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Le dernier

En ce temps-là, la planète tournait à l’envers. C’était il y a longtemps. Pas si longtemps que cela, en réalité, mais tout est relatif, surtout le temps comme l’a expliqué un gars nommé Einstein. Un temps où s’égare ma mémoire défaillante.

Je me souviens… Le Pôle Nord fondait lentement, la Californie brûlait, l’Amazonie et le bassin du Congo perdaient des milliers d’arbres chaque jour, des maladies nouvelles et terribles se répandaient sur la Terre comme jadis la peste, la zone tempérée devenait caniculaire, l’Afrique se vidait, incendiée de soleil, de faim, de guerres et de dictatures, déversant dans la Méditerranée des nuées de pseudo-migrants promis à la noyade ou, dans le meilleur des cas, à la mort lente et au désespoir au cœur d’innommables camps où les petits enfants dormaient à même le sol parmi les rats et la vermine.

La Sibérie s’enflammait, le permafrost dégelait, libérant toutes sortes de bactéries, virus et gaz aussi mystérieux que dangereux. Ouragans, tsunamis, séismes, éruptions volcaniques, glissements de terrain, inondations, tempêtes et cyclones se succédaient. Des îles disparaissaient sous les eaux. Et comme si cela ne suffisait pas, des centrales nucléaires se fissuraient et propageaient leur poison à des kilomètres à la ronde.

Les gens, en ce temps-là, n’étaient plus capables de lire que quatre ou cinq lignes d’affilée, et encore, pourvu qu’elles soient accompagnées d’images. La plupart ne savaient quasiment plus écrire, du moins sans fautes. Leur langage s’était appauvri, limité à quelque trois cents mots et autant de smileys, d’abréviations et d’onomatopées mystérieuses. Ils communiquaient entre eux au moyen d’écrans de toutes tailles dont ils ne pouvaient se passer. Les enfants et les adolescents, abrutis par les flots d’images et de sons sans lesquels ils se sentaient inaptes à survivre, s’égaraient dans une profusion d’univers virtuels qu’ils n’arrivaient plus à distinguer de la réalité.

Le pays réputé le plus puissant du monde était dirigé par un clownesque psychopathe qui gouvernait à coups d’insultes, de mensonges et de tweets incendiaires. Ailleurs, d’autres tyrans plus ou moins déclarés s’agitaient, se disputaient puis s’alliaient ou se menaçaient pendant que leurs partisans s’entretuaient avec conviction. Un peu partout s’allumaient des guerres avouées ou non, des « opérations spéciales », des révolutions, des mutineries. Le fanatisme se répandait aussi vite que le Covid 19 et l’Ebola, ou la peste noire avant lui. Des avions se crashaient sur des tours orgueilleuses, des fous furieux se faisaient exploser dans les aérogares, les stations de métro et les cinémas, tandis que d’autres tiraient à la Kalachnikov sur les ennemis de leur prophète ou, tout simplement, sur les mécréants qui osaient s’amuser, rire, danser, prendre du plaisir. Un continent nouveau avait vu le jour, translucide et mouvant, constitué de milliards de morceaux de plastique. Des bombes atomiques éclataient et des villes entières disparaissaient d’un seul coup avec tout ce qu’elles contenaient, les maisons, les temples, les rues, les animaux, les hommes. Ailleurs, on construisait d’immenses usines à tuer, parfaitement rentables et fonctionnelles, et quelque six millions d’hommes, de femmes et d’enfants se trouvèrent ainsi soustraits aux deux milliards et demi d’individus que comptait, en ce temps-là, la race humaine. Pas même trois dix-millièmes de pour cent, autant dire rien du tout. Une paille. Il aurait fallu sans doute voir les choses en plus grand, car cette dérisoire réduction n’a pas empêché l’humanité de continuer à croître et multiplier selon la parole divine, jusqu’à atteindre, en ces jours de ma prime jeunesse, le nombre de huit milliards d’âmes, ce qui incontestablement était beaucoup trop. C’est d’ailleurs là que se trouve, sans nul doute, la cause principale de tous les malheurs qui se sont alors abattus sur cette planète qui tournait à l’envers, ce dont tout le monde se moquait bien.

Car ces huit milliards de gloutons, il fallait les nourrir, les abriter, les vêtir, les divertir ; il fallait leur permettre de se déplacer et de proliférer, à l’infini. Les catastrophes se sont multipliées, des grandes et des petites, des intimes et des universelles. La plupart avaient une cause humaine, même celles qui auraient pu passer pour naturelles, comme la sécheresse, les incendies ou les inondations. Là où elles se produisaient, des gens souffraient, hurlant de peur, de désespoir, de douleur ou de colère, avant de mourir dans l’indifférence du reste du monde. Car pourquoi se soucier, je vous le demande, de ce qui se passe à des milliers de kilomètres de chez soi ? Là-bas, des gens meurent, certes, mais ils ne sont pas comme nous. Ils parlent d’autres langues et vénèrent d’autres dieux. C’est triste, bien sûr, mais cela ne nous concerne pas. Et puis un jour c’est ici, chez nous ou à deux pas, que la tempête se déclenche. À notre tour alors de crier notre solitude et notre angoisse, d’appeler au secours nos frères humains qui s’en contrefichent à leur tour, en vertu du principe qu’ils vivent loin de ces drames et en sont provisoirement épargnés.

Il fallait aussi les occuper, ces prolifiques électeurs-consommateurs, les mobiliser, les fanatiser, par exemple en les lançant à l’assaut d’hypothétiques néonazis, d’ennemis héréditaires ou d’anciens sujets sécessionnistes. Et la guerre a repris, sous la férule d’un autre camarade-psychopathe, jetant dans la tourmente de nouvelles cohortes de pauvres hères en quête de refuge et de sécurité.

C’est ainsi qu’un peu à la fois, de tous les côtés, au nord comme au sud, à l’est et à l’ouest, la Terre a commencé de devenir inhabitable. Pas pour les fourmis ou les reptiles, qui se sont acclimatés. Mais nous, les hommes, nous avions besoin de tant de choses qui disparaissaient, les unes après les autres. Des millions d’espèces vivantes, animales et végétales, ont cessé d’exister. La Terre a arrêté de produire suffisamment de nourriture pour combler la faim de ses habitants qui, pour ne rien arranger, se trouvaient frappés de maladies souvent liées à leur mode de vie, ou de survie. Pollution, désertification, épuisement des ressources naturelles, colonisation exponentielle des forêts et même des déserts, effet de serre, autant de dangers qui s’ajoutaient à ceux du cancer, du sida et d’autres pathologies qui se répandaient sans entraves, surgies on ne savait d’où. Tout cela n’empêchait pas guerres, conflits, émeutes, révoltes, massacres et génocides de foisonner.

Pour ne rien arranger, la fertilité humaine a commencé de diminuer significativement, chez les hommes comme chez les femmes. L’on a accusé l’utilisation de médicaments, de cosmétiques, de colorants… Toujours est-il que, là où les épidémies, les conflits armés ou la famine laissaient aux humains un répit tout provisoire, le taux de naissances s’est mis à chuter aussi sensiblement que rapidement. Les FIV et autres PMA n’y changeaient pas grand-chose et, inexorablement, la pyramide des âges s’inversait. Parmi les rares enfants qui, naturellement ou non, voyaient le jour, le nombre d’idiots, de dégénérés et de demeurés augmentait. Et je ne vous parle même pas des armes bactériologiques, des missiles supersoniques, des bases spatiales truffées d’engins de mort qui gravitaient autour de la planète.

Alors, comme celle des dinosaures quelques millions d’années plus tôt, la race humaine a connu un rapide déclin. Les innombrables vieillards à demi séniles et impotents qui avaient été parqués dans de vastes mouroirs finissaient par rendre l’âme, remplacés au fil des ans, dans les mêmes mouroirs, par leurs enfants et petits-enfants devenus vieux eux aussi. Les adolescents et les très rares enfants qui en ce temps-là avaient échappé à la stérilité galopante, choyés tels des princes par leurs géniteurs, se souciaient davantage de s’étriper virtuellement à travers des jeux vidéo prodigieusement réalistes ou de s’entretuer pour de vrai au nom de Dieu, de la Justice, de la race ou de n’importe quoi d’autre, que d’aller à l’école afin, peut-être, d’apprendre à maîtriser quelque connaissance qui aurait pu leur permettre de découvrir un quelconque remède à la situation catastrophique de leur univers.

Bref, peu à peu, l’humain s’est raréfié. Les cités orgueilleuses qu’il avait bâties se sont transformées en villes fantômes ou en champs de ruines. Quelques communautés ont survécu, au fond des campagnes ou au cœur de ce qui subsistait d’Amazonie ou de forêts tropicales : guaranis, pygmées, aborigènes…

Moi aussi, j’ai survécu, je ne sais pourquoi. J’ai vu disparaître autour de moi tout ce qui avait été ma vie, tout ce que j’avais aimé, construit, tout ce pour quoi je m’étais battu. Mes frères, mes sœurs, mes enfants et petits-enfants. Mes amis, mes amours. Un jour est arrivé où je me suis trouvé seul, absolument seul, au cœur de la ville. Les magasins étaient toujours debout, regorgeant de nourritures, d’objets de toutes sortes. J’ai quitté mon logement pour m’installer à la périphérie, dans une somptueuse villa qui n’appartenait plus à personne. J’ai cherché à repérer d’autres éventuels rescapés de l’extinction massive qui avait frappé les hommes. En vain. S’il en existait, ils étaient loin, bien cachés, et incapables d’utiliser toutes ces merveilleuses inventions des XXe et XXIe siècles qui leur auraient permis de se reconnaître.

J’ai passé quelques années à profiter de tout ce que m’offrait l’absence d’aucun congénère à des kilomètres de distance tout en espérant, malgré tout, en rencontrer un jour. Puis j’ai fini par admettre que j’étais seul, totalement et incurablement seul. J’ai sombré alors dans le désespoir. À quoi bon vivre, en effet, si l’on n’a rien à partager, avec personne, et plus rien à attendre ? Pendant quelque temps, je me suis noyé dans le vin et l’alcool dont regorgeaient les magasins désertés de toute forme de vie. Je suis allé dans les musées décrocher les toiles que j’aimais pour les suspendre aux murs de ma nouvelle demeure. Je me suis entouré d’objets rares et précieux. Mais, la nuit, le monde d’avant renaissait dans mes rêves, avec le vacarme des voitures, des trains, des métros, des avions. Je revivais ces matchs de foot auxquels j’avais assisté, perdu dans une foule de milliers de supporters en liesse. Je participais à l’une ou l’autre de ces manifestations de revendication pour telle ou telle cause qui, à cette époque, foisonnaient. Je me retrouvais à conduire à l’école mes enfants tout-petits, à les regarder s’éloigner dans la cour de récréation grouillante de gosses braillards…

Au matin, je m’éveillais plus solitaire que jamais, dans cette maison dont jamais je n’aurais osé rêver, au cœur de ce quartier huppé, dans cette ville morte, sur cette planète déserte et inutile dont je semble bien me trouver désormais l’unique locataire.

Je me souviens avoir rêvé, lorsque j’étais enfant, de devenir le plus grand sportif de tous les temps, ou le plus célèbre des chanteurs, ou… Je ne suis devenu rien de tout cela. Pourtant, je détiens un inexplicable record. Celui du seul survivant d’une espèce disparue, celui du plus vieux de tous les êtres humains, celui aussi du plus solitaire, et du dernier représentant de sa race. Mais mon nom ne figurera dans aucun livre, et il ne se trouvera personne, jamais, pour admirer ou jalouser cet exploit inutile.

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