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Le promeneur canin

Mon métier n’est pas héroïque, mais j’en suis devenu fier. Officiel ! Avant, j’étais parmi les rejetés de la société. Élevé par des alcooliques violents, j’ai eu une enfance trouble et instable, sautant d’un foyer adoptif à l’autre. Par miracle, j’ai pu faire des études, mais de mauvaises fréquentations m’ont empêché de les poursuivre. J’ai tout quitté comme un idiot pour aller vivoter sur les trottoirs du centre-ville avec mes potes d’alors, à consommer des drogues qui me rendaient profondément végétatif. Ma vie n’avait aucun sens. Mon seul avenir était le suicide. Officiel !

Jusqu’au jour où j’ai commencé à nourrir un berger allemand errant, manifestement abandonné, lui aussi, par sa famille d’accueil, mais il n’était pas sauvage comme ceux qui dévalisent les poubelles en meute. Un copain avait observé une recrudescence de chiens à la rue, en particulier après les déménagements et au départ des vacances. Curieux indicateur social ! Les experts ont dû l’étudier. Beaucoup finissent aux chenils de rescapés. Le mien y a échappé grâce à moi et je l’ai appelé Swift. Pendant un an au moins, j’ai vécu en sa compagnie apaisante et protectrice. Officiel ! Il était devenu un confident et un soutien, versant un baume sur mon quotidien d’itinérant. Il n’a pas réglé mon problème de fuite dans l’addiction, mais il m’a aidé à me raccrocher un peu au rythme du monde.

C’est une infirmière, Berta, qui m’a ultimement sauvé. Officiel ! Elle m’a pris en charge après que des secouristes m’ont recueilli au fond d’une impasse, à moitié mort. Elle m’a patiemment aidé dans ma longue phase de désintoxication. Elle a aussi fait mettre Swift en refuge temporaire, ce qui a été très douloureux pour moi. Le simple fait d’être séparé de lui m’a déprimé. J’ai été soulagé d’apprendre par Berta qu’une brigade canine l’en avait rapidement retiré pour de l’entrainement de sauvetage. C’était mieux pour lui que de rester enfermé à m’attendre. Lui aussi, avait besoin d’un sens à sa vie. Officiel ! Petit à petit, j’ai réussi à me rétablir grâce à Berta, surtout après avoir appris que Swift avait été finalement adopté par les services de pompiers, de policiers et d’ambulanciers pour apaiser les détresses post-traumatiques. Il était ainsi bien plus utile qu’avec moi. Berta me tenait régulièrement au courant des développements. Ça a favorisé ma guérison.

Maintenant, pour rien au monde je ne retournerais à mon existence de mauvaise herbe des trottoirs. J’ai trouvé ma voie ! Officiel ! Je me sens épanoui, parce que je rends désormais service aux animaux et aux autres, et qu’ils m’apprécient. J’ai toujours aimé les chiens depuis ma période junkie et c’est par ce biais que Berta a réussi à me faire apprécier de nouveau la vie. Avant, je n’étais pas du tout à la hauteur pour bien m’occuper de Swift, mais j’ai beaucoup appris de lui et me suis rattrapé.

Berta m’a donc déniché un passe-temps thérapeutique en convainquant un couple de ses amis, qui cherchaient quelqu’un pour sortir pendant le jour leur chien d’eau portugais et leur border collie écossais. Ils me les ont confiés. En manieur débutant, j’ai dû gagner la confiance des maîtres car ils ne me laissaient accès à leurs quatre pattes que depuis leur jardin extérieur où je devais les ramener. Avec le temps, ils m’ont donné les clés de la maison pour les récupérer à l’intérieur en hiver. Puis le bouche-à-oreille a fonctionné. On a recommandé mes services à la ronde et j’ai pu augmenter ma clientèle. Une deuxième patronne m’a adoubé nounou de son mâtin espagnol, puis un autre couple m’a remis son samoyède de Russie et leurs voisins, leur barbet de France. Progressivement mon réseau de gardiennage s’est agrandi. Désormais j’ai plus d’une vingtaine de jappeurs sous ma coupe. Toute une responsabilité de baladeur canin ! Officiel !

Au début, je sortais mes toutous un à un pour de courtes promenades. Puis, question de rentabiliser le temps, j’en ai regroupé quelques-uns, jusqu’à dix en une fois, cinq dans chaque main, en les conduisant avec ma longe multiple et rétractable pour plusieurs virées par jour à heures fixes. Comme ça les stressait, j’ai plutôt opté pour de plus petits pelotons rassemblés par affinités. Certains coureurs préfèrent le cynodrome, d’autres un parc municipal clôturé qui leur est dédié. Quand je les libère de leur laisse, ils font leurs besoins, s’ébrouent à loisir, jouent ensemble et aussi avec moi. Je les sens tellement heureux ! Il leur suffit de peu, une balle ou un leurre les occupe sans fin. Parfois, j’arbitre de petites querelles, mais c’est rare.

Évidemment, ils jappent, bavent et puent, mais tous ont besoin de marcher. Certes, ils sont d’une grande diversité entre pékinois et mastiff du Tibet, saint-bernard suisse et cocker anglais, husky sibérien, saluki sahélien et malamute d’Alaska, en passant par l’épagneul japonais, le terrier irlandais et le lévrier afghan, mais ils ont tous besoin de socialiser. Je me suis documenté ! Qu’ils se nomment Riki, Belline, Aka, Pluton, Lolo, Pitt, Bobine, Ludic, Floppy, Morane, Catin, Colonel ou Courgette, ils sont mes amis proches.

C’est le plus beau métier du monde. Officiel ! C’est la définition même du bonheur. De lignées et de races différentes, ils nous donnent de superbes leçons de vie. Ils se chamaillent de temps en temps, mais le plus souvent ils s’entendent bien et s’amusent entre eux. À force de se renifler chaque jour en ma compagnie, ils se reconnaissent et finissent par se coudoyer, s’apprécier et fraterniser. S’ils n’ont pas envie de folâtrer en groupe, ils se reposent sous un arbre sans qu’on les dérange. Ces compagnons ont toute mon attention, je les baigne, je les soigne, j’arrache un pic de hérisson d’un museau, une écharde d’une patte ou encore une tique d’une fourrure. Je les emmène chez le vétérinaire pour les rappels de vaccins. Je porte toujours des morceaux de foie séché dans ma sacoche pour les récompenser. Le soir, les maîtres retrouvent leurs bêtes plus affectueuses que jamais. Tout le monde est content. Officiel !

J’ai développé une complicité avec mes chiens. J’ai l’impression de poursuivre une longue amitié canino-humaine de vingt millénaires. Au fond, nous provenons d’une mentalité préhistorique assez proche, eux avec la meute et nous avec la tribu, nous avons survécu ensemble à tous ces siècles, non ? Officiel !

Devant ce spectacle qui me ravissait de jour en jour, je me suis dit que je devais en garder des traces pour les montrer aux différents maîtres. J’ai donc eu l’idée de filmer mes protégés s’ébattant en liberté et en harmonie. Pour n’inquiéter personne, j’ai évité de capter les bagarres isolées qui peuvent naître parfois avec des grogneurs d’une autre bande que les nôtres. Et j’ai partagé ces documents avec chacun des propriétaires, ce qui a créé, d’une manière inespérée, des liens particuliers entre eux, alors que tout les opposait.

Avec le temps, mes activités m’ont ainsi conduit, par ricochet, à devenir fédérateur social. Un gestionnaire d’une escorte de chiens œuvre aussi pour le bien-être de leurs propriétaires ! Je me réjouis maintenant de satisfaire chaque jour des gens de toutes classes sociales, de genres et d’âges différents, de toutes appartenances religieuses et sexuelles, voire de convictions politiques divergentes, mais qui ont en commun de posséder un ou plusieurs chiens. C’est un lien humain très fort. Officiel !

D’ailleurs, on retrouve souvent les mêmes espèces chez des ultra-conservateurs et chez des communistes, chez des Chrétiens pro-choix et des confucéens ou bouddhistes, aussi bien que chez des Juifs gays et dans certaines familles musulmanes modérées, puisque le chien n’est pas jugé impur comme l’est le porc, selon ce qu’un fidèle m’a rapporté.

C’est ainsi que j’ai eu cette révélation sur le tard : mes chiens nous enseignaient un cheminement possible vers une forme d’harmonie collective. Cette révélation a abouti à des réunions canines mensuelles que j’ai organisées pour mon réseau. On se moquera, mais j’ai éprouvé une sensation de triomphe quand ces séances ont débouché sur des repas collectifs chaleureux organisés par le chef Abel, dont le robuste suédois de Laponie baptisé Bocuse figure à mon cahier des charges. Abel a conçu une table d’hôtes originale dans le quartier, axée essentiellement sur la convivialité. C’est un vrai « resto à poils », comme il dit, appelé Le Lien canin, puisque les animaux y sont bienvenus. Plusieurs de mes clients aiment s’y retrouver car le menu y est international, consacré à un pays différent chaque semaine. La cuisine est ouverte sur la salle à manger et Abel vient lui-même déposer ses plats de service sur de grandes tables de réfectoire, pour que chacun se serve et partage un repas à la bonne franquette. Pendant ce temps, moi je nourris les chiens de mes patrons dans l’enclos arrière et fais leur toilette à la demande. Le concept a inspiré plusieurs cafés canins et bars félins dans quelques villes dont Montréal, où l’on accueille aussi les animaux errants, ce qui ouvre des voies d’adoption alternatives. J’aime beaucoup l’idée.

Des formes d’entraide se sont ainsi formées entre nous. Officiel ! À l’appel de nos fleuristes du quartier, les Strauss, maîtres d’un amical berger australien nommé Orchis et qui adore les chats, tous mes clients se sont mis à s’intéresser à la pratique rassembleuse de la culture de fleurs en provenance de diverses zones géographiques. Les Strauss revenaient de Haïfa et ont partagé leurs images d’un jardin spectaculaire, disposé en dix-huit terrasses sur un kilomètre au flanc du Mont Carmel et reliées par des séries d’escaliers et des canaux d’irrigation. Ils avaient été renversés par ce chef-d’œuvre d’un architecte iranien et qu’on devait au bahaïsme, une religion monothéiste indépendante. Ces croyants voyaient dans la coexistence de plantes de différentes origines, et entretenues par des bénévoles du monde entier, le rêve d’une humanité spirituellement unie. Selon les Strauss, l’ensemble, considéré comme une des merveilles du monde, pouvait peut-être offrir aux humains une ébauche d’éthique naturelle. Il en est des plantes comme des chiens et de leurs maîtres après tout, non ? La proposition me paraissait symboliquement séduisante à première vue, mais les propriétaires gays de Bingo et Teos, un adorable bichon maltais et un griffon belge, dont je m’occupais, ont émis la réserve que ces adeptes rejetaient les homosexuels, notamment. Un autre problème soulevé par les Couture, un couple d’athées pacifistes parents de Trombone, un noble Dunker norvégien, est que tout repose encore sur la foi en un prophète qui promet la paix universelle, alors qu’à travers l’histoire, les religions ont toujours été une source de conflits et de guerres avec leurs exclusions et leurs croyances chauvines. Nos braves chiens, eux, ont-ils argumenté, n’ont pas besoin de mythologie religieuse pour coexister, les fleurs exotiques non plus d’ailleurs. Bon point, me semblait-il. Alors selon eux pourquoi est-ce que la concorde planétaire ne pourrait pas être laïque, tout en laissant à chacun sa liberté de conscience ? On y parviendra peut-être un jour ! On peut toujours rêver !

Ainsi, petit à petit, au lieu de cultiver la méfiance de l’autre, mes maîtres ont appris à mieux se connaître et à s’enrichir mutuellement de leur diversité, pour le bien-être de leurs bêtes et celui de leur communauté urbaine. Constatant que l’âgisme était un des grands maux de notre temps en Occident, où il déchire le tissu social en profondeur, ils ont créé une revue intergénérationnelle, L’Union canine, où adultes et jeunes partagent désormais leurs expériences et leurs points de vue croisés. On peut sous-estimer l’initiative, mais l’air de rien, c’est assez génial ! Certains clients m’ont même demandé à tour de rôle d’accompagner leurs enfants et leurs chiens dans une résidence d’aînés à des fins de réconfort. Ils n’ont pas eu besoin de me prier longtemps, car je crois fermement en la zoothérapie pour calmer l’anxiété, la dépression, l’hypertension et meubler l’esseulement. C’est démontré. Officiel ! Leurs chiens ayant inspiré aux enfants le sens des responsabilités, ils ont découvert dans ces mouroirs déprimants des êtres perdus, jamais réclamés par personne, isolés du monde extérieur. Ils se sont mis à s’intéresser à leur destin. Des vieillards diminués, peu habitués à cette attention bienveillante, se sont sentis ragaillardis de questions sur les animaux de leur vie dont ils sont désormais privés. C’était ainsi l’occasion d’évoquer leurs réussites et leurs épreuves, leurs coutumes et leurs secrets de longévité. Ça a donné des témoignages émouvants que les jeunes ont publiés dans la revue, avec des photos. Un musicien novice a même créé une chanson composée de bribes de refrains que les seniors pouvaient encore fredonner. C’est devenu une source de joie et de valorisation mutuelle. Je ne pensais jamais voir cela à cinquante ans. C’est une vraie obsession chez moi, l’entraide entre générations. C’est pourquoi j’ai toujours préféré, pour les sorties groupées, des chiens de maturités différentes, par souci d’éducation réciproque, les aînés donnant l’exemple aux cadets qui les stimulent en retour. Les animaux nous offrent décidément bien des pistes d’émancipation avec leurs structures sociétales moins saturées de codes que la nôtre. Officiel !

C’est un bien petit pas, je sais, mais c’est tout de même un début. S’il ne nous mène pas tout de suite où on veut, au moins il nous aide à sortir de là où nous étions. Il faut bien commencer quelque part.

Avec Célestine, une fraiche diplômée en communication, nous avons créé une plateforme Internet pour l’entreprise que j’ai fini par fonder avec elle, et ouvert des comptes professionnels sur les réseaux sociaux. Grâce à nos photos et à nos vidéos canines, elle est devenue une influenceuse populaire avec des milliers d’abonnés qui augmentent chaque année. Impressionnant ! Nous y avons intégré L’Union canine en ligne. Une campagne d’investissement participatif à laquelle tout mon réseau a contribué nous a ensuite permis de fonder une association d’aidants naturels, liée à notre firme, pour garder les chiens de vacanciers à un coût raisonnable. Nous l’avons doublée d’un organisme de bienfaisance, avec un volet formation animé par un éleveur certifié, afin de sauver les laissés-pour-compte destinés à l’euthanasie en les rééduquant pour les réinsérer en foyers d’accueil. C’est devenu essentiel avec l’augmentation des animaux dans les villes, non ?

Voilà mon modeste témoignage dans la lutte contre les fauteurs de troubles, spécialistes de la haine, qui érodent notre humanité en la divisant, plombent notre intelligence émotionnelle collective et minent l’avenir du champ social et du monde.

Je suis très fier d’être un promeneur canin professionnel, bien implanté dans la vie de ma cité. Mes chiens sont mes guides permanents. Officiel !

Le promeneur canin

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Québec
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