top of page

Le voleur enchanté, épisode 1

Dans les premiers temps de notre relation, j’ai dit à Anne que, dans un couple, la confiance suppose que chacun conserve ses secrets. De là à imaginer qu’elle me prenne au mot…

Il a fallu cinq ans pour apprendre qu’Anne a un frère, Benedicte. Un garçon dont elle a honte. Et dont j’ai appris l’existence dans des circonstances bizarres.

Pendant la guerre, ce Benedicte s’est compromis avec un groupe de collabos de la région de Charleroi, dont leur famille est originaire. Ce commando, lié au parti nazi belge, Rex, a semé la terreur dans la région.

À la Libération, il s’est enfui en France, déguisé en curé. Où il s’est enrôlé dans la Légion étrangère, seul moyen d’échapper aux tribunaux militaires et à la vengeance de pas mal de gens bien décidés à lui faire payer les exactions commises par sa bande de fachos. Parmi leurs victimes, on compte un bourgmestre battu à mort, plusieurs autres mandataires qui refusaient de se plier à l’ordre nouveau, une communauté de nonnes qui cachaient des enfants juifs. Ils ont aussi fait le coup de feu contre quelques citoyens opposés aux Allemands et suspectés d’aider la résistance, poursuivi d’anciens communistes et pillé les biens de plusieurs familles juives. Bref, un sacré bilan…

Anne, que j’avais trouvée en larmes en rentrant à l’appartement, a fini par me raconter un soir ce sombre épisode familial. Son frère maudit venait de réapparaître le matin même. Il avait quitté la Légion (ou en avait été renvoyé, elle ne le savait pas), rejoint Bruxelles où il était venu la supplier de l’aider. À l’entendre, il n’avait plus un sou et souffrait d’accès de plus en plus violents de malaria (contractée dans les jungles d’Indochine). Selon les propres termes d’Anne, c’était un véritable cadavre, un squelette aux yeux brillants de fièvre qu’elle a eu de la peine à reconnaître.

J’ingurgitai les détails de cette histoire, trop stupéfait pour réagir, avant de lui demander si elle envisageait de lui donner un coup de main. Elle se remit à pleurer – pour la première fois depuis que je la connaissais. Je me sentais terriblement désarmé face à sa détresse, incapable de réagir. Que faire ? Emmener ce salopard de Beni (comme elle le désignait) chez l’auditeur militaire ou à l’hôpital ? Ou mieux lui tirer une balle dans la tête (là, je me vante. Bien que détective privé, je n’ai jamais tenu une arme à feu, mais j’étais prêt, face au désespoir d’Anne, de prendre des leçons accélérées de tir par correspondance).

Anne me coupa la parole quand je me mis à évoquer le sort de son frère (elle disait mon ex-frère). Ne devait-elle pas couper les ponts avec cet individu toxique et pourri, comme elle l’a fait dès qu’il s’est enrôlé dans les troupes rexistes ? Elle n’a plus personne à protéger, son père et sa mère sont morts au début de la guerre et elle n’entretient aucune relation avec sa famille lointaine. Devait-elle protéger la branche pourrie de son arbre généalogique ? Au nom de quel principe, de quelle valeur ?

En vérité, avoua-t-elle, d’une toute petite voix, ce n’est pas mon aide qu’il sollicite. C’est la tienne ! Il a cru qu’en passant par moi, tu ne refuserais pas de le voir, de lui parler et (elle hésita longuement avant d’ajouter dans un murmure) il voudrait te confier une enquête…

Je m’étranglais. Moi, mener une mission pour un nazi en fuite ?

Je remis rageusement mon chapeau et pris Anne par le bras.

— Viens. Je t’offre une glace au parc Josaphat. Ou une bière, si tu préfères. Je suis sûr que tu en as plus besoin que moi.

En arpentant les allées paisibles du parc, un délicieux cornet à la main (pistache pour moi, moka pour elle) nous permit de reprendre notre souffle. On s’arrêta devant l’enclos des pigeons. Anne égrena des miettes de vieux pain, attirant une nuée de ces sales bêtes à l’œil froid, qui vinrent se poser sur ses bras, ses épaules. Seule consolation, pendant qu’elles bouffaient, elles ne nous chiaient pas dessus. Après un salut à l’âne à qui elle donna des carottes (malgré l’interdiction) et aux paons qui, malgré notre patience, ne daignèrent pas déployer leur immense queue bariolée, on s’assit près de la Fontaine d’Amour, souvenir de nos premières rencontres. Elle en profita pour remettre son frère sur la table.

— Écoute avant de m’étrangler, Michel. Beni veut te charger de retrouver une collection d’œuvres d’art, tableaux, dessins, dont son groupe s’est emparé.

— Dans les maisons qu’ils ont pillées ?

— Oui. Chez des Juifs de la région de Charleroi dont ils ont chassé les habitants et qu’ils ont détroussés.

— Chassé ? Ils ont dû les dénoncer aux Allemands qui les ont expédiés à Auschwitz, via la caserne Dossin à Malines d’où partaient les convois. Ton frère…

— Mon ex-frère, s’empressa-t-elle de corriger.

— Ton ex-frère a donc été complice de la déportation de Juifs de Wallonie. Avant de les voler. Et il imagine que je vais l’aider à remettre la main sur son pactole ? Anne, je ne te reconnais pas. Comment as-tu pu penser que…

J’étais prêt à l’abandonner sur le banc. Le cœur brisé. A-t-elle cru que j’allais collaborer avec un collaborateur ? Quelle mouche l’a piquée ? Un effet de la malaria de son bête frère ?

Anne s’empara de ma main et m’empêcha de me lever.

— Les horreurs dont il a été complice lui pèsent sur la conscience. C’est ainsi qu’il s’est exprimé. Celles qu’on l’a obligé à commettre en Indochine ont achevé de le culpabiliser, de remettre toute sa vie, ses actes en question. Il prétend que sa fin est proche. Sa maladie ne lui laisse plus d’espoir. C’est ce qu’il dit. Et il veut régler ses comptes avant de s’en aller.

— S’acheter un laissez-passer pour le paradis ? Allons…

— Cette collection, m’a-t-il juré, il veut la restituer à ses propriétaires, ceux qui seraient revenus, s’il y en a, ou leurs héritiers. Si tu ne les trouves pas (les identifier entrerait aussi dans ta mission), tu dois les remettre à l’ambassadeur d’Israël.

Seigneur !

Je me pris la tête dans les mains.

— Qu’espère-t-il que je fasse, moi, tout seul ? Qu’il s’adresse aux organismes officiels chargés de restituer le patrimoine des victimes de la guerre, il y a des agences publiques, je suppose, ainsi que des associations juives qui font ce genre de recherche avec beaucoup plus de moyens et d’efficacité que moi. Je vais te dire le fond de ma pensée. Si ton frère, pardon ton ex-frère, ne s’est pas adressé à eux, c’est que, contrairement à ce qu’il prétend la main sur le cœur, il sait qu’il sera beaucoup plus facile de me doubler quand j’aurais retrouvé son trésor que des agences officielles. Ce salaud a essayé de te manipuler pour que j’accepte de jouer au pigeon ou plutôt au poisson-pilote pour mener ce requin à sa proie.

Anne secoua la tête. Elle n’était pas d’accord avec mon analyse.

— Voyons, Michel. Tu le vois frapper à la porte d’une administration publique ou d’une association juive alors qu’il a été condamné à mort par contumace par les tribunaux de la Libération et qu’il est toujours recherché par la justice ?

— Il peut envoyer une lettre anonyme en indiquant le lieu où est enfoui le trésor. Les lettres anonymes sont une pratique qui s’est considérablement développée pendant la guerre. Il doit en avoir l’habitude…

— Tu aurais raison s’il connaissait le lieu où est caché le butin. Mais il ignore tout de son emplacement. C’est justement l’objet de l’enquête qu’il veut te confier.

Voyant mon air perplexe, elle m’expliqua que le plan du trésor avait été découpé en cinq morceaux, chacun distribué à un membre du commando alors que les Alliés pénétraient en Belgique.

— Eh bien, où est le problème ? Il lui suffit de retrouver les quatre autres voyous de la bande. Ils reconstituent le plan et coucou, revoilà les tableaux volés.

Je me maudis d’avoir prêté l’oreille à ce récit. Une façon de m’attirer dans l’engrenage en comptant sur ma curiosité. Je devais immédiatement interrompre notre échange à ce sujet.

— Même si ton ex-frère a vraiment l’intention de restituer les biens volés (ce dont je doute), rien ne peut réparer les épouvantables dégâts qu’il a commis avec ses camarades, aveuglés par les discours de leur lamentable führer, Léon Degrelle. En enquêtant pour un de leurs complices, même pour une cause soi-disant juste, j’aurais l’impression de me salir les mains. Je me sentirais contaminé par le virus qui a dévoré toute cette bande de crapules.

— Inutile de monter sur tes grands chevaux, Michel, soupira Anne. Ta réponse m’étonne si peu que j’ai annoncé à Beni que tu refuserais son offre avant même de t’en parler.

— Penses-tu que j’ai tort ?

Elle secoua la tête, la gorge nouée par l’émotion puis ajouta d’une voix rauque qu’elle avait banni son frère depuis longtemps, comme leurs parents peu avant qu’ils ne meurent dans les premiers jours de la guerre. En apprenant son affiliation au mouvement Rex, elle lui avait écrit en lui interdisant de reprendre contact avec elle. Elle ne l’avait même pas averti de la cérémonie funéraire organisée en hommage à leurs père et mère. Ils avaient été tués pendant la débâcle sur une route de France alors qu’ils essayaient de gagner un port et d’embarquer pour l’Angleterre. Assassinés par les amis allemands de son frère.

— Je lui ai aussi interdit de porter encore notre nom.

— En entrant dans la Légion, je suppose qu’il a changé d’identité. La Légion est peu regardante sur le passé de ses recrues.

— En effet, il s’appelle à présent Ricky Janssens.

Je ne pus m’empêcher d’éclater de rire à la stupeur d’Anne. Janssens était le nom d’emprunt que mon meilleur ami, le pharmacien Hubert, a porté pendant l’occupation pour effacer son nom d’origine juive qui le mettait en danger.

Que le nom de Janssens fabriqué pour échapper aux nazis soit à présent celui d’un ancien nazi qui essaye de se soustraire à la justice de la Libération était assez piquant.

Trois jours après cette pénible conversation, dont Anne et moi n’étions pas encore remis, je reçus la visite d’un homme entre deux âges, que les épreuves avaient manifestement blanchi et vieilli prématurément. Il se présenta sous le nom de Marc Blum et se recommanda d’Hubert en me tendant la main que je serrai volontiers.

— Hubert et surtout sa chère Rebecca ont insisté pour que je vous consulte. Moi, je vous l’avoue, j’hésitais.

Je comprenais son attitude. Il est toujours délicat de faire appel à un détective privé. Faire suivre quelqu’un, généralement son épouse, demander d’espionner un concurrent ou un membre de la famille, on se sent sali de faire appel à un inconnu (moi en l’occurrence) pour mener ce genre d’investigation. Mais, si Hubert et Rebecca ont poussé ce M. Blum à me rencontrer, je me doutais qu’il ne s’agissait pas de retrouver son chien-chien. Je dégageai mon fauteuil visiteur du tas de revues qui l’encombraient et lui fit signe de s’asseoir. Tout en fermant la fenêtre. En cette fin de septembre, le froid venait de lancer une offensive précoce.

Il se racla la gorge, essaya de trouver une position confortable avant de se lancer.

— Autant vous l’avouer, je suis un rescapé des camps. Pardonnez-moi. J’ai du mal à en parler.

Sa voix était si basse que je ne saisissais pas tout ce qu’il me disait.

— Je suis passé par plusieurs camps avant de participer à la marche de la mort. Je vous passe les détails. Comment ai-je survécu ? Et surtout pourquoi ? J’en ai honte, ce qui explique mon hésitation à vous rencontrer. Depuis mon retour en Belgique, j’ai tout fait pour effacer mes deux années d’enfermement, réduire ma mémoire à une page blanche.

— Je ne comprends pas, M. Blum. Pourquoi parler de honte ? Vous êtes victime, pas bourreau.

— J’ai survécu alors que la plupart des autres sont morts. Je me sens coupable comme si j’avais passé un marché sordide pour sauver ma peau en livrant les autres à l’extermination.

J’étais de plus en plus perdu.

— Un marché ? Mais avec qui ? Pas avec les nazis tout de même ?

— Pire, avec Dieu.

Au regard qu’il me lança, je compris son regret de s’être aventuré dans mon antre, d’avoir commencé à déballer ses pensées les plus intimes. Qu’est-ce qu’un minable détective privé pouvait comprendre à ses tourments ? Il secoua la tête. Il allait se lever, s’excuser de m’avoir dérangé et disparaître. Au lieu de quoi, il s’enfonça dans son fauteuil (il avait du mérite, car les ressorts devaient lui défoncer les fesses) et joignit les mains devant son visage.

— Avant la guerre, reprit-il, j’habitais à Gerpinnes avec ma femme et mes deux enfants. Une belle villa. Mes affaires marchaient bien. Une entreprise d’importation de produits de beauté à la mode. J’ai tout perdu évidemment. Ma femme, mes enfants, David, Rachel. Accessoirement, ma villa et la collection de tableaux que j’avais constituée depuis des années. À mon retour, ma maison était occupée par une famille d’inconnus. Après le bombardement de leur habitation, ils se sont réfugiés chez moi. Dans ma villa abandonnée, pillée, les carreaux brisés, les portes battant au vent, la plupart des meubles en morceaux. Après le passage d’une bande de rexistes rendus fous furieux par la proximité de la défaite de leur camp et la fin de leurs stupides illusions.

— Vous parliez d’une collection ?

— Le développement de mes affaires au début des années trente m’a permis de me consacrer à ma passion, l’art. Avec l’aide de ma femme qui partageait mes goûts, je me suis intéressé à de jeunes peintres contemporains dont j’allais de temps en temps visiter les ateliers avec ma femme. Bazaine, Chagall, Soutine. J’étais très fier d’avoir découvert un peintre de ma région, René Magritte, à qui j’ai acheté un tableau dont ma femme est tombée éperdument amoureuse, « Le Voleur enchanté ». Que nous considérions comme le joyau de notre collection. Un homme portant un loup, flottant dans le ciel, avec une pince-monseigneur sortant de la poche, qui semblait sur le point d’être happé par un amas de nuages très blancs.

Il se tut un instant avant de poursuivre :

— Retrouver ces tableaux, particulièrement celui de Magritte, est une façon pour moi de me replonger dans un morceau de notre vie d’avant. Je rêve de m’asseoir dans une pièce nue en fixant « Le Voleur enchanté » pendant des heures comme si ma femme était à mes côtés. Tous nos souvenirs communs ont disparu, les lettres de ma femme, les dessins de mes enfants, je ne possède plus la moindre photo de mes trois amours. Plus rien. Nos tableaux seraient la seule trouée dans cette mémoire effacée.

Je le coupai avant de sombrer avec lui dans un marais de nostalgie. Et j’essayai de le ramener à la réalité.

— Avez-vous la moindre preuve que ces tableaux n’ont pas été lacérés, détruits, comme tout le reste de vos biens et de vos papiers personnels ?

Blum leva les bras puis les laissa retomber.

— Depuis trois ou quatre ans, j’ai écumé systématiquement toutes les galeries d’art, les hôtels de vente, frappé à la porte de tous les intermédiaires professionnels de France et de Belgique et même poussé mes investigations jusqu’aux États-Unis. J’ai interrogé plusieurs collectionneurs intéressés comme moi par cette période, qui auraient pu être approchés. Aucun de mes tableaux n’a été proposé à la vente, pas un seul (il n’est pas impossible qu’on m’ait menti ou que j’aie raté l’un ou l’autre acquéreur.) Mais, sur base de mes investigations personnelles, tout laisse penser que la collection est restée intacte. Pourquoi ceux qui s’en sont emparés n’ont-ils pas tenté de vendre une seule de ces œuvres alors que la guerre est finie depuis près de sept ans ? Voilà qui me laisse perplexe. Soit, tout a été détruit. Mais ces voyous ne pouvaient pas être à ce point idiots. Il était facile de deviner que cette collection représentait une masse d’argent. Après sept années de vaches grasses, avec la disparition de l’ordre nouveau, ils devaient craindre septante ans de vaches maigres. Peut-être n’ont-ils pas encore osé monnayer les tableaux ? Ont-ils eu peur de se faire prendre en contactant un professionnel ou même un amateur d’art ? Il est encore possible qu’ils ne soient pas parvenus à partager entre eux le trésor. Mais où est-il dissimulé ? C’est ce que je voudrais découvrir… avec votre aide.

Je tentai de cacher ma détresse. Voilà que ce survivant des camps de la mort voulait me charger de la même mission que le frère nazi d’Anne. J’en avais la tête qui tournait. Et je ne savais comment réagir.

— Vous ne paraissez pas très enthousiaste, observa M. Blum. Pas plus que moi !

Je m’empressai de le rassurer dès qu’il me tendit un chèque couvrant une provision généreuse de façon à payer « mes premiers frais » selon son expression.

— Je suis conscient que l’entreprise est presque désespérée, ajouta-t-il. Je n’ai pas le moindre indice à vous offrir. Moi et ma famille étions déjà en route vers l’Allemagne quand la maison a été dévalisée. La plupart de nos voisins ont déménagé. Les autres ne savent rien. La police locale non plus. Elle n’a aucun dossier sur les razzias opérées à l’époque par les bandes qui écumaient la région, commandos nazis, groupes rexistes ou simples voyous qui profitaient du désordre alors que l’occupation était sur le point d’être balayée.

Je glissai discrètement le chèque dans mon tiroir.

­— Je vous propose de nous retrouver dans un mois, reprit-il. Nous ferons le point sur votre enquête et nous déciderons ensemble de la suite éventuelle à lui donner. Ou nous conclurons qu’il est préférable d’en rester là. Comme je le crains.

Je lui serrai la main avant de le reconduire jusqu’à la porte de la rue. S’il savait que j’avais identifié un de ses voleurs avant même qu’il n’entre dans mon bureau… Un voleur que j’ai juré ne jamais rencontrer. Encore moins négocier avec lui. Fâcheuse contradiction.

À suivre…

Le voleur enchanté, épisode 1



(Gravure de Vanessa Popovitch)


Dans les premiers temps de notre relation, j’ai dit à Anne que, dans un couple, la confiance suppose que chacun conserve ses secrets. De là à imaginer qu’elle me prenne au mot…

Il a fallu cinq ans pour apprendre qu’Anne a un frère, Benedicte. Un garçon dont elle a honte. Et dont j’ai appris l’existence dans des circonstances bizarres.

Pendant la guerre, ce Benedicte s’est compromis avec un groupe de collabos de la région de Charleroi, dont leur famille est originaire. Ce commando, lié au parti nazi belge, Rex, a semé la terreur dans la région.

À la Libération, il s’est enfui en France, déguisé en curé. Où il s’est enrôlé dans la Légion étrangère, seul moyen d’échapper aux tribunaux militaires et à la vengeance de pas mal de gens bien décidés à lui faire payer les exactions commises par sa bande de fachos. Parmi leurs victimes, on compte un bourgmestre battu à mort, plusieurs autres mandataires qui refusaient de se plier à l’ordre nouveau, une communauté de nonnes qui cachaient des enfants juifs. Ils ont aussi fait le coup de feu contre quelques citoyens opposés aux Allemands et suspectés d’aider la résistance, poursuivi d’anciens communistes et pillé les biens de plusieurs familles juives. Bref, un sacré bilan…

Anne, que j’avais trouvée en larmes en rentrant à l’appartement, a fini par me raconter un soir ce sombre épisode familial. Son frère maudit venait de réapparaître le matin même. Il avait quitté la Légion (ou en avait été renvoyé, elle ne le savait pas), rejoint Bruxelles où il était venu la supplier de l’aider. À l’entendre, il n’avait plus un sou et souffrait d’accès de plus en plus violents de malaria (contractée dans les jungles d’Indochine). Selon les propres termes d’Anne, c’était un véritable cadavre, un squelette aux yeux brillants de fièvre qu’elle a eu de la peine à reconnaître.

J’ingurgitai les détails de cette histoire, trop stupéfait pour réagir, avant de lui demander si elle envisageait de lui donner un coup de main. Elle se remit à pleurer – pour la première fois depuis que je la connaissais. Je me sentais terriblement désarmé face à sa détresse, incapable de réagir. Que faire ? Emmener ce salopard de Beni (comme elle le désignait) chez l’auditeur militaire ou à l’hôpital ? Ou mieux lui tirer une balle dans la tête (là, je me vante. Bien que détective privé, je n’ai jamais tenu une arme à feu, mais j’étais prêt, face au désespoir d’Anne, de prendre des leçons accélérées de tir par correspondance).

Anne me coupa la parole quand je me mis à évoquer le sort de son frère (elle disait mon ex-frère). Ne devait-elle pas couper les ponts avec cet individu toxique et pourri, comme elle l’a fait dès qu’il s’est enrôlé dans les troupes rexistes ? Elle n’a plus personne à protéger, son père et sa mère sont morts au début de la guerre et elle n’entretient aucune relation avec sa famille lointaine. Devait-elle protéger la branche pourrie de son arbre généalogique ? Au nom de quel principe, de quelle valeur ?

En vérité, avoua-t-elle, d’une toute petite voix, ce n’est pas mon aide qu’il sollicite. C’est la tienne ! Il a cru qu’en passant par moi, tu ne refuserais pas de le voir, de lui parler et (elle hésita longuement avant d’ajouter dans un murmure) il voudrait te confier une enquête…

Je m’étranglais. Moi, mener une mission pour un nazi en fuite ?

Je remis rageusement mon chapeau et pris Anne par le bras.

— Viens. Je t’offre une glace au parc Josaphat. Ou une bière, si tu préfères. Je suis sûr que tu en as plus besoin que moi.

En arpentant les allées paisibles du parc, un délicieux cornet à la main (pistache pour moi, moka pour elle) nous permit de reprendre notre souffle. On s’arrêta devant l’enclos des pigeons. Anne égrena des miettes de vieux pain, attirant une nuée de ces sales bêtes à l’œil froid, qui vinrent se poser sur ses bras, ses épaules. Seule consolation, pendant qu’elles bouffaient, elles ne nous chiaient pas dessus. Après un salut à l’âne à qui elle donna des carottes (malgré l’interdiction) et aux paons qui, malgré notre patience, ne daignèrent pas déployer leur immense queue bariolée, on s’assit près de la Fontaine d’Amour, souvenir de nos premières rencontres. Elle en profita pour remettre son frère sur la table.

— Écoute avant de m’étrangler, Michel. Beni veut te charger de retrouver une collection d’œuvres d’art, tableaux, dessins, dont son groupe s’est emparé.

— Dans les maisons qu’ils ont pillées ?

— Oui. Chez des Juifs de la région de Charleroi dont ils ont chassé les habitants et qu’ils ont détroussés.

— Chassé ? Ils ont dû les dénoncer aux Allemands qui les ont expédiés à Auschwitz, via la caserne Dossin à Malines d’où partaient les convois. Ton frère…

— Mon ex-frère, s’empressa-t-elle de corriger.

— Ton ex-frère a donc été complice de la déportation de Juifs de Wallonie. Avant de les voler. Et il imagine que je vais l’aider à remettre la main sur son pactole ? Anne, je ne te reconnais pas. Comment as-tu pu penser que…

J’étais prêt à l’abandonner sur le banc. Le cœur brisé. A-t-elle cru que j’allais collaborer avec un collaborateur ? Quelle mouche l’a piquée ? Un effet de la malaria de son bête frère ?

Anne s’empara de ma main et m’empêcha de me lever.

— Les horreurs dont il a été complice lui pèsent sur la conscience. C’est ainsi qu’il s’est exprimé. Celles qu’on l’a obligé à commettre en Indochine ont achevé de le culpabiliser, de remettre toute sa vie, ses actes en question. Il prétend que sa fin est proche. Sa maladie ne lui laisse plus d’espoir. C’est ce qu’il dit. Et il veut régler ses comptes avant de s’en aller.

— S’acheter un laissez-passer pour le paradis ? Allons…

— Cette collection, m’a-t-il juré, il veut la restituer à ses propriétaires, ceux qui seraient revenus, s’il y en a, ou leurs héritiers. Si tu ne les trouves pas (les identifier entrerait aussi dans ta mission), tu dois les remettre à l’ambassadeur d’Israël.

Seigneur !

Je me pris la tête dans les mains.

— Qu’espère-t-il que je fasse, moi, tout seul ? Qu’il s’adresse aux organismes officiels chargés de restituer le patrimoine des victimes de la guerre, il y a des agences publiques, je suppose, ainsi que des associations juives qui font ce genre de recherche avec beaucoup plus de moyens et d’efficacité que moi. Je vais te dire le fond de ma pensée. Si ton frère, pardon ton ex-frère, ne s’est pas adressé à eux, c’est que, contrairement à ce qu’il prétend la main sur le cœur, il sait qu’il sera beaucoup plus facile de me doubler quand j’aurais retrouvé son trésor que des agences officielles. Ce salaud a essayé de te manipuler pour que j’accepte de jouer au pigeon ou plutôt au poisson-pilote pour mener ce requin à sa proie.

Anne secoua la tête. Elle n’était pas d’accord avec mon analyse.

— Voyons, Michel. Tu le vois frapper à la porte d’une administration publique ou d’une association juive alors qu’il a été condamné à mort par contumace par les tribunaux de la Libération et qu’il est toujours recherché par la justice ?

— Il peut envoyer une lettre anonyme en indiquant le lieu où est enfoui le trésor. Les lettres anonymes sont une pratique qui s’est considérablement développée pendant la guerre. Il doit en avoir l’habitude…

— Tu aurais raison s’il connaissait le lieu où est caché le butin. Mais il ignore tout de son emplacement. C’est justement l’objet de l’enquête qu’il veut te confier.

Voyant mon air perplexe, elle m’expliqua que le plan du trésor avait été découpé en cinq morceaux, chacun distribué à un membre du commando alors que les Alliés pénétraient en Belgique.

— Eh bien, où est le problème ? Il lui suffit de retrouver les quatre autres voyous de la bande. Ils reconstituent le plan et coucou, revoilà les tableaux volés.

Je me maudis d’avoir prêté l’oreille à ce récit. Une façon de m’attirer dans l’engrenage en comptant sur ma curiosité. Je devais immédiatement interrompre notre échange à ce sujet.

— Même si ton ex-frère a vraiment l’intention de restituer les biens volés (ce dont je doute), rien ne peut réparer les épouvantables dégâts qu’il a commis avec ses camarades, aveuglés par les discours de leur lamentable führer, Léon Degrelle. En enquêtant pour un de leurs complices, même pour une cause soi-disant juste, j’aurais l’impression de me salir les mains. Je me sentirais contaminé par le virus qui a dévoré toute cette bande de crapules.

— Inutile de monter sur tes grands chevaux, Michel, soupira Anne. Ta réponse m’étonne si peu que j’ai annoncé à Beni que tu refuserais son offre avant même de t’en parler.

— Penses-tu que j’ai tort ?

Elle secoua la tête, la gorge nouée par l’émotion puis ajouta d’une voix rauque qu’elle avait banni son frère depuis longtemps, comme leurs parents peu avant qu’ils ne meurent dans les premiers jours de la guerre. En apprenant son affiliation au mouvement Rex, elle lui avait écrit en lui interdisant de reprendre contact avec elle. Elle ne l’avait même pas averti de la cérémonie funéraire organisée en hommage à leurs père et mère. Ils avaient été tués pendant la débâcle sur une route de France alors qu’ils essayaient de gagner un port et d’embarquer pour l’Angleterre. Assassinés par les amis allemands de son frère.

— Je lui ai aussi interdit de porter encore notre nom.

— En entrant dans la Légion, je suppose qu’il a changé d’identité. La Légion est peu regardante sur le passé de ses recrues.

— En effet, il s’appelle à présent Ricky Janssens.

Je ne pus m’empêcher d’éclater de rire à la stupeur d’Anne. Janssens était le nom d’emprunt que mon meilleur ami, le pharmacien Hubert, a porté pendant l’occupation pour effacer son nom d’origine juive qui le mettait en danger.

Que le nom de Janssens fabriqué pour échapper aux nazis soit à présent celui d’un ancien nazi qui essaye de se soustraire à la justice de la Libération était assez piquant.

Trois jours après cette pénible conversation, dont Anne et moi n’étions pas encore remis, je reçus la visite d’un homme entre deux âges, que les épreuves avaient manifestement blanchi et vieilli prématurément. Il se présenta sous le nom de Marc Blum et se recommanda d’Hubert en me tendant la main que je serrai volontiers.

— Hubert et surtout sa chère Rebecca ont insisté pour que je vous consulte. Moi, je vous l’avoue, j’hésitais.

Je comprenais son attitude. Il est toujours délicat de faire appel à un détective privé. Faire suivre quelqu’un, généralement son épouse, demander d’espionner un concurrent ou un membre de la famille, on se sent sali de faire appel à un inconnu (moi en l’occurrence) pour mener ce genre d’investigation. Mais, si Hubert et Rebecca ont poussé ce M. Blum à me rencontrer, je me doutais qu’il ne s’agissait pas de retrouver son chien-chien. Je dégageai mon fauteuil visiteur du tas de revues qui l’encombraient et lui fit signe de s’asseoir. Tout en fermant la fenêtre. En cette fin de septembre, le froid venait de lancer une offensive précoce.

Il se racla la gorge, essaya de trouver une position confortable avant de se lancer.

— Autant vous l’avouer, je suis un rescapé des camps. Pardonnez-moi. J’ai du mal à en parler.

Sa voix était si basse que je ne saisissais pas tout ce qu’il me disait.

— Je suis passé par plusieurs camps avant de participer à la marche de la mort. Je vous passe les détails. Comment ai-je survécu ? Et surtout pourquoi ? J’en ai honte, ce qui explique mon hésitation à vous rencontrer. Depuis mon retour en Belgique, j’ai tout fait pour effacer mes deux années d’enfermement, réduire ma mémoire à une page blanche.

— Je ne comprends pas, M. Blum. Pourquoi parler de honte ? Vous êtes victime, pas bourreau.

— J’ai survécu alors que la plupart des autres sont morts. Je me sens coupable comme si j’avais passé un marché sordide pour sauver ma peau en livrant les autres à l’extermination.

J’étais de plus en plus perdu.

— Un marché ? Mais avec qui ? Pas avec les nazis tout de même ?

— Pire, avec Dieu.

Au regard qu’il me lança, je compris son regret de s’être aventuré dans mon antre, d’avoir commencé à déballer ses pensées les plus intimes. Qu’est-ce qu’un minable détective privé pouvait comprendre à ses tourments ? Il secoua la tête. Il allait se lever, s’excuser de m’avoir dérangé et disparaître. Au lieu de quoi, il s’enfonça dans son fauteuil (il avait du mérite, car les ressorts devaient lui défoncer les fesses) et joignit les mains devant son visage.

— Avant la guerre, reprit-il, j’habitais à Gerpinnes avec ma femme et mes deux enfants. Une belle villa. Mes affaires marchaient bien. Une entreprise d’importation de produits de beauté à la mode. J’ai tout perdu évidemment. Ma femme, mes enfants, David, Rachel. Accessoirement, ma villa et la collection de tableaux que j’avais constituée depuis des années. À mon retour, ma maison était occupée par une famille d’inconnus. Après le bombardement de leur habitation, ils se sont réfugiés chez moi. Dans ma villa abandonnée, pillée, les carreaux brisés, les portes battant au vent, la plupart des meubles en morceaux. Après le passage d’une bande de rexistes rendus fous furieux par la proximité de la défaite de leur camp et la fin de leurs stupides illusions.

— Vous parliez d’une collection ?

— Le développement de mes affaires au début des années trente m’a permis de me consacrer à ma passion, l’art. Avec l’aide de ma femme qui partageait mes goûts, je me suis intéressé à de jeunes peintres contemporains dont j’allais de temps en temps visiter les ateliers avec ma femme. Bazaine, Chagall, Soutine. J’étais très fier d’avoir découvert un peintre de ma région, René Magritte, à qui j’ai acheté un tableau dont ma femme est tombée éperdument amoureuse, « Le Voleur enchanté ». Que nous considérions comme le joyau de notre collection. Un homme portant un loup, flottant dans le ciel, avec une pince-monseigneur sortant de la poche, qui semblait sur le point d’être happé par un amas de nuages très blancs.

Il se tut un instant avant de poursuivre :

— Retrouver ces tableaux, particulièrement celui de Magritte, est une façon pour moi de me replonger dans un morceau de notre vie d’avant. Je rêve de m’asseoir dans une pièce nue en fixant « Le Voleur enchanté » pendant des heures comme si ma femme était à mes côtés. Tous nos souvenirs communs ont disparu, les lettres de ma femme, les dessins de mes enfants, je ne possède plus la moindre photo de mes trois amours. Plus rien. Nos tableaux seraient la seule trouée dans cette mémoire effacée.

Je le coupai avant de sombrer avec lui dans un marais de nostalgie. Et j’essayai de le ramener à la réalité.

— Avez-vous la moindre preuve que ces tableaux n’ont pas été lacérés, détruits, comme tout le reste de vos biens et de vos papiers personnels ?

Blum leva les bras puis les laissa retomber.

— Depuis trois ou quatre ans, j’ai écumé systématiquement toutes les galeries d’art, les hôtels de vente, frappé à la porte de tous les intermédiaires professionnels de France et de Belgique et même poussé mes investigations jusqu’aux États-Unis. J’ai interrogé plusieurs collectionneurs intéressés comme moi par cette période, qui auraient pu être approchés. Aucun de mes tableaux n’a été proposé à la vente, pas un seul (il n’est pas impossible qu’on m’ait menti ou que j’aie raté l’un ou l’autre acquéreur.) Mais, sur base de mes investigations personnelles, tout laisse penser que la collection est restée intacte. Pourquoi ceux qui s’en sont emparés n’ont-ils pas tenté de vendre une seule de ces œuvres alors que la guerre est finie depuis près de sept ans ? Voilà qui me laisse perplexe. Soit, tout a été détruit. Mais ces voyous ne pouvaient pas être à ce point idiots. Il était facile de deviner que cette collection représentait une masse d’argent. Après sept années de vaches grasses, avec la disparition de l’ordre nouveau, ils devaient craindre septante ans de vaches maigres. Peut-être n’ont-ils pas encore osé monnayer les tableaux ? Ont-ils eu peur de se faire prendre en contactant un professionnel ou même un amateur d’art ? Il est encore possible qu’ils ne soient pas parvenus à partager entre eux le trésor. Mais où est-il dissimulé ? C’est ce que je voudrais découvrir… avec votre aide.

Je tentai de cacher ma détresse. Voilà que ce survivant des camps de la mort voulait me charger de la même mission que le frère nazi d’Anne. J’en avais la tête qui tournait. Et je ne savais comment réagir.

— Vous ne paraissez pas très enthousiaste, observa M. Blum. Pas plus que moi !

Je m’empressai de le rassurer dès qu’il me tendit un chèque couvrant une provision généreuse de façon à payer « mes premiers frais » selon son expression.

— Je suis conscient que l’entreprise est presque désespérée, ajouta-t-il. Je n’ai pas le moindre indice à vous offrir. Moi et ma famille étions déjà en route vers l’Allemagne quand la maison a été dévalisée. La plupart de nos voisins ont déménagé. Les autres ne savent rien. La police locale non plus. Elle n’a aucun dossier sur les razzias opérées à l’époque par les bandes qui écumaient la région, commandos nazis, groupes rexistes ou simples voyous qui profitaient du désordre alors que l’occupation était sur le point d’être balayée.

Je glissai discrètement le chèque dans mon tiroir.

­— Je vous propose de nous retrouver dans un mois, reprit-il. Nous ferons le point sur votre enquête et nous déciderons ensemble de la suite éventuelle à lui donner. Ou nous conclurons qu’il est préférable d’en rester là. Comme je le crains.

Je lui serrai la main avant de le reconduire jusqu’à la porte de la rue. S’il savait que j’avais identifié un de ses voleurs avant même qu’il n’entre dans mon bureau… Un voleur que j’ai juré ne jamais rencontrer. Encore moins négocier avec lui. Fâcheuse contradiction.


À suivre…

?
Belgique
bottom of page