La kippa
“C’est la guerre! Assez pensé à nos nombrils respectifs…”, pensa le poète et il sentit, c’était inajournable, le besoin de se rendre chez son voisin Malik, l’Algérien. Le voisin occupait une maison Phénix années 1980 alors que le poète habitait un pavillon Castor datant de 1990. L’Algérien, quinquagénaire chauve, ancien boxeur professionnel de petite taille, peau bistre, regard vif, léger bouc, exerçait la profession d’éducateur sportif en ville. Souvent, on l’observait, quand il partait courir en solo, vêtu d’un sweat à capuche rouge et d’un short blanc. En souplesse, Malik serpentait au milieu des cités-dortoirs et des serres, paysages de notre commune de Saint-Victoret gros, village de planteurs de fleurs, de maraîchers qui, du temps où Mégret dominait la limitrophe ville de Vitrolles, les Lepenistes étouffant la circonvoisine Marignane, avait semblé se noyer dans une haine municipale de tout le monde pour tout le monde avec un M. Daudet, Maire en fin de parcours. Se disant neveu de l’antisémite auteur des Lettres de mon moulin, cet élu P.S se fera débarquer pour corruption. Notre pagnolesque édile sera vite remplacé, la vox populi contaminée par Marignane ayant tranché, par un souriant Monsieur obèse, ingénieur aéronautique, produit de notre folklorique “droite se disant non extrême mais FN compatible”… “Pissi”, comme on le surnommait, décida d’unifier les ouailles grâce à l’Odéon, gigantesque Salle de Fêtes construite avec l’argent de nos impôts, où furent reçus Roland Magdane, Jeanne Manson, Chimène Badi, Anne Roumanoff, Zize, Le Groupe Aïoli. Particulièrement “Aïoli” et “Zize”. L’Odéon ne fit qu’accroître le degré de désertification culturelle du patelin et l’acrimonie entre “communautés”.
C’est à des réunions du Parti Communiste français que le vieux poète, un très mauvais poète qui n’avait jamais rien publié, avait connu Malik. Coiffé d’un gigantesque béret basque, vêtu d’un duffel-coat de couleur café au lait qui devait dater de mai 1968, ce barde de la catégorie amateurs non licenciés, menton glabre, nez prédominant, avait une silhouette d’épouvantail à moineaux.
— Tiens, voilà Joseph Preys! lança l’Algérien se tournant avec un sourire vers son épouse Bahia, belle femme blonde, mère de leur fils Akim. Bahia, européenne convertie, voilée, salua brièvement le compatriote du boxeur Preys. Puis elle s’éloigna vers la cuisine, entraînant Akim, un petit gros râblé, qui du haut de ses six ans, larmoyant, pieds nus dans des tongs, lorgnait la télé que son père venait d’éteindre.
— Tu n’étais pas né quand on m’a amené regarder le combat de Preys aux Championnats d’Europe à Tournai, lança le poète. Mais je ne viens pas te parler de boxe…
— Je me doute que tu viens me sonder sur le Moyen-Orient et les retombées du conflit, répondit Malik. J’ai été à deux doigts de te précéder. J’allais me rendre chez toi pour t’emprunter une kippa…
— Jamais je n’ai utilisé tel couvre-chef, fit le poète. Mais mon bonnet de bain y ressemble. Je le glisserai dans ta boîte aux lettres. Promis.
Malik avait déposé une bouteille de 51, une carafe d’eau, un verre, des glaçons devant le visiteur qui, sans attendre qu’on l’y invite, venait de prendre place sur une des deux chaises sommairement rembourrées “made in China”, encerclant un guéridon rond sur trois pieds de même origine. Le poète avait travaillé comme commissionnaire-expéditeur. Il connaissait l’importateur marseillais qui avait eu l’intelligence de se faufiler parmi les accompagnateurs de la Première Ministre Edith Cresson en 1992 lors de son voyage en Chine. Ce bel homme faisait fortune en meublant à très bas prix, toutes les familles arabes du Midi.
Malik buvait un soda.
— J’enfilerai ta kippa. J’irai me promener en ville, déguisé en Juif pour prouver que les Arabes de Marseille ne sont pas des antisémites. Qu’en penses-tu?
— Je te reconnais là, Malik! Tu as le sens du show! Je me souviens de ce matin de 2012, lendemain des assassinats par Mohamed Merah. Me rencontrant à la poste, tu es venu m’embrasser. Devant le public de merde de ce village de merde, tu voulais laisser l’image d’un barbu régional qui embrasse le youpin du village. Chapeau! Tu m’as vraiment scié!
— Normal! J’étais militant de la cellule du PC dont tu étais un sympathisant. Contrairement à mes congénères, j’avais compris que ce Toulousain Mohamed était une ordure. En Algérie, les mêmes islamistes ont égorgé des dizaines de milliers d’Arabes innocents… Tu es un ami. J’ai voulu que cela soit vu, rien de plus…
Le poète dégustait son pastis. Malik savourait son soda quand la question fusa:
— Ô Malik, la tuerie du 7 octobre a-t-elle été pour toi une action de terroristes?
L’Algérien se pencha vers un présentoir où s’empilaient des journaux et des revues. Il en extirpa un exemplaire de Planète Paix, le mensuel du “Mouvement de la Paix”.
— Cette revue vient de sortir. Je suis allé en page 8 pour trouver une demi-colonne sur le 7 octobre. Je l’ai encadrée. Il y a aussi deux pages de compte-rendu sur la bio de Salah Hammouri.
Malik tendit la revue à son hôte.
Le Poète put lire:
Un message du 7 octobre de Ziad Medoukh vivant à Gaza
“Les agressions et exactions de l’armée israélienne et des colons contre les habitants de Cisjordanie sont quotidiennes et elles ont causé la mort de 237 personnes, dont 50 mineurs dans la population palestinienne depuis le début de l’année. À Gaza depuis le 13 septembre, des manifestations pacifiques près de la limite orientale de la Bande de Gaza ont fait au moins six morts et 50 blessés dont deux journalistes. Cette période de fêtes juives est synonyme de toujours plus de restrictions, de provocations répétées contre l’Esplanade des Mosquées et la mosquée Al-Aqsa au mépris des accords internationaux. Rappelons que le gouvernement israélien d’extrême droite, raciste et suprémaciste, a fait de la colonisation le premier point de son programme: depuis le début de l’année, on assiste à une accélération spectaculaire des opérations de colonisation, de nettoyage ethnique et de répression contre le peuple palestinien.”
— Monsieur Ziad Medoukh aurait pu signaler que des centaines de milliers de citoyens israéliens se sont rebellés contre ce gouvernement. Les camarades des kibboutzim ont toujours été à la pointe de ces rassemblements et en première ligne pour accueillir des travailleurs palestiniens. Le kibboutz est avant tout une collectivité d’où l’argent a été banni. Les égorger, les enlever, y mettre le feu c’est du terrorisme, c’est dégueulasse, c’est inadmissible. Ces types du Hamas ne sont que des SS, conclut le poète en vidant son verre.
Malik, imperturbable, rappela que son parti avait jeté Mélenchon dans les poubelles de l’histoire pour pouvoir librement qualifier de terroriste la tuerie du 7 octobre.
— N’empêche, imposer une série de punitions criminelles et collectives aux civils de Gaza est tout autant inacceptable, annonça l’Algérien.
— Nakba, Shoah, 7 octobre! À croire que l’imaginaire de tous les commentateurs ne fait que rebondir sur ces trois drames et patatras, nous n’en sortirons jamais, soupira Malik.
— Il fut un temps où ton parti développait que “la religion est l’opium du peuple” murmura le trouvère. Avec l’islamogauchisme, vous êtes loin de cette vérité…
Malik, regard fixé sur un tapis de prière enroulé sous la télé, donna l’impression d’avoir reçu un crochet.
— De quoi tu parles? Cela n’a jamais débouché sur rien de sérieux.
— Tu rêves? répondit le poète.
— Souviens-toi, en 2002. Sanglante prise d’otages au Théâtre de Moscou. Les assaillants sont les terroristes tchétchènes. 900 spectateurs et artistes sont retenus. Après trois jours, le Théâtre Doubrovka sera libéré. 128 otages y ont trouvé la mort. Devenue un pays dégagé de ses dirigeants antireligieux, la Russie avait réintroduit la liberté pour les cultes. De 1920 à 1990, la Russie est un pays athée, violemment antireligieux. Les églises, les temples, les synagogues sont — à part quelques monuments pour les touristes — utilisés comme entrepôts. De 1920 à 1990: nombre d’attentats religieux en Russie: zéro!
Le ménestrel s’imagina dégainant la dague ultime:
— Tu ne te souviens pas de Mister K échangeant devant toutes les télés de l’univers avec son cosmonaute et qui lui demande: “Camarade Gagarine, à propos: et le Bon Dieu? Vous ne le voyez pas là-haut?” Et Gagarine qui éclate de rire… Zéro attentat car zéro religion à l’époque dans cet immense pays. Facile!
En se levant pour prendre congé, reboutonnant avec application son duffel-coat, le poète précisa:
— Quant au “sanglant” circuit: Shoah, Nakba, 7 octobre, il est tristement incomplet. Même les commentateurs universitaires supposés connaître l’histoire et beaucoup de Juifs, d’amis des Juifs ont zappé que de 1948 à 1958, pendant dix ans, tous les pays musulmans de la planète ont développé une politique d’expulsion de leurs concitoyens classifiés “Juifs”. Il y aura 800 000 personnes qui arriveront en Israël, la plupart en tongs, et qu’il faudra héberger, nourrir, protéger. 800.000! C’est plus que les Palestiniens déplacés par la Nakba! Une grande différence est cependant que des responsables palestiniens ont donné l’ordre de “lapiner” à leurs 780 000 déplacés… N’hésite pas à fournir ces précisions aux tiens quand ils partent défiler pour la Nakba. De toi à moi, je suis persuadé toutefois que la colonisation de la Cisjordanie est une connerie criminelle et que sans la paix, il n’y aura pas d’avenir pour Israël.
Morose, Malik accompagna le poète jusqu’à la porte du pavillon. Ils se serrèrent la main.
— Mes amitiés à Bahia et à ton gamin, murmura le compatriote de Joseph Preys.
Rendu chez lui, le vers-libriste découpa l’étiquette “Speedo” qui ornait son bonnet de bain. Il glissa le bonnet qui était noir dans une enveloppe kraft qu’il déposa dans la boîte aux lettres de son voisin. Nous étions mardi.
Le samedi suivant, nous lûmes ces quelques lignes dans le quotidien régional.
Nouveau règlement de compte?
“Un éducateur sportif, connu dans les milieux de la boxe, se trouvait hier vendredi, à proximité de la mosquée anciennement salafiste du troisième arrondissement. C’était l’heure de la sortie du Grand Service. Il y eut un mouvement de foule. Des passants observèrent que cette personne s’écroulait, le bras ensanglanté. La piste d’un règlement de compte n’est pas à écarter malgré que plusieurs témoins nous ont fait part de l’éventualité, selon eux, d’un attentat commis par un fidèle tchétchène. Le pronostic vital n’est pas engagé.”