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Le dernier rêve du général

Le philosophe Umar Pintero se hissa sur la statue géante du rhinocéros qui trônait sur la place de la Nation et déclara, les mains en portevoix : « Tous les hommes naissent libres et égaux. » C’était le 1er janvier 2***. Cette proclamation marqua le début de « la révolution des palmes », un soulèvement qui occasionna la fuite des colons franciens après 130 ans d’une domination brutale, et déboucha sur l’érection de la première république, remplacée quelques mois plus tard, exactement le 6 avril 2***, par la première des 72 dictatures que connut ensuite le Manikoro. Voici l’histoire de cette dictature à présent oubliée, tel qu’elle fut mémorisée par les dissidents qui se la transmirent de bouche à oreille sur plusieurs générations.

Ce 6 avril donc, entouré des forces spéciales et soutenu en catimini par la Francie et tous les pays de l’Alliance du Nord, un consortium d’États riches et puissants qui partageaient en commun une couleur de peau, un océan ainsi que l’obsession du profit, le Général apparut sur tous les écrans de télévision et dès cet instant il devint le maître du Manikoro. Avant de jouir pleinement de son pouvoir nouvellement acquis, il fallut encore attendre quarante-huit heures, le temps nécessaire pour que le président Djibril Da Silva acceptât de signer sa lettre de démission. À la suite de quoi on le jeta, avec une poignée de ses proches collaborateurs, dans un avion médicalisé en destination de Francie, avec laquelle Da Silva refusait obstinément de nouer toute relation diplomatique et encore moins commerciale. Tandis que l’appareil décollait du tarmac de l’aéroport international Umar Pintero, baptisé ainsi par Da Silva en hommage au philosophe qui avait ouvert la porte de la liberté, le Général prêtait serment au palais présidentiel sur la constitution, vêtu de sa plus belle tenue d’apparat. Pour son premier discours en tant que président, le Général décida de frapper les esprits : « Si notre pays n’est pas prospère depuis sa création, si ses enfants sont pauvres alors que la terre sous leurs pieds regorge de richesses, c’est à cause de l’exploitation infâme des pays l’Alliance du Nord. Donnez-moi les pleins pouvoirs et je vous débarrasserai à jamais de ces vilaines sangsues qui ponctionnent jour et nuit notre substance. Vive la révolution des palmes ! »

Le pays tout entier accueillit avec ferveur et enthousiasme ce discours enflammé. D’autant plus que le Général justifiait son action par l’urgence de corriger la révolution qui s’embourgeoisait alors que le peuple vivait dans des conditions de plus en plus misérables. On brûla sur la place de la Nation les drapeaux des pays de l’Alliance dont ceux de la Francie, on pilla leurs magasins tout en entonnant des chants patriotiques comme « Ô peuple vaillant et fier », écrit par le célèbre poète Turé Bernal. Le pays tout entier déposa son honneur et sa dignité aux pieds de son nouveau champion. Il obtint sans aucune difficulté les pleins pouvoirs pour une durée de 99 ans renouvelables une fois. La nuit de son intronisation, qu’il fêta en compagnie de l’ex-première dame Fadimatou Da Silva et de ses deux jumelles, Aminatou et Kadiatou, le Général rêva d’un coup d’État contre lui mené par une femme.

À son réveil, il ordonna de fusiller madame Da Silva et ses filles, ainsi que tous les hauts cadres de l’ancien régime qui lui avaient offert promptement leurs services. Un communiqué laconique les désigna comme des agents infiltrés de l’Alliance du Nord déterminés à subvertir la révolution en cours. On brûla les drapeaux des pays de l’Alliance du Nord, on pissa et on chia sur les portraits de leurs présidents parmi lesquels Émilien Mascoran de Francie. Aux yeux des caméras, on agita des pancartes où on pouvait lire : « Le gouvernement de Francie est un frein à notre développement », « Dégage Francie » ou encore « À bas la Francie ». La nuit, alors qu’il tournait en rond dans ses appartements que venait de quitter un émissaire spécial de la confédération Amerawak, le pays leader de l’Alliance du Nord, son esprit conçut l’idée de dépuceler la plus belle vierge du Manikoro.

On organisa dans chaque province un concours qui fut remporté par la nommée Maïmouna Kantor, une élève de 15 ans, fille d’Ibrahima Kantor exerçant le métier de cordonnier. Un soir, une vingtaine de militaires encagoulés et armés jusqu’aux dents débarquèrent dans leur maison sise au quartier Faya Balbala, en réalité le taudis le plus lugubre de la capitale. Elle était au salon avec son père, sa mère et ses trois sœurs en train de regarder une romance à la télévision. « Je suis venu prendre Maïmouna », déclara le commandant en s’adressant à Ibrahima Kantor. L’homme lui jeta un coup d’œil rapide et compris instinctivement qu’il ne servait à rien de parlementer avec ces soldats qui n’avaient même pas eu la décence de toquer à sa porte. Il se leva et dit à Maïmouna, pétrifiée : « Fais-moi tes adieux, ma fille. Tu as rendez-vous avec ton destin ». La fille marcha d’un pas chancelant et s’effondra sur le torse de son père. Elle s’y agrippa si fort qu’il dût la repousser violemment. « Maintenant, dis adieu à ta mère. » Maïmouna s’écroula en larmes sur la généreuse poitrine de sa mère qui ne put pas longtemps retenir les siennes. Voulant sauver sa fille, elle qui regrettait déjà de l’avoir inscrite à ce concours, la bonne femme joua son va-tout : « Prenez nos biens, mais laissez ma fille chérie. » Il n’en fallut pas plus pour énerver les gens en arme. Un coup de crosse ensanglanta la tempe de la mère qui se tordit de douleur. Une main puissante s’enferma autour du cou de Maïmouna et la souleva de terre. On l’endormit avec du chloroforme. On lui enfonça une cagoule. On la traina à l’extérieur. On la jeta à l’arrière d’une voiture qui roula en trombes, précédée de motards, jusqu’à l’aéroport où attendait un hélicoptère, pales tournant au ralenti.

Elle se réveilla dans une baignoire. L’eau tiède, parfumée de jasmin, enveloppait son corps des pieds jusqu’aux épaules. Deux femmes d’un certain âge la rassuraient en lui parlant doucement. « Le Général est un homme avenant, il ne te fera pas de mal. » Au contraire, elle devait se réjouir d’offrir son bien le plus précieux à celui-là qui était la voix des sans-voix, celui qui défendait son peuple contre les ennemis extérieurs, ces puissants États de l’Alliance du Nord qui suçaient nos richesses et volaient notre avenir. Oui, il fallait éviter à tout prix que le Manikoro, comme un arbre attaqué par les coccinelles, se dessèche et tombe. Alors, disaient-elles à Maïmouna, tout en lui lavant les seins et les parties intimes avec une éponge : « Tu devrais te sentir flattée de servir le Général. » Elles lui chantèrent une berceuse, puis lui firent boire un liquide au goût de rose. Ensuite, les matriarches la revêtirent d’un furisode en soie jacquard, la parfumèrent de la tête au pied et la confièrent à un garde qui la conduisit, les yeux bandés, dans une pièce qui devait être une vaste chambre avec du marbre au sol et une hauteur sous plafond impressionnante, parce que chacun de ses pas produisait un écho strident et démultiplié. Il la fit asseoir sur le lit et sortit à reculons. Alors, elle attendit, des heures et des heures, et elle finit par s’endormir.

La main du Général remonta lentement sur la cuisse de Maïmouna, si lentement que l’idée de lenteur ne suffit pas pour traduire la lenteur avec laquelle elle remonta la cuisse. On aurait plutôt dit que depuis le début du monde elle remontait déjà cette cuisse et qu’à la fin de monde elle y serait encore. Bref, ce moment parut infiniment long à la petite dont le cœur dansait frénétiquement dans la poitrine. Elle écoutait le fracas de son sang contre ses tempes, ses muscles se tétaniser, sa bouche s’assécher et devenir râpeuse. Enfin, la main du Général s’arrêta sur son ventre, entourant son nombril de sa paume froide. Tout à coup, une sensation de brûlure prit naissance dans son diaphragme et se diffusa jusque dans son sexe. Elle crut qu’une épée rougeoyante la transperçait de part en part, déchirait et émiettait sa chair. Sa tête tourbillonna. Des larmes humectèrent le bandeau. Une grimace stria ses lèvres. « N’aie pas peur ma fille, c’est presque fini », lui dit le Général, « tu vois bien que je n’ai pas besoin de te pénétrer pour prendre possession de ce que tu portes en toi de plus précieux. » Il découvrit ses yeux et là, il fut foudroyé par son regard de braise. « Qui es-tu, mon enfant ? » demanda-t-il, subjugué par la clarté solaire de ses prunelles. En fait, le Général venait de tomber amoureux de la jeune fille qu’il décida sur-le-champ d’épouser. On arracha de son sommeil un administrateur civil qui les unit dans la chambre. Le lendemain, la fille aînée d’Ibrahima Kantor fut présentée au peuple qui l’adopta tout de suite. « Qu’elle est belle ! » s’exclamait-on d’une voix pétillante d’admiration. « Une vraie princesse du Manikoro ! » ajoutait-on, plongé dans l’extase.

Pour leur voyage de noces, le Général emmena sa princesse du Manikoro en week-end à la Sérénissime, la station balnéaire huppée de Vésuvie, un de ces États composant l’Alliance du Nord. Il reçut la visite du chef du gouvernement et signa des contrats d’assistance militaire et technique avec des émissaires de Francie et de la république Magyar, un pays que l’Alliance utilisait pour ses basses besognes. Malgré toutes les discrétions prises, son escapade fuita et la rumeur enfla dans le Manikoro. Un communiqué apporta un démenti qui ne convainquit personne. Le Général décréta dans l’empressement la hausse des salaires. Mais, les questions continuaient d’agiter les langues. On arrêtait à tour de bras ceux qui osaient s’exprimer en public. Le pouvoir vacillait. Comme un coup du destin, le président de la fédération ruthénienne, Vashkyrimovich Proutiniev, déclencha une opération spéciale contre la république Magyar en y déployant son armée. Pour sauver son régime, le Général apporta son soutien à Proutiniev, estimant que son intervention était justifiée par la boulimie de l’Alliance du Nord. Il n’en fallut pas plus pour que sa popularité remontât en flèche. On brûla des drapeaux de Francie et de Magyar, on hissa sur les bâtiments publics ceux de Ruthénie.

Officiellement, les pays de l’Alliance du Nord condamnèrent les prises de position du Général au nom du droit international. Officieusement, ils augmentèrent l’enveloppe des crédits, les livraisons d’armes tactiques, dépêchèrent sur place des conseils techniques et militaires déguisés en moines et nones. Pour assurer à ses amis de l’ombre la main mise sur les ressources du Manikoro, le Général eut une idée de génie. Dans la province l’Est, la plus riche du pays, il suscita un mouvement séparatiste. Grâce à cette guerre, les industries de l’Alliance du Nord pouvaient piller en toute discrétion. De plus, il réussit à asphyxier l’opposition. Car personne ne pouvait supporter la sécession qu’il présenta comme « une attaque perfide de l’Alliance du Nord contre la révolution des palmes. » Il y eut des démentis officiels, notamment de la Francie qui proposa une rencontre au sommet pour lever les malentendus. Cela fut interprété comme un aveu de culpabilité. On brûla dans toutes les places des drapeaux franciens ainsi que des portraits du président Mascoran, puis on réduisit en flammes les derniers édifices datant de la colonisation. Le Général tenait à nouveau le Manikoro dans sa main. Pourtant, cet homme, qui était bien parti pour régner 99 ans, rêva encore d’être balayé par un coup d’État dirigé par une femme. « Qui peut-elle bien être ? » interrogea-t-il ses conseillers. Le plus téméraire parmi eux répondit : « Il s’agit de la première dame, mon Général. Le peuple vous tolère parce qu’elle est à vos côtés. » Le malheureux fut retrouvé le lendemain pendu dans son garage. La lettre qu’il laissa évoquait ses remords pour avoir trompé son épouse.

Absorbé par ses responsabilités, le Général ne réalisa pas que le Manikoro adulait Maïmouna. Il ne s’aperçut pas non plus que cette dernière avait perdu son innocence à force de s’entendre dire qu’elle était le cœur vibrant du Manikoro et devait s’intéresser aux souffrances des petites gens. Ce furent les épouses des présidents de Francie et de la confédération Amerawak qui le lui glissèrent au beau milieu d’une conversation qui portait sur les arts de la table. Puis, quelques diplomates de l’Alliance du Nord lui suggérèrent de créer une fondation. On s’arrangea pour lui attribuer plusieurs prix internationaux qu’elle refusa pour la forme. Mais, cela ne fit que renforcer sa réputation de femme incorruptible auprès du petit peuple. D’autant plus que ses parents continuaient d’occuper leur maison brinquebalante à Faya Balbala. Dans tous les foyers du Manikoro, le portrait de la première dame était accroché. Maïmouna, la fille du cordonnier Ibrahima Kantor était désormais consciente de sa destinée. La nature lui avait donné la beauté, et, grâce à son mariage, elle découvrait son charisme et la puissance de l’argent. Le Général finit lui aussi par mesurer le pouvoir considérable que Maïmouna, à présent âgée de 17 ans, avait gagné à ses côtés et, le cœur déchiré par la jalousie, décida de la tuer avant qu’elle le tue. Mais, il ne supportait pas l’idée de violenter ce corps aux proportions parfaites. Il opta donc pour la méthode douce : celle d’un poison qui la consumerait à petit feu.

Pour raccourcir l’attente, le Général organisait de grandioses réjouissances, comme ce fameux bal masqué où il dansa la rumba avec Maïmouna pendant deux heures, pleurant à chaudes larmes. On murmura dans la salle : « C’est l’amour qui le met dans cet état ». Il n’ignorait pas que selon les calculs de son chimiste, c’est cette nuit-là que le poison, assez concentré dans son sang, entraînerait Maïmouna dans le mystère de la mort. Après la fête, il la conduisit dans la chambre, lui fit une dernière fois l’amour et s’enfonça dans le sommeil. On ne saura jamais si le Général rêva encore du coup d’État. Toujours est-il qu’à l’aube, il se réveilla en sursaut. Maïmouna n’était plus allongée à ses côtés. Il se traina péniblement jusqu’au balcon où son épouse, resplendissante de beauté, accueillait les yeux fermés le soleil levant. Elle se tourna vers lui, les traits respirant le bonheur. Soudain, l’expression pure de son visage fut déchirée par une lame d’effroi. « Qu’est-ce qui t’arrive, mon chéri ? » Le Général essaya de parler, mais aucun son ne s’échappa de sa bouche. Tout à coup, il sentit ses yeux vriller et s’aplatit au sol pour ne plus jamais se relever.

Deux jours plus tard, Maïmouna accéda au pouvoir sous le titre de Maïmouna la Première. Dans son discours inaugural, elle promit plus de justice sociale et surtout de continuer la lutte du Général pour l’unité de la nation. La semaine suivante, une bombe lancée d’un avion de l’Alliance du Nord s’abattit sur le palais. Un des proches collaborateurs de Da Silva, le nommé Moustapha Diaz, fut désigné comme leader du mouvement séparatiste de l’Est. À la tête des troupes entraînées et équipées par la Francie, il fonça en direction de la capitale du Manikoro.

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