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La Naufrageuse

— Au secours on est dans l’eau, aidez-nous s’il vous plaît!

— Écoutez, personne ne vous a demandé de venir, nobody asked you to cross.

Un soir d’hiver, glacial comme celui-là — aucun rapport à part la météo —, j’ai vu les Rolling Stones à la télé. Je ne les connaissais pas, bien sûr; chez nous, vous savez, on écoutait plutôt Sardou et Johnny.

— Ferme-lui le clapet, passe sur la Une, a dit Papa, et j’ai eu envie de l’étrangler: parce qu’en quelques minutes Mick Jaeger, cette bombasse de Mick avait enflammé ma vie. Je n’étais qu’une gamine, et c’est là je crois vers dix ans, que ça a commencé: les délires, le goût de l’aventure, l’amour du risque. Avec le recul, je sais que Mick a impacté toute ma vie. C’est même pour lui que je me suis mise à travailler mon anglais. C’est dire.

— Tu peux en venir aux faits? m’a demandé le flic quand j’essayais d’expliquer.

Mais je vous le dis, je n’ai jamais oublié mon Noël 2005. La salle à manger de Fréjus, le grand écran plat qu’on n’éteignait jamais, les photos des vieux sur le buffet et cette bête de Mick qui m’a ouvert les portes d’un autre monde, rock, fun, tellement plus fun plus vaste que le sinistre F3 des parents. Tout ce que je voulais était là, en couleur en musique: une scène, du délire et des hourra qui n’en finiraient pas. La vie, quoi. Plus tard, j’ai appris qu’on appelle ça l’adrénaline. Alors oui, on va dire que c’est là que tout a commencé. Inutile de dire que tout a foiré sinon je n’en serais pas là, devant cette porte fermée à attendre le juge et à me ronger les sangs en racontant ma life à deux inconnus.

Pour une phrase. Une malheureuse petite phrase.

Personne ne vous a demandé de venir.

C’était la vérité pourtant.

Vous savez, je ne pouvais pas deviner que ça finirait par des morts: il y en a tellement qui paniquent, sur ces rafiots.

— Et vous, vous attendez quoi?

L’année où j’entends pour la première fois le mot adrénaline, j’ai treize ans, des bras épais et une voix râpeuse, pas vraiment faits pour la scène.

— Un vrai petit mec, ma Cindy, glousse Papa qui n’aime pas les femmes.

— Un pur catcheur, ta Cindy, ricane mon frère que je massacre au bras de fer.

Il est idiot, mon frère mais parfois il a raison: j’adorais et je kiffe toujours le fight, la boxe, la castagne, quoi. En un mot, j’aime me battre, autant que j’aime l’adrénaline et l’aventure. Dans un film, j’ai aussi entendu le motromanesque. Je l’aime bien, ce mot-là.

Mais en attendant le romanesque, je m’ennuie. À mourir pour rester polie. Je m’ennuie au collège où je n’apprends rien, je m’ennuie à la maison où ils continuent d’écouter Sardou et je m’ennuie les dimanches avec des copains qui n’en sont pas.

— Drôle d’excuse. À quinze ans tout le monde s’ennuie. C’est pas une raison pour balancer des bombes, a dit le premier flic, qui tenait le rôle du méchant.

— N’exagère pas Brandon, a souri la soi-disant gentille. Cindy ne voulait pas mettre une bombe, elle voulait juste s’amuser. Pas vrai Cindy?

J’ai opiné mais je connaissais le système good cop bad cop, une combine censée vous arracher des aveux.

En fait ils avaient tort et l’un et l’autre: moi je voulais du fight, du rock, de l’adrénaline quoi. Et croyez-moi, avec Mao je les ai eus, mon adrénaline et mon romanesque. Mao, un beau gosse d’après sa photo, que j’ai connu sur Facebook, Mao que je ne rencontrerai jamais. Mao — pour Mohammed — dont je suis tombée folle amoureuse, comme on l’est la première fois.

La voilà l’excuse, monsieur le Bad Cop: j’étais amoureuse et je voulais du fun; mon projet de vie, voyez, allait plus loin, bien plus loin que Fréjus et je me suis laissée embarquer. Alors oui: communiquer sur Telegram, me convertir à l’Islam, réciter ma chahada comme ils disent au téléphone, c’était fun, c’était du rock à la Mick Jaeger. Après, épouser un combattant, pas de souci, mais porter le voile, j’étais moins sûre.

Et quand Mao m’a montré ses vidéos de décapitation, j’ai paniqué. J’ai tout raconté à mon frère.

Mon frère est parfois idiot, je l’ai dit. Mais c’est lui qui a prévenu les flics et m’a tirée de ce guêpier.

Du coup j’ai gardé de cette histoire un genre de rancœur contre les musulmans, l’Islam et tout le bataclan si j’ose dire, que je me suis bien gardée d’annoncer quand on m’a embauchée, dix ans plus tard. D’ailleurs au Cross, on est là pour sauver toutes les vies, tous les navires, et pas seulement les migrants.

— Pourquoi je vous raconte tout ça?

Parce qu’en fait, tout est lié, je le réalise tout à coup. Oui, tout est lié: Mick Jaeger et Mao. Mao et le Cross. Mick Jaeger et le naufrage et cette manie de tout prendre à la rigolade. Voilà, c’est à cause des Rolling Stones que je vais prendre cher.

— Quoi, vous ne comprenez pas? Vous ne savez même pas qui je suis, ni pourquoi je suis convoquée? Et moi qui croyais que vous étiez là pour mon affaire. Bon pas de problème, je vous explique. Mais par où commencer?

Par le naufrage, bien sûr. Bien sûr.

Voilà, on va sans doute me mettre en examen à cause d’une vingtaine de migrants noyés l’an dernier alors que j’étais de permanence au Cross.

Le Cross où je travaillais, c’est le Bison Futé de la mer. On oriente, on guide les bateaux et comme la Manche n’est pas un fleuve tranquille, on envoie nos bateaux secourir les naufragés. C’était ma vie, le Cross, j’adorais aider, discuter avec les marins, j’adorais l’ambiance de nuit, je kiffais mes collègues et l’adrénaline. Sauf que maintenant c’est la foire. Le souci pour nous au Cap Gris-Nez, c’est que la Manche est devenue un bordel impossible à gérer. Bordel chez les Français et bordel pour les Anglais. La foire, quoi, la foire aux migrants.

Je ne crois pas qu’ils ont compris à quel point on était sous pression.

Je ne crois pas qu’on peut comprendre sans avoir passé une nuit avec nous au Cross Gris-Nez.

Cette nuit-là, le 23 novembre 2021, je l’ai racontée une bonne douzaine de fois, à mes chefs, aux flics, aux gendarmes. J’étais de permanence jusqu’à cinq heures, la nuit était glaciale pour un mois de novembre et mon fiancé m’attendait à la maison. Le vent se levait, ce qui compliquait notre travail. Parce que le bateau se baladait entre les eaux françaises et les eaux anglaises. Parce qu’ils étaient pas fichus de nous donner leur position.

Je vous explique les eaux territoriales: à nous les bateaux dans les eaux françaises, aux Anglais ceux des eaux anglaises. C’est la loi, je vous dis, c’est la LOI. L-O-I. Et la loi, ça s’applique, point. Les appels au secours n’arrêtaient pas, dix, quinze appels souvent du même bateau, une pression de dingue, quoi. Et nous, on essayait de faire au mieux. Comme d’habitude.

Et d’habitude ça passe crème. On n’avait jamais eu de souci, vous savez. Et eux les pauvres, ils n’avaient pas eu de chance, c’est tout.

Bon, on a quand même été virés tous les trois. Pour commencer. Mais ensuite ils ont ouvert une enquête, m’ont encore interrogée et c’est devenu le cirque.

Les flics m’ont laissée m’exprimer, m’enfoncer je devrais dire. Parce qu’ils avaient l’enregistrement de cette fameuse nuit. Et mes plaisanteries tellement lourdingues qu’un moment j’ai eu honte. Le verbatim, ils appellent ça.

Ils m’ont assommée de questions tellement de pourquoi de comment que ça m’a pris ma pauvre tête: “Et pourquoi tu ne leur as pas envoyé de bateau et pourquoi tu leur as dit que vous envoyez des secours et pourquoi vous n’avez pas prévenu les Anglais que les migrants se noyaient? Et qu’est-ce que vous avez fait le lendemain, quand un pêcheur a trouvé les 27 corps et tu as vu le corps de la petite fille qui vous avait appelés?”

J’aurais aimé les y voir, eux, avec tout ce bordel.

J’ai répondu que j’avais mal dormi la nuit où on a découvert les noyés. J’ai dit qu’ils étaient dans les eaux anglaises. J’ai dit que c’était dur de faire la différence entre les vraies urgences et les urgences de confort et que d’accord, on avait mal géré.

Ils ne m’ont pas crue, m’ont traitée de menteuse et de raciste. N’importe quoi! Oui, j’ai plaisanté, mais c’était pour détendre l’atmosphère. Comme un chirurgien après une opération compliquée, voyez.

Rien à faire, ils refusaient de comprendre et toute l’histoire et tout le tintoin sont ressortis dans les journaux, à la télé. Un an après. Un passeur a été arrêté la semaine dernière et maintenant c’est mon tour.

Voilà, le juge va m’arrêter.

J’ai honte, j’ai peur, j’avoue. Mais cette phrase que je n’aurais jamais dû prononcer, cette malheureuse petite phrase, je vous jure, c’était la faute à Mick, à Mick Jaeger.

La Naufrageuse

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France
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