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Le Prof

Une annonce qui aurait eu le même effet que le son du shofar dans un temple évangéliste pensa le Prof. Il avait découvert le sens du mot shofar en zappant un dimanche sur les émissions religieuses de la télé. C’était le Nouvel An juif. Un rabbin soufflait dans une corne de bélier. Le son produit semblait annoncer la fin du monde ou sa résurrection. Il résolut de se documenter. Par divers clicks sur internet, il découvrit la gouache de Chagall puis le sens du hurlement, de l’avertissement comme bestial par lequel le rabbin annonce le Kippour ou le début du Nouvel An. Il imagina une assemblée de respectables évangélistes yankees bien peignés, des couples endimanchés avec outrance, l’expression nunuche de leurs bouches entr’ouvertes, savourant, extasiées, le discours de l’officiant gesticulateur. Puis soudain, l’intervenant inattendu, le Peter Schlémil du village, camouflé derrière une colonne, jeune homme qui aurait vendu son ombre au Diable, que personne n’avait remarqué, extirpant avec détermination une corne de bélier de sa besace pour agresser le temple évangéliste des stridulants sons du shofar. “Ah les têtes de l’Assemblée évangéliste…” imaginait avec gourmandise le Prof tandis qu’une escouade de choristes en chemise blanche, cravate verte, était dépêchée par le pasteur pour jeter hors du temple le Peter Schlémihl, formidable personnage de von Chamisso qui serrait de toutes ses dents la corne de bélier et soufflait, soufflait avec ténacité. Son appel millénaire couvrait le bruit des cloches déclenchées après un ordre bref de l’adipeux pasteur de la paroisse évangélique, dans ce temple disposant d’un système unique parmi toutes les installations digitales de fermetures ouvertures alarmes au feu ou à l’intrusion. Le son du shofar couvrait le piaillement de tous les tocsins qui avaient été décliqués et le Prof en dormant décida de ne plus jamais jeter un œil sur la moindre page du quotidien “La Tarde de Santander.”

À ce stade, le cauchemar s’estompa, devint un songe sans consistance et le vieux Prof en s’étirant comprit qu’il était tiré du sommeil. Il se regarda brièvement dans le miroir rond planté sur sa table de nuit. Plus que jamais, il trouvait qu’il ressemblait à l’acteur Yves Peneau dans Les aventures de Rabbi Jacob. Peneau, barbu, grimé à merveille, cet acteur qui n’avait rien de juif sauf une lointaine famille par alliance de son épouse Natacha, peintre d’icônes, tenait le rôle du respectable rabbin du Marais adressant un somptuaire speech de bienvenue à Jacob. Le Prof non plus n’avait absolument rien d’un juif mais sa tête était celle de l’acteur Yves Peneau dans cette distribution du film de Gérard Oury.

“Dieu ou le Diable saura combien j’étais lecteur fidèle de ce canard”, pensa-t-il, “accro à ces dix-huit pages de couleur rose dont je me suis pendant trois quarts de siècle imbibé. Ce quotidien qui parvenait à contourner la censure sous Franco et qui m’avait, dans les années 60, subjugué car il avait osé imprimer sans la nommer une photo du Guernica de Picasso. Les censeurs madrilènes — gorilles dépêchés à Santander par le pouvoir central car la Phalange ne disposait pas de Cantabriques ou de Basques pour faire ce boulot —, ces singes analphabètes n’avaient pas compris de quel tableau La Tarde de Santanderavait, sous le titre insipide ‘El riesgo de guerra…’, le risque de guerre, osé publier le photocalque, en noir sur rose.”

C’était la crise des missiles, octobre 1962. Le monde était à un poil de la guerre nucléaire. Le Chef des Russes était le tonitruant Ukrainien Nikita Khrouchtcheff, son ambassadeur Dobrynine, le pape était Jean XXIII, les USA étaient gouvernés par John Fitzgerald Kennedy. “Il faut absolument, pensa le vieux Prof, que je lance mes étudiantes, mes étudiants sur une étude comparative des personnalités dirigeantes de 1962 et de 2022…” Il se souvint aussi qu’en 1962, on avait craint que ce “connard”, comme ils disaient, “este cabròn” de Salvador Dali, ne décide de moucharder la rédaction de La Tarde de Santander. Dali, ces années-là, envoyait un factotum en frontière française d’Irun chez des transitaires agréés pour déclarer l’exportation de dizaines de ses dessins qu’il expédiait officiellement à des ventes parisiennes. Le factotum — c’était connu — lui ramenait La Tarde de Santander. Ils apprirent qu’heureusement, cette dernière semaine d’octobre, l’homme lige de Salvador Dali avait effectué ses formalités chez Muñoz y Cabrero, à Barcelone où La Tarde ne sortait pas dans les kiosques. Le quotidien rose survécut et le Prof en était devenu un fidèle abonné jusqu’à son soixante-dixième anniversaire.

En 2012, il accepta un poste de chargé de cours à l’École de Journalisme de la ville d’Irun. Cette école occupait, de septembre à mai, l’immeuble en briques rouges du club de Vacances El Puente Cultural. À la mi-mai, les vacanciers revenaient et l’école s’installait dans un village voisin de Mondragon où la Mairie permettait qu’ils emménagent dans les locaux d’une usine coopérative, une fabrique de verres de bouteilles, qui avait fait faillite.

En fonction dans l’enseignement professionnel pour expliquer à des aspirantes Anne Sinclair espagnoles, à de possibles Albert Londres ibériques, les arcanes du journalisme aéronautique, le Prof avait toute liberté pour se pencher, quand elle éclata dix ans plus tard, sur la sale guerre de Poutine contre l’Ukraine. Il entreprit de développer l’esprit critique de ses aspirants échotiers, rubricards, tartineurs, paparazzi, agenciers, bobardiers, éditorialistes, rédac-chefs. “Le journalisme mène à tout à condition d’en sortir…”, soufflait-il à l’oreille des étudiants les moins doués, ceux dont on pouvait deviner qu’une fois diplômés ils ne dépasseraient pas un sous-emploi de folliculaire sans avenir. Les surprises cependant étaient de taille dans cette corporation et ce Prof, octogénaire, expert chouchouté par ces dizaines de jeunes, en était ô combien conscient.

Il leur proposa un exercice de rédaction critique.

— Les spécialistes des relations russo-ukrainiennes qui interviennent jour et nuit à la TV sur la chaîne Cadena Cuarenta sont, vous l’avez remarqué, des officiers supérieurs de l’Otan et les chroniqueurs attitrés de Cadena Cuarenta. La plupart assimilent le président Zelenski à Clémenceau, Chef de guerre. Écrivez sur une page format A4, un article où vous commentez cette comparaison que l’on n’entend qu’à Cadena 40 ou à LCI.

Les résultats furent encourageants. Maria José, une des plus douées, rendit une copie qui, sous le titre “El Piano de don Jorge”, développait qu’un “Monsieur Georges”, dans sa jeunesse, avant de devenir Président du Conseil et Chef de guerre, était un virtuose du piano burlesque. Il jouait La Truite de Schubert partiellement déculotté, appuyant sur les touches avec un gourdin qui, dépassant de son pantalon, donnait l’illusion que Georges jouait au piano avec son surdimensionné pénis. C’était écrit en un superbe castillan littéraire, digne de Cercas ou de Reverte, les deux auteurs préférés du Prof. Il interrogea l’élève-journaliste qui ressemblait à Arletty dans Hôtel du Nord. Goguenarde, elle exhiba une documentation où il était développé que Monsieur Zelenski, du temps où il était un clown, était un maître de ce sketch.

— C’est sûr qu’ayant été un clown, le Président Zelenski est devenu un excellent communicant, clamèrent les étudiants qui, d’un commun accord apparemment, considéraient qu’il n’y avait rien de comparable entre “Le Tigre” et l’ancien paillasse.

“El payaso y el Tigre” était d’ailleurs le titre choisi par dix-huit des vingt-sept étudiantes et étudiants de cet auditorium.

Le Prof leur conseilla de sélectionner eux-mêmes une dizaine de papiers les plus originaux, les moins dans la ligne des médias de référence, et de les soumettre à la presse quotidienne régionale, nationale, y compris à La Tarde de Santander.

Puis leur arriva par e-mail l’information comme quoi le Musée National d’Histoire de l’Ukraine organisait à Kiev, chaque weekend, un séminaire ouvert à tout public “pour mieux comprendre leur histoire et pas le récit russe”.

— Ne pourrions-nous leur proposer de les documenter? proposa Arletty, de suite applaudie par l’ensemble de la classe. Vous nous dites assez qu’une documentation originale, sidérante mais véridique est, dans un travail de journaliste, aussi importante que la maîtrise d’un style synthétique, ajouta-t-elle, taquine.

Contact fut pris par e-mail avec le Musée d’Histoire de la ville de Kiev qui répondit sèchement, leur donnant son adresse postale. Il n’était donc pas souhaitable de leur adresser de documents par voie électronique. Le Prof suggéra que les étudiantes et les étudiants passent du côté français de la frontière à la recherche d’ouvrages publiés dans la langue de Molière et les revendeurs de livres d’occasion étaient nombreux entre Hendaye, Biarritz, Bayonne. Tous s’enthousiasmèrent.

À leur retour, le coffret en carton dur prévu pour l’emballage de cet envoi se remplissait sans discontinuer. Il y eut plusieurs exemplaires du Kharkov 1942de Jean Lopez (Éditions Perrin)., une demi-douzaine de Anatomie d’un Génocide Vie et Mort dans une ville nommée Buczacz, par Omer Bartov (Editions Anne Carrière/Plein Jour).

Le Prof exposa que la révolution de 1917 méritait que le Musée d’Histoire en reçoive un compte-rendu qui ne serait pas, nous sommes d’accord, la vision russe de l’événement, et il glissa dans le carton, avec grand regret, son unique exemplaire de Moscou 1917, Rapports d’Albert Remes, Consul Général du Royaume de Belgique (Éditions SPM). Arletty déposa Histoire, mémoires et représentations des Juifs d’Odessa d’Isabelle Némirovski (Honoré Champion Éditeurs).

Le plus discret des élèves journalistes, celui dont le Prof n’aurait pu dire si son destin serait celui d’un Hemingway basque ou d’un gratteur de faits divers, jeune homme de taille minuscule, étriqué jusque dans sa démarche à tous petits pas, mal habillé, mal chaussé, chauve, lunetté, un certain Ramon Fuster Vidal, remit un exemplaire à la couverture souillée par des notes au Bic, pages consolidées par du scotch, d’un ouvrage imprimé en 1926 chez “Progrès Civique”, Paris et signé par Bernard Lecache.

­— Para que sepan quien ha sido Petliura ! Pour qu’ils sachent qui était Petliura, murmurait Ramon avec émotion en accompagnant d’un regard triste son vieux livre Au Pays des Pogromes.

­— Ce rare ouvrage, dans le jargon des musées, serait un unicum, fit le Prof. C’est grâce à ce reportage que les avocats français de Schwarzbard, l’assassin de Petliura, obtinrent son acquittement, vous le savez?

Ramon, souriant, chuchota:

— Claro que si. Y encuentro curioso que tengan ellos respecto a un pogromista. Évidemment et on peut s’étonner qu’ils aient réhabilité un pogromiste.

Visiblement désireuse de rester dans le même sens de l’Histoire, Arletty, avant de refermer le carton de livres, suggéra d’insérer le numéro 401 du mensuel La Presse Nouvelle Magazine, sous-titré “Magazine progressiste juif”. Le professeur feuilleta la revue, luxueusement imprimée sur 12 pages. En “une” et en page 12, sous le titre Bogdanovka, le Babi Yar roumain”, un reportage de Bernard Frédérick. Les photos étaient très bien reproduites. Il y avait celle d’un Ukrainien offrant le pain et le sel à un officier de l’occupation roumaine à Odessa, la photo de pendus juifs à Odessa, le rappel des actes de collaboration d’une partie de la population civile ukrainienne “de souche” lors des tueries collectives de plus de 100 000 juifs et communistes après qu’un attentat des partisans parvienne à supprimer le Commandant roumain de la ville et 40 de ses séides. Le prof déposa le mensuel dans le carton.

— Vous allez vous faire des ennemis, dit le Prof.

­­— Es pura documentaciòn! lança un étudiant.

Ce n’était, effectivement, rien d’autre que de la doc.

Le 24 janvier tomba le “scoop”. Plusieurs hauts responsables ukrainiens, des décideurs, étaient démissionnés par le Président Zelenski dont ils étaient des proches. Ce grand ménage survint brusquement après une série de révélations dans la presse d’investigation ukrainienne qui dénonçait de la surfacturation autour des approvisionnements de l’armée et le ravitaillement des civils. Le 25 janvier, toute la presse quotidienne livrait des commentaires et des détails sur l’affaire. La Tarde de Santander resta silencieuse. Le 26 janvier de même. C’est alors que le Prof rêva du Shofar. Il décida de se désabonner.

À un âge troglodytique, il avait accepté cette charge de Prof en mémoire de la “Maison des Journalistes professionnels” où il s’était trouvé, étudiant en 1957, et leur Prof principal était un célèbre surréaliste de la chapelle belge, un octogénaire qui leur demandait de rédiger des textes publicitaires à la gloire du Bon Marché.

En janvier 2023, les carottes sont cuites pensait le Prof. Si un grand quotidien comme La Tarde de Santander pratique l’autocensure, c’est que la guerre mondiale a commencé. Ils sont tous devenus schizophrènes. Plus rien ne sortira dans la grande presse si ce n’est dans l’angle: “les Ukrainiens sont des anges. Jamais malhonnêtes, eux. Jamais criminels de guerre, eux. Jamais l’armée ukrainienne ne s’est planquée dans des immeubles civils dans le but que les Russkoffs fassent beaucoup de morts civils pour que Zelenski obtienne plus d’armes lourdes. Les Popoffs eux sont les seuls combattants capables de sauvagerie, de mensonges. La corruption en Russie c’est mille fois plus qu’en Ukraine. Les ‘snipers’ ukrainiens sont des héros. Ils n’ont jamais canardé les civils de langue russe vivant depuis 2014 dans leurs merdiques républiques libres autoproclamées. Les 43 civils russophones brûlés vifs pendant les manifs de 2014 à la Maison des Syndicats d’Odessa, c’est du fake news!”

Et la plus belle histoire pensa le Prof, c’est l’assimilation du Chef de guerre ukrainien à Georges Clémenceau. Il m’est donc impossible d’assurer la formation d’étudiants journalistes dans l’esprit du Libre-Examen. Je peux seulement, à cause de l’autocensure de La Tarde, développer à mes élèves que Poutine est un envahisseur criminel. Son peuple dans sa majorité semble le suivre. Les Ukrainiens sont les victimes. Il faut évidemment les aider mais ne pas tomber dans un amour aveugle du peuple ukrainien, jusqu’à la guerre totale. La nation ukrainienne est capable, c’est prouvé, des mêmes crimes de guerre que les Popoffs. Ce qui est malheureux dit le Prof c’est que développer cela prouverait que je suis aux mains de l’extrême droite ou de l’extrême gauche alors que je ne défends rien d’autre qu’un angle journalistique “libre exaministe.”

Et le Prof signa, cacheta sa lettre de démission à E.P.P, Irun, Escuela de Periodismo Profesional de Irùn.

Le Prof

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