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L’étranger familier

Je me rappelle, nous étions en vacances en famille, tradition oblige, comme chaque année à la fin de ce troisième millénaire de notre ère, sur la planète rouge, au bord d’un cratère où se baigner, batifoler, réciter d’antiques poèmes des vingtièmes siècles, jouer de la musique silencieuse, écouter le vent. La paix. L’horizon à l’infini. Les vacances, quoi.

Les grands-parents raillaient volontiers « cette ancêtre qui aimait se marginaliser… » Quelle impudente ! pensions-nous. Mais non, disait grand-père, plutôt l’attrait des chemins aventureux. L’écart voulu des sentiers battus. Elle était fascinée par l’autre, les autres, autres lieux, autres langues… Elle aurait aimé cette planète-ci habitée de loin en loin par de petits bonshommes verts aux yeux de Pierre (précieuse), Krollés à souhait.

C’est lors d’une de ces évocations que nous vîmes arriver un étranger. Mère-grand précisa : « Un étranger familier. » Elle avait de ces expressions. Nous ne la comprenions pas toujours, c’est qu’elle avait vécu des événements si lointains : elle allait sur ses 120 ans. Nous l’aimions bien. Douée d’une mémoire exceptionnelle, elle savait raconter. Il arrivait même que des veaux de Mars quittent le ciel, replient leurs ailes et viennent se joindre à nous pour l’écouter.

L’étranger marchait dans notre direction. Plus il se rapprochait, plus il nous rappelait quelque chose. Quelqu’un ? Un personnage de contes ?

Mon père, qui avait le secret des tisanes, nectars et autres ambroisies, proposa au rare passant de partager notre dégustation d’infusions diverses. Mars avait de ces plantes sauvages, juste assez enivrantes, une fois infusées, pour vous donner le don d’ubiquité, d’intemporalité… Être partout et en tous temps… Bonté divine !

L’étranger se présenta : Abel Beleden. Notre accueil le ravit autant qu’il le surprit. « Vous n’êtes guère chauvins, par ici ! Vous avez gardé la tradition de l’accueil de l’étranger ! » « Certes, mais… c’est que… n’est-ce pas nous qui sommes… et vous… quoique… » hasarda la grand-mère, « vous êtes moins martien que… » On aurait dit qu’elle hésitait à s’exprimer. Heureusement, l’étranger reprit la parole. D’abord pour vanter le breuvage paternel ensuite pour… Comme un être qui est resté seul longtemps, il avait envie de faire part de ses pensées. Nous, enfants, l’écoutions bouche bée.

« Tout le mal vient de là, » dit-il, « d’avoir transformé l’Éden, vaste plaine, en paradis… para-deiss, vous savez ce que signifie ce mot ? » Répondre par un hochement de tête, c’était encourager le visiteur à poursuivre. La voix posée, il expliqua :

« Para : entouré de, deiss : mur en torchis. L’erreur impardonnable est d’avoir transformé une vaste plaine en un pauvre enclos. Pourquoi faire ? Pour s’enfermer ! Fermer l’accès à l’autre, aux autres. Pour enfermer son peuple, sa lignée, son lignage, son village… La clôture, la muraille, les barbelés, la limite électrique. Et au milieu, sur un piédestal, un moi (Moâ) qui lance à la foule des slogans en “nous”, “nous” en masse (ah ! les masses !) qui gobons la pub, qui béni-oui-oui marchons au pas sans réfléchir, répétons en chœur que l’autre, ce maudit, il importe de l’envahir, de le convertir (pour son bien, cela va sans dire !) Pour cela, il faut le conquérir. Et c’est reparti ! Car ne c’est pas la première fois. Et que tourne sans fin le cercle du vice ! Les foules ont la mémoire courte, ignorent l’Histoire avec sa grande Hache à la Perec, les foules ne voient pas que Moâ les fait tourner en rond. Les masses marchent au pas, de l’oie ou de l’âne bâté (pardon, cher Cadichon !), à l’assaut des autres, toujours autres, si différents de nous-autres… Ces autres qui parlent autrement. Autrement mal, donc, au lieu de parler comme tout le monde ! Un seul idiome pour tout le monde, plus facile, non ? D’accord, prenons le nôtre, alors. Et que quiconque ose encore parler autrement, comme l’autre ment, eh bien, qu’on lui coupe la langue ! »

Mais au fait, me dis-je, je le comprends, ce visiteur étrange (« étranger familier », avait dit Mère-grand) et toute la famille, à l’écoute, entend bien ce qu’il dit. Parlerait-il une de nos vingt-sept langues ? Quelle coïncidence ! Sur les sept mille de chez nous, Terriens. Viendrait-il de notre planète ? Pas si étranger que cela, alors ? L’homme poursuivait :

« Les autres d’autres couleurs. Couleurs étranges, étrangères, couleurs d’étrangers, d’étrangères. Indésirables ! À la porte !.. Mais un jour, certes bien en sécurité intra muros, vient au faux frère l’envie de sortir, de s’aérer, de voir plus loin. Para-dis ? Envie de reculer le mur d’enceinte. Jusqu’à plus loin. Jusqu’à l’horizon. Étendre l’espace vital jusqu’à et y compris l’espace vital détenu par les voisins. Audace. Devoir de con-quérir, devoir de con de quérir, chercher, dérober… Conquérir l’espace. Se montrer plus fort que les autres. Plus fort. Déraisonnable raison du plus fort. La meilleure des horreurs.

Et cette manie des uniformes ! Voir en l’autre non pas un individu, un être unique, mais un simple échantillon du groupe maudit. Se savoir en présence non pas de Malwine ou de Daniel mais d’une… ou d’un… Un de ces êtres venus d’ailleurs, de loin, de hors les murs qu’il n’aurait pas dû franchir. Des vous indignes de nous. » Ici, le visiteur éclata de rire : « Gare à l’attaquant qui, envoyant à l’autre un coup de poing dans la gueule, se blesse cruellement en brisant le miroir ! »

J’avais déjà lu ce fait-divers dans un livre de l’ancêtre marginalisée, une histoire de belle enceinte… Enceinte, tiens, tiens ?! Femme enceinte ou mur d’enceinte ?

Comme en écho des éclats de miroir, nous entendîmes des éclats de rire. C’était la cousine et sa marsuptitamie qui revenaient de balade, les bras chargés de corbeilles débordant de ptizabricots-en-plumes. Délicieux ! Le visiteur jura qu’il n’avait jamais rien mangé d’aussi bon. Les fillettes offrirent à Maman un bouquet de pensées, ses fleurs préférées, qu’elle appelait parfois en riant « philosophées ». Les gamines ont chanté : « Nous sommes tous frères, c’est Pâque, c’est Pâque… » Mais ça, Pessah alors : « Nous sommes toutes sœurs, chantons en chœur le cœur content. Chantons par cœur le chœur content… » Là, l’oncle n’y tint plus : Assez, les marsuptitzamies ! Assez, cria-t-il, de massacrer la « Quelle langue ? » demanda la cousine. Alors, les marsuptitzamies lui passèrent la langue, avant de s’encourir en riant de plus belle.

Le calme revenu, et pour rassurer l’étranger, histoire de dire que nous sommes, toutes et tous, l’étrange de quelqu’un, je lui parlai de ma mère, ma chère maman, une métisse Mars-Lune réfugiée sur Terre quand l’horrible Lunatix, ne voulant garder sur sa planète que les purs lunaires, a persécuté les sangs-mêlés ; il fallait choisir entre fuir ou mourir. C’est dur d’abandonner sa maison, son jardin, ses amis, ses voisins… C’est au courage de ma mère que je dois d’être ici. Il se fait donc que je ne suis pas de race pure. Purée ! Horreur et puréefraction ! La race ! Quelle crasse !

J’ai bien vu que le visiteur, rassuré, se sentait de plus en plus à l’aise. Il nous demanda : « Est-ce que les petits Terriens peuvent toujours s’acheter l’arme à l’œil ? Pan pan cowboy, ça en a fait, des ravages dans les écoles, non ? Tu me déplais, je te supprime, fastoche, non ? Et on avait la loi pour soi. »

C’est l’oncle qui lui a répondu, lui donnant un cours d’histoire des siècles passés, citant, en substance, Béatrice Vespérale (ou était-ce William Reymond ?) : « Ils soutiennent le lobby des armes, donc les massacres d’enfants ; ils ne sont pro-vie que quand cela leur permet de contrôler l’utérus des femmes… » Le visiteur, songeur, murmura La belle enceinte… Baas in eigen buik… Choisir, libre de choisir… Puis, comme sortant d’un rêve, il reprit la parole. Tout ce qu’il disait évoquait des souvenirs : « Abel était nomade. Ne possédait que ses troupeaux, qu’il menait paître et qu’il suivait, en plaine et en montagne, en pleine liberté. Caïn, quant à lui, avait inventé les bornes, sédentaire aux dents longues, avide du bien d’autrui. Quel bien ? Libre ? Libre ! Donc, libre à moi de… »

Mon oncle, qui avait horreur des jeux de mots, tremblait sur sa chaise. Mais cette fois, il n’avait garde d’intervenir. Bien élevé par grand-mère, il savait se tenir, la plupart du temps. Elle le connaissait bien, savait qu’il souffrait de ce mutisme qu’il s’imposait. « Alors, mon Grand, que penses-tu de tout cela, toi ? »

Le visage de l’oncle s’éclaira. « Ah ! Maman ! Je pensais justement à cette histoire en arborescence… Populus ! Populaire balancement des branches. Arbre généalogique quasi préhistorique. Survivance de mortelles querelles de famille. Feuillaisons racistes. Populus alba dénigrant populus nigra. Et vice-versa. Populus tremula tremblant, peuple désargenté, livré à la merci du peuplier argenté. Tous ces peuples liés par l’origine se livrèrent longtemps des guerres sans merci. Jusqu’au jour où, devant unir leurs forces à l’arrivée des dinosaures, ils entreprirent de se réconcilier. Rythme accordé, harmonieux balancement des branches dans la brise estivale. Les cris de haine à jamais (à jamais ?) amuïs sous la musique des feuilles réconciliées, avides d’écriture… Mais, cher visiteur, j’ai interrompu votre récit. Caïn, qui a inventé les limites. »

« Oui, Caïn tenait à ses propriétés bornées, aux bornes toujours reculées, refoulant les autres, avalant les autres, chassant au besoin les autres de leurs terres, de leurs alpages. En avait-il informé son frère ? Toujours est-il qu’un jour, Abel s’approcha tout joyeux et son troupeau fit fi des clôtures et autres limites, limes, frontières, murs hadriens et autres berlinades… Qui vient piétiner mes plates-bandes ? s’écria Caïn, furibard.

Alors, quelle flamme monte ? Quelle flamme colle au sol ? Qui s’élève ? Qui rampe ? Qui a tué la liberté en tuant la fraternité ? »

Cette phrase-là, je me la répétais : « Qui a tué la liberté en tuant la fraternité ? » Même mon oncle, je le voyais bien, approuvait. Abel ressuscitait en notre visiteur. Son nom, déjà ? Abel Beléden ! Aucun doute ! Nous nous sentions proches d’Abel, enfants d’Abel. Enfants de l’Autre. Exilés, certes, mais survivants ! Vivants. Hors les murs. Passé les frontières. Adorateurs du dieu unique. Le vrai, pas celui des autres. Que les autres d’ailleurs affirment être l’unique. Mais, au fait… Devant ces différents vrais dieux déclarés chaque fois l’unique… La logique impose de croire que ce doit, forcément, être chaque fois le même, non ? À méditer.

« En tout cas, dit le visiteur à mon oncle, j’ai apprécié l’histoire des peuples liés qui se balancent des insultes et des coups, comme leurs frondaisons s’affrontent puis, unies dans l’adversité, entonnent un chant d’harmonie. »

Mon oncle a souri. Nous étions bien ensemble. Mais bientôt, le visiteur s’est excusé, s’est levé, a chaleureusement remercié, a salué, est reparti sur les chemins d’errance, les grands chemins interstellaires. L’étranger familier. C’est aussi ce que pensait Mère-grand : accueillons l’étranger, il fait partie de la famille, la grande famille humaine.

Nouvelle ? Quelle nouvelle ? La voici, la nouvelle : la colombe plane plus haut que le faucon. Le faucon cherche sa proie, s’apprête à fondre sur elle, à la broyer. Il perd la vue d’ensemble. Il ne voit de l’autre que la chose à exclure ou à s’approprier. La colombe, elle, toujours plus proche de la lumière, ne cesse de s’élever. Elle voit plus loin. Elle se sent libre. Ne convoitant rien, que le grand air, elle ne manque de rien.

L’étranger familier

?
Belgique
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