurer il refait d’abord tous les budgets du ménage. Il regarde les postes où on peut économiser, là où il peut faire un effort, là où on doit continuer à payer. Il veut lui montrer déjà son dossier de recrutement, il veut pouvoir lui dire que tout ira bien, qu’il a les choses en main. Il doit aussi aller s’inscrire au chômage, se déclarer officiellement demandeur d’emploi. Ce sera demain matin, elle saura demain soir. Il se le promet en s’endormant, la tête emplie de conversations qu’il n’a pas eues, de paroles qu’il aurait dû prononcer, de rage et de colère. Et avant de sombrer, de larmes lentes, mais sincères.

Les gens commencent à le savoir. Le collègue qui l’avait aperçu sortant du bureau de la direction a dû en parler à d’autres. Un copain lui a téléphoné, pour prendre de ses nouvelles. Niko est mal à l’aise, il se doit de communiquer, de dire quelque chose. Et alors que sa femme et ses enfants sont partis à la côte avec sa belle-mère pour la journée, lui est resté à la maison pour travailler. Car, en fait, ce qui devait être un premier lundi de congé s’est transformé en premier jour de recherche active d’emploi. Mais avant de s’y mettre et de plonger encore une fois dans les méandres des annonces, des réseaux, des titres et fonctions, des diplômes requis ou suffisants, des titres de pénurie et autres péripéties administratives, Niko s’adresse à ses collègues, dans un message collectif.

Prendre le temps d’écrire un message, cela m’a demandé un peu de délais… Certains le savent déjà, mes attributions ne sont pas reconduites pour l’année 2024-2025. Je regrette bien sûr de ne pouvoir poursuivre l’aventure sur un plan pédagogique, mais aussi et surtout sur le plan humain. J’ai rencontré et collaboré avec des personnes de qualité, parfois très différentes, ou étonnantes, mais toujours bienveillantes. Professeurs, éducateurs, élèves… tous vous m’avez transformé. J’ai appris de vous, et je vous en remercie.

Merci pour vos témoignages positifs, il faut admettre que cela aide pour franchir le cap!

Les groupes WhatsApp se sont activés, les boites mail, les réseaux privés. Les collègues en parlent entre eux. On s’indigne, on compatit, on ne comprend pas, on veut mener un combat, on s’interroge, on se révolte, on entre en résilience.

Mais certains ne lâcheront pas. Ils sont une poignée, mais ils se feront entendre.

Voici comment ça va se passer.

On va s’organiser. Des stickers, un peu partout dans l’école. Sur les murs de la cour de récréation, sur les portes de l’ascenseur, sur les valves d’affichage. Partout il y aura écrit en blanc, sur un fond noir, le soutien des camarades, des collègues, des amis, des frères: #JeSuisNIKO.

Un prof de français, qui n’est pas qu’enseignant dans sa vie et qui a compris depuis longtemps qu’il fallait une soupape de sécurité pour survivre dans le métier, prendra la plume et s’exprimera au nom de tous. Il racontera la situation, avec empathie et cynisme. Ensemble, ils diffuseront le texte, sur les réseaux, sur les murs de l’école, en virtuel comme dans la vie réelle, ils partageront l’histoire de Niko: l’injustice administrative dont il a été victime, l’inhumanité avec laquelle il a été traité, le manque de considération, d’empathie, de sympathie, de gentillesse dont on a fait preuve à son égard face à une situation qu’on justifie par des arguments d’autorité basés sur des décrets vides de sens et d’humanisme.

Il n’y aura pas de revendication, le mal est fait, à quoi bon? Il y aura dénonciation, il y aura prise de position. On n’est pas d’accord avec la manière dont Niko a été traité, et ce peu importe les raisons.

Aucune justification ne peut excuser l’ignominie de la situation vécue par un homme qui va devoir se relever, encore, après avoir été mis à terre sans aucune pitié par le bras armé de la technocratie déficiente, d’un service public qui agit de plus en plus comme une fédération d’entreprises franchisées. Si on avait pu le faire, on aurait licencié Niko par SMS, comme dans le privé. Et on peut rester convaincu que c’est contrainte et forcée que la direction signifia à un employé parmi les plus zélés et compétents de son établissement son congé définitif, sa non-reconduction, sa non-attribution, bref: son licenciement. On peut se voiler la face, on peut se mettre des œillères. Mais si on est lucides, on sait que cela peut nous arriver à tous. Alors il faut clamer haut et fort “Je suis Niko”, aujourd’hui: telle est la voie.

Je suis Niko

?
Belgique
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