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La Vierge de Smolensk

“Je vous parlerai, moi, de la masturbation chez les Pères Jésuites!” déclara froidement le Marseillais Antonin Artaud aux 300 personnes accourues à la bruxelloise Maison de l’Art pour écouter, selon l’affiche “L’homme de théâtre Antonin Artaud parler de son séjour au Mexique”. Nous étions en mai 1937. La compagne d’Artaud, la très belle Cécile Schramme, fille du directeur de la société des tramways belges, décidera alors de rompre.

Antonin Artaud dira qu’il en était fort marri car il adorait, en compagnie de son futur beau-père, visiter les somptueux hangars de Bruxelles et cela lui amenait plus d’érections qu’un câlin de Cécile. Le genre de détail salace que l’on découvre en crapahutant dans certaines archives des “Services”, des dossiers auxquels le grand public n’accède jamais.

On dira qu’avec Antonin Artaud qui argumentera sur la “nocivité des rapports sexuels”, nous nous trouvons dans une case particulière de la doxa moderne du grand respect envers les femmes. La bourgeoise bruxelloise Cécile avait été cependant prête à convoler avec le Marseillais. D’après la copie de la fiche des renseignements généraux, une feuille dactylographiée d’une blancheur éclatante mais chiffonnée, car elle avait séjourné dans la poche-revolver de mon informateur, Mademoiselle Schramme était soupçonnée de se livrer, en compagnie d’Artaud, à la prise de certaine drogue.


Ce flic sexagénaire, fonctionnaire usé en fin de carrière, documentaliste à l’Évêché, je l’avais rencontré dans un Club de nageurs 3e âge. Il m’avait confié, après dix longueurs de brasse sur le dos, qu’il avait été de ceux qui, sans gêne, avaient renseigné les “chercheurs de petite bête” comme il les désignait, les “lanceurs d’alerte”, les révélateurs d’affaires comme “Urba”, les “Mutuelles socialistes” et autres “gourmandises”. Il m’avait aussi livré, après les douches, ses commentaires personnels sur l’incroyable saga du Martiniquais, informaticien au siège central de la Préfecture de Police à Paris et qui, converti à l’Islam, terminera en octobre 2019 son parcours en assassinant avec un couteau à huitres trois collègues agents secrets de la Sûreté nationale et une femme croisée pendant sa fuite.

— Ce type était sourd comme Beethoven. La Sûreté lui aurait offert de bons amplis auditifs, il aurait compris la connerie de l’Islam radical en entendant leurs prêches et il n’aurait tué personne!

Je remarquai alors que mon nageur avait les oreilles appareillées. Une copieuse toison aux reflets argentés lui donnait, après notre passage aux sèche-cheveux, une belle tête à la Beethoven. Petit de taille, je l’imaginais mal en jeune flic tabassant des grévistes. Nous devînmes de bons copains et après quelques cafés au distributeur de la piscine, nous échangions nos numéros de portable. J’avais lu que les grands journalistes d’investigation avaient bénéficié d’informateurs dans l’Administration de cette ville. Je subodorais que “Ludwig” comme je l’ai surnommé, avait été l’un d’eux. Il avait compris ma passion pour l’histoire et sa conversation, à la sortie du Club de Nage, devint de plus en plus révélatrice.


Une info tout aussi surprenante de ses archives concernait un autre Mexicain d’adoption: Léon Trotski.

— Vous comprenez, dit le flic, si la Sûreté française note qu’Antonin Artaud parlant des hangars de la S.T.I.B, signale que marcher là en compagnie de son futur beau-père l’excitait plus que les caresses de son ex-compagne Cécile, ce n’est que du commérage. Le transit de Trotski en banlieue de Marseille, voilà du scoop!


Le 6 décembre 1932, Trotski, son épouse Natalia, accompagnés de quatre fidèles, prennent le train de nuit Paris-Marseille. Ils reviennent, via Dunkerque, d’une tournée de conférences au Danemark.

Après quarante-huit heures à Marseille, il est prévu qu’ils embarquent sur le navire de ligne vers Constantinople. L’opposant à Staline réside en Turquie depuis son expulsion d’URSS. La police française est sur le qui-vive. Des Dupont-Dupond rôdent en Gare de Marseille–Saint-Charles où se forme un rassemblement. L’Autorité ne veut pas de manifestations. Il est alors décidé en haut-lieu d’interdire aux Trotski leur bref séjour à Marseille. Un passage leur est réservé, en correspondance immédiate après l’arrivée du P.L.M, sur un rafiot qui part cette nuit.

Pendant l’arrêt du PLM à Lyon, la police lyonnaise, avertie téléphoniquement, informe le contrôleur et les roulants que leur convoi fera exceptionnellement une halte, vingt kilomètres avant Saint-Charles, à la gare banlieusarde du Pas-des-Lanciers où jamais le P.L.M nocturne ne s’était immobilisé. Seuls les Trotski et leurs accompagnateurs débarqueront là.

Les trois fiches toujours très chiffonnées — à se demander si Ludwig pour m’amener ses documentations ne devait pas les exfiltrer en boule dans son slip de bain — étaient un chef-d’œuvre de précision. On nous décrit le fondateur de l’armée rouge, sa barbe blanche comme braquée, pardessus gris, chapeau melon qui débarque du wagon de première classe. On croirait qu’il en a été expulsé à coups de pied. Il décide de se diriger vers la locomotive dont la cheminée ovale souffle avec acharnement et il tend la main au cheminot éberlué. Il le remercie en langue française d’avoir conduit ce train pendant que de nombreux bagages sont débarqués par quatre jeunes gens visiblement surpris. Puis, hésitante, une grande bourgeoise, d’un raffinement extrême, dégaine de prof d’université, Natalia Sedova, l’épouse du “renégat”, vêtue d’une houppelande anthracite, dégante sa main droite et la tend pour qu’il y dépose un baise-main alors que l’inspecteur se détourne et grommèle qu’ils doivent prendre place sur l’unique banc adossé au mur du bâtiment de “style vendéen”, gare de banlieue totalement déserte, sinistre étant donnée l’heure.

J’imaginais le coup de sifflet trouant la nuit, le P.L.M qui, ce jour, terminera à Vintimille, repart.

Les six passagers complètement sonnés, transis de froid, bavardent sans gêne en langue russe ou anglaise devant l’Inspecteur qui tire la tête se disant “Et M! Je n’entrave que dale!” Tous piétinent à part Natalia, assise sur l’unique banquette, devant l’impersonnelle façade de cette station de la S.N.C.F qui de nos jours encore ne sert qu’à la desserte des cités-dortoirs de Marignane, Saint-Victoret, lugubre canton qui donnera plein pouvoir en leur temps aux inquiétants Mégret mais c’est là une autre histoire.

Je lis qu’enfin les phares d’une hispano-suiza se mirent à clignoter.

— C’est Henri X!, lança Trotski à l’inspecteur. Il est notre Correspondant ici. Nous allons vous laisser!

En les accompagnant, le flic les informera des dernières décisions prises à leur encontre: “Ordre de la Sûreté Nationale d’embarquer dans l’heure vers Istanbul.”

Ludwig, après nos dix longueurs de brasse sur le dos, accepta de me laisser en mains propres ce fabuleux dossier. En joignant le produit d’autres recherches qui n’avaient rien à voir avec l’internet, j’appris que Trotski refusera de voyager dans la minable barque qui avait été réservée par la justice française. Comme la République leur refusait le droit de séjour en transit avant le jour du départ du navire de ligne régulière, les “Trotz” sollicitèrent l’Autorité mussolinienne. Les fascistes répondirent de suite favorablement.


Je rendis ses pages à Ludwig, après les avoir, grâce au poids de mon Larousse Illustré 2020, complètement défroissées. Le policier-documentaliste y fut très sensible mais comme ce jour-là il rejoignait l’Évêché après notre séance au Club de Natation du 3e âge, je le surpris à l’urinoir de la piscine pendant qu’il fourrait, en boule, les trois feuillets, dans une doublure.

À un ami trotskiste, j’ai plusieurs fois demandé sans obtenir de réponse si Mussolini octroya ce visa au talentueux publiciste marxiste, à l’ennemi de Staline ou au Commandant qui signa l’ordre de bombarder, à Cronstadt, les anarchistes rebellés.

Toujours est-il que le fondateur de l’armée rouge sera, en 1932, autorisé à traverser la botte de Vintimille à Brindisi où il embarquera avec sa femme, sa suite, sur un confortable vapeur qui voguait vers le Bosphore. L’ami jamais ne réagira, ce qui est étonnant, car il sait que je suis resté sensible au destin de Léon Trotski et ô combien, selon mes modestes moyens intellectuels, j’ai tenté de comprendre les théories économiques, politiques et la démarche gorbatchévienne du vieux rédac-chef Ernest Mandel.


Ludwig est devenu un grand copain. Il me joint par téléphone quand il a un dossier qui pourrait m’intéresser. Souvent je lui dis de ne pas se déranger. S’il a des interlocuteurs genre “Montaldo”, qu’il les contacte, il peut même monnayer certaines de ses informations et je ne suis qu’un amateur d’histoire moderne. L’autre soir, je l’ai senti passablement pressé de me mettre au courant.

— Mais mon cher Ludwig, lui dis-je, ne serait-il pas préférable de nous voir à la prochaine séance du Club de Nage? Vous serez à l’aise, plus tranquille ?;

­ Pas question, cher Serge! Ce que j’ai sous la main vous intéresse directement mais je ne peux sortir ce rapport que demain soir. Je viens chez vous, Serge! Depuis le temps que nous devons déguster la pizza de votre quartier…

Ce à quoi je n’ai pu que répondre, sur le ton le plus enjoué possible.

— Avec joie, copain, demain 19 heures, je vous attends et la pizza sera commandée. Vous la voulez à quoi? Mon nom de famille est Korneïloff, vous vous souviendrez pour la sonnette? Sergueï Korneïloff! Korneïloff est bien mon nom de famille mais si je pouvais, je le changerais pour Korneïtchouk, pour faire ukrainien ce qui passe mille fois mieux, normal, qu’un nom russe. Mon patron m’a d’ailleurs fourni une centaine de cartes de visite au nom de Serge Korneïtchouk, Agent Commercial de la M.T.R, “Méridionale des Transports Rapides”. J’utilise cette carte dans les tournées où je ne rencontre que d’éventuels nouveaux clients. Il n’est pas question qu’aux personnes démarchées depuis 30 ans sous mon nom véritable, Korneiloff, je déclare que j’aurais subitement changé de patronyme.

Ludwig est un inconditionnel de l’Olympique de Marseille. Il aura suivi la formidable prestation du nouveau joueur Malinovski, l’Ukrainien qui commettra l’incroyable erreur après le match contre Monaco, d’embrasser le joueur russe des Monégasques. Heureusement, Malinovski s’excusera mille fois par la suite. Ce virtuose du ballon rond demandera pardon à la terre entière pour s’être oublié jusqu’à faire la bise à un sportif de nationalité russe. Le lendemain, Madame Hidalgo, Maire de Paris, avait compris la leçon et un communiqué informera, pour les J.O., que Paris n’acceptera pas de sportifs de citoyenneté russe, même à titre individuel. Je comprends tout à fait qu’à Auschwitz, la semaine dernière, à l’Anniversaire de la Libération du Camp, les délégués russes n’aient pas été, pour la première fois en 77 ans, invités à participer. Le Comité d’Auschwitz a tout à fait raison de contourner la mémoire des 200 000 Russes non-juifs morts à Oswiecim et le détail que l’armée russe aurait libéré le camp. D’ailleurs les derniers survivants sur place ont accueilli les soldats rouges en hurlant “Nous ne sommes pas Juifs! Nous ne sommes pas Juifs!” de peur de se faire achever par les cosaques.

Malgré mon nom aux consonnances “gogoliennes”: Sergueï Korneïloff, je suis, je le souligne, citoyen belge, né à Liège. Ce qui n’empêche pas l’ami Ludwig de me lancer: “Vous êtes mon premier Bruxellois de Marseille. Antonin Artaud, lui, n’aura été qu’un temps, un Marseillais de Bruxelles!”Ce à quoi je lui réponds qu’il ne faut pas mélanger les genres. Artaud était un génie alors que je ne suis qu’un Commercial en transports internationaux.

Je donne tout à fait raison à ces profs de russe qui du jour au lendemain se reconvertissent en profs de la langue ukrainienne. Et bravo les Directeurs de tournée qui refusent le Bolchoï! Ce qui est formidable c’est que Malinovski, hier a marqué le but décisif de la victoire de l’O.M contre le P.S.G. Soixante mille supporters ont hurlé qu’il était enfin pardonné à 1000 % de son incroyable maladresse après le match contre Monaco. Vive Malinovski! Je ne risque pas de développer que Malinovski a été aussi le nom d’un grand militaire. Il faut veiller à ne pas indisposer mon nouvel ami Ludwig, le policier documentaliste qui vient chez-moi. Je pense à la “Vierge de Smolensk”, une énorme affiche sous verre avec des inscriptions en russe et en slavon, achetée voici des années lors d’un pèlerinage à Zagorsk, une peinture de l’école de Fiodr Zoubov, datée de 1685, éditée par le Monastère de Novodévitchi, Moscou. Une particularité est que la Vierge de Smolensk vous regarde, droit dans les yeux. Le peintre lui a donné les traits d’une belle femme russe, mais le bébé qu’elle tient dans ses bras et qui vous regarde aussi est un bébé oriental au teint bronzé, cheveux crépus.


Je laisse un mot à la femme de ménage:

“Sabrina, bonjour, ce soir. Je reçois un bon copain. Je vous prie de bien vouloir dévisser du mur du salon la grande reproduction qui est là, avec le nombre 1685 marqué en haut. Je ne veux pas que l’ami se trouve face à cette affiche. Merci. Vous la laisserez, je vous prie, sur le lit, dans la chambre à coucher.”


J’ai confié à la Vierge les quatre billets de vingt euros que je dois chaque semaine à Sabrina et je les ai calés avec le tournevis déposé en quinconce sur les coupures. À 19 heures, nous sommes entrés ensemble, Ludwig et moi dans mon appartement. J’avais rencontré mon invité qui appuyait sur le timbre alors que je revenais du pizzaïolo. La Vierge de Smolensk ne trônait plus dans le living. Sabrina l’avait remplacée par un guéridon et sur le guéridon elle avait placé une gigantesque matriochka achetée à l’Intourist il y a un demi-siècle et que j’avais installée dans la chambre à coucher.

La Vierge de Smolensk

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Belgique
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