top of page

Le camp de vacances

Ses mains baignent dans l’eau poisseuse de vaisselle. Il est puni après s’être fait avoir comme un bleu ! De toute façon, il n’en peut plus. Sept jours déjà qu’il attend une lettre d’Oleana. Sept jours que sa mère l’a déposé au camp de vacances Azovets. Il a retrouvé, comme les deux années précédentes, ses amis Marko et Volodymyr, Irina aussi, une copine de classe à Kiev. Les deux premiers camps d’été, il était content d’y participer. Le premier, il avait découvert les techniques de combat, les manœuvres et une petite boule au fond de sa gorge au lever du drapeau chaque matin. C’était nouveau pour lui. Il ne se souvenait pas avoir connu cette boule avant. Ou peut-être une seule fois quand sa classe avait remporté une compétition sportive. Ici, au camp du régiment Azov, peu importe ses notes en math, il appartient à ce corps qui glorifie son pays l’Ukraine. La deuxième année, il avait appris le maniement de la kalachnikov et avait gagné le concours de course d’obstacles. Là encore, il était fier. Mais cette année il n’avait aucune envie d’y aller. Parce que maintenant il est amoureux et ça change tout. Oleana est restée à Kiev, si proche – quelques kilomètres seulement – et trop loin à la fois. En sortant de la voiture, sa mère avait vu sa mine maussade sans en comprendre la raison. De toute façon, depuis quelques mois, ses parents ne le comprennent plus vraiment. Pour chasser cet air, sa mère lui avait dit qu’à son retour ils fêteront son anniversaire et que ses nouvelles baskets seront arrivées. Il rêve d’avoir les mêmes qu’un copain de l’école. Il fêtera son anniversaire en même temps que celui de son grand-père, né une semaine après lui. Il espère, un jour, avoir une fête rien que pour lui. Comme chaque fois, ils se rendront dans l’appartement de son grand-père, à quelques blocs de chez eux. Il y aura son oncle et sa femme. Ils s’assiéront, dans le salon aux tentures de velours bleu, pour s’offrir les cadeaux. Sa sœur jouera avec le chat près de la commode à la soupière ébréchée. Son grand-père partira dans ses récits sur la guerre au Donbass avec ses héros blessés ou morts. La boue qui s’incruste dans les vêtements et le froid que les autres endurent encore. Comme chaque fois, il s’arrêtera, parce que sa voix se brisera, au moment où il a retrouvé son fils à l’hôpital. Il le reconnaissait à peine. Il était défiguré, recroquevillé dans un lit. Il ne parlait pas, mais des sons rudimentaires et rauques sortaient du fond de sa gorge. Depuis, il a perdu la tête et sa jeune épouse a arrêté de sourire. Les larmes noieront les yeux de son grand-père et les rires de son oncle à la tête cabossée le mettront mal à l’aise. Ses parents resteront immobiles avec un petit sourire de compassion. Sa tante, la jeune épouse, triturera sa jupe sans sortir de son silence. Son grand-père terminera, le regard mouillé dans le vide, en répétant qu’un jour ces pro-russes paieront pour avoir abîmé son fils. Et qu’on ne les y reprendrait pas une deuxième fois. Il les aurait, ces pro-russes, qui d’ailleurs n’avaient pris qu’un seul de ses deux fils. C’est sans doute pour se racheter que l’autre avait inscrit son propre fils au camp Azovets. Sa manière à lui de payer son tribut à la patrie.


Déjà sept jours que Bohdan n’entend plus son canari chanter. Déjà sept jours qu’il a abandonné ses vieux pantalons usés et enfilé son uniforme d’Azov. Au camp, ils sont tous les mêmes. Personne ne porte un sweatshirt plus cool que l’autre. Pour tous, une casquette, un pantalon et une veste de camouflage. En dessous, un t-shirt jaune, couleur du drapeau. Déjà sept jours qu’il ne pense qu’à elle. Il a tellement envie de sentir la douceur de sa main. Alors il garde les siennes dans son pantalon. Bien sûr quand c’est autorisé. Chaque activité devient un moment à passer avant de retrouver Oleana. Plus que 5 jours. Quand il grimpe le mur d’escalade ou les échelles de corde, il s’imagine que c’est son immeuble à elle qu’il gravit pour la rejoindre dans ses rêves. Oleana lui donne la force de venir à bout des manœuvres et cet air absent quand il discute avec Marko et Volodymyr. Que fait-elle à cette heure-ci ? Pense-t-elle à lui ? Compte-t-elle, elle aussi, les longues journées qui les séparent ? Regarde-t-elle le ciel en rêvant aux heures qu’ils ont passées ensemble à imaginer dans les nuages des histoires de dauphins. Ils sont allés, avec leurs économies, les découvrir en vrai au delphinarium. C’était magnifique. Peut-être qu’elle s’entraîne à la nage synchro pour participer au concours international l’été prochain en Angleterre. Il aime l’accompagner aux entraînements parce que, dans l’eau, elle ressemble à la sirène du film Rusalochka qu’il regardait petit. Plus tard, ils se le sont promis, ils habiteront dans une petite maison en bord de mer. Elle pourra nager chaque jour. Lui pêchera. Leur patrie à eux c’est la mer. Pendant le peu de temps libre que le camp lui laisse, il s’échappe pour se promener sur les bords du Dniestr, ce fleuve qui se jette dans la mer d’Azov. En classe, il avait échoué au calcul d’hydrologie mais se souvient que le Dniestr est long de 1362 kilomètres. Il n’a jamais voyagé aussi loin. Oleana, oui. Elle vient de Louhansk et parle le russe à la maison. Lui n’ose pas parler d’elle à la maison. Il aimerait dire à ses parents que son sourire fait tout oublier, que sa voix fait planer, que ses yeux lui donnent envie d’être meilleur en classe. Mais il sait que cela jetterait la honte sur sa famille. Et il ne veut pas être celui-là. Pourtant ça le préoccupe beaucoup : la famille d’Oleana est considérée à l’école comme « pro-russe ». Ça la rend différente. Souvent elle est assise seule en classe. Peut-être aussi parce qu’elle est nouvelle. Et lui reste avec ses questions sans réponse : est-ce que son père refusera de faire un discours à leur mariage ? Quelle langue parleront leurs enfants ? Et leurs parents entre eux ?

Il ne trouve pas de réponse dans cette eau de vaisselle sale. Seul le son des assiettes se fait entendre. Des piles avec des centaines d’assiettes, de larges éviers et le gras de l’eau. Il est seul dans cette grande cuisine. Hier, c’était son anniversaire, et aucune lettre d’Oleana. Comme il ne tenait plus, il a pris le risque. Discrètement, il a ouvert son sac à dos rangé derrière son lit dans le dortoir, y a plongé ses mains, soulevé la doublure qu’il avait décousue à la maison, pour y saisir son téléphone. Les téléphones, comme les miroirs, sont interdits au camp. Les miroirs, ça ne le gêne pas. Il n’a pas de boutons. Sans sortir son téléphone de son sac, il a appuyé sur la touche pour l’allumer. Au moment où l’écran s’est éclairé, quatre bips métalliques l’ont trahi. L’imbécile, il avait oublié de le mettre sur silencieux avant de l’éteindre ! Il a senti des frissons dans tout son corps. C’était trop tard : un instructeur a surgi. Il a saisi son téléphone et l’a empoigné. Il n’a pas eu le temps de voir si l’un des messages était d’Oleana. Et aujourd’hui, il se retrouve à faire la vaisselle pour tout le camp.

Peut-être qu’Oleana n’arrive pas à se procurer des timbres. Peut-être que la poste ne suit pas. Alors il a répondu aux lettres de sa mère dans lesquelles elle lui dit à quel point il fait la fierté de sa famille. Qu’il n’est pas comme tous ces adolescents ukrainiens qui passent leur été rivés à des écrans. Qu’il a le sens du devoir et des responsabilités. Que son grand-père demande souvent des nouvelles de lui. Qu’il manque à sa sœur.

Bohdan entend du bruit derrière lui. C’est Irina qui a surgi dans la cuisine.

—  Il y avait une lettre pour toi. J’ai dit que je te l’apporterais.

Elle l’agite en l’air, avec sa mine enjôleuse. Bohdan essaie de reconnaître l’écriture, mais c’est trop loin.

— Donne-la-moi !

— Viens plutôt la chercher, le défie-t-elle sur un ton aguicheur.

En venir aux mains ? C’est sans doute ce qu’elle veut. Et lui n’a pas envie de proximité physique avec elle. Il la toise d’un regard sombre. Depuis le début du camp, Irina tourne autour de lui.

— Tu attends une lettre de ton amoureuse, ta petite Russe, c’est ça ?

Il s’approche lentement d’elle. S’arrête assez près pour entendre sa respiration. Puis d’un geste rapide lui tient le poignet et de l’autre main lui arrache la lettre. Il se retient de lui donner un coup. Ses lèvres tremblent. Sa mâchoire se tend. Irina réprime un mouvement en voyant un instructeur entrer dans la cuisine. Tous deux se raidissent au garde-à-vous. Il leur demande ce qu’ils font là et ordonne à Irina de rejoindre son peloton et à Bohdan de finir la vaisselle.

À nouveau seul, Bohdan peut regarder l’enveloppe. Il soupire. Il reconnaît l’écriture de sa mère. Il hésite à lire la lettre plus tard. Puis l’ouvre. Le tracé est nerveux. Sa mère ne lui demande pas comment il va. Dès la première ligne, elle lui annonce que des chars russes se sont positionnés en Crimée pour menacer l’Ukraine. C’est la preuve que le régiment Azov est indispensable. Ils ont raison : il faut défendre le pays. Les Russes et pro-russes sont de la vermine pour le pays. Un jour, il pourra les combattre. La famille est si fière de lui. Elle lui dit aussi que les voisins du sixième étage, originaires du Donbass, ceux qu’ils ne saluent jamais, s’apprêteraient à quitter Kiev pour rejoindre la Russie. C’est ce qu’on dit dans le quartier et c’est une bonne chose. On leur fera une haie d’honneur à leur départ. C’est insupportable de les croiser dans l’immeuble avec ce qui est arrivé à ton oncle. Tous les pro-russes devraient en faire autant. Comme dit ton grand-père, on ne nous y reprendra pas une deuxième fois !

Ces phrases, ces mots, ces traits sur le papier s’entremêlent, se frottent, se percutent. Sa gorge se noue. Son regard se brouille.

Et Oleana ?

Le camp de vacances

?
Belgique
bottom of page