Les vampires ne meurent jamais
Il était une fois en un lieu mystérieux, en un temps indéterminé, un homme — si c’en était bien un — du nom de Vlad. On l’appelait aussi Dracula ou “fils du Diable”, et encore “L’Empaleur” pour des raisons que je vous laisse deviner. Il a régné, nous dit-on, sur la charmante principauté de Valachie quelque part du côté des Carpates, un État à peine deux fois plus grand que la Belgique d’aujourd’hui, qui s’obstinait à résister au puissant empire ottoman.
Le jeune Vlad a dix ans — et peut-être même un peu moins — lorsqu’avec son petit frère Radu il devient otage du lointain sultan Mourad II. Je vous épargne le détail des guerres multiples et quelquefois fratricides qu’il mena dans son âge adulte, de ses échecs et de ses succès. Je ne vous parlerai pas non plus de la terrible fin de son épouse Iléana, ni de la domination sur la Valachie de son frère Radu, provisoirement victorieux de son aîné. Ne nous attardons pas davantage à ses douze années de captivité, ni à son court règne sur son pays reconquis, pas plus qu’à son assassinat peu de temps après. Un assassinat dont on peut penser qu’il fut sans conséquences, eu égard à la condition de vampire de notre personnage. En effet, roi déchu, enfant arraché aux siens, guerrier sanguinaire…, il fut surtout, comme on le sait, vampire cruel, grand amateur de chair humaine. On l’a maintes fois décrit “buvant du sang, attablé devant une forêt de pals”, et l’on rappelle volontiers ses exploits avec, sans doute, un mélange de crainte et d’admiration pour les méthodes qui lui permirent d’affirmer sa puissance. Car l’on relate qu’il faisait joyeusement écorcher, bouillir, décapiter, aveugler, étrangler, pendre, brûler, frire, clouer, enterrer vivants, mutiler atrocement et empaler ceux qui osaient s’opposer à lui ou seulement le contredire. L’on raconte aussi que sa consommation typiquement vampirique de chair et de sang humains lui conférait, outre une sorte d’éternité, une apparence de jeunesse inaltérable. Son visage aux petits yeux cruels restait, malgré les ans, étonnamment rose et lisse.
Les années et les siècles ont passé, et la vie — la survie — le retour à la vie — ou, si vous ne craignez pas les néologismes, la “revie” du vampire, a changé de forme.
Vlad, quoi qu’il en soit, a traversé le temps, toujours avide de toute-puissance, sanguinaire autant que féroce et souverainement despotique. S’il a cessé de frire et d’empaler ses contradicteurs, il a cependant continué de s’abreuver du sang de ses semblables, conservant ainsi, dans son ultime incarnation, une étonnante apparence de jeunesse et d’insensibilité. Le XXe siècle finissant l’a vu prendre place à la tête de l’État le plus craint du monde à défaut d’en être le plus puissant. Gravissant tous les échelons du pouvoir, il réussit à s’installer durablement au sommet de la Fédération de Russie. Comme au temps de ses débuts quelque cinq ou six cents ans plus tôt, il déclencha guerres, invasions et annexions, s’appuyant notamment sur un patibulaire repris de justice sans foi ni loi qui était mystérieusement devenu oligarque, millionnaire et mercenaire, et dont il avait fait son ami en même temps que son boucher (ou son cuisinier, selon les sources). Car les vampires peuvent avoir besoin d’hommes de main sans scrupules… L’individu se prénommait, me semble-t-il, Evguéni.
Tout alla très bien entre le dictateur et son terrible assistant, jusqu’à ce jour de juin 2023 où ledit boucher-cuisinier-délinquant récidiviste-mercenaire-fondateur et grand chef d’un certain groupe Wagner (pauvre Richard!) forma le projet étrange, dangereux et même suicidaire de fomenter une rébellion contre l’État russe, c’est-à-dire contre son “ami” Vlad, le vampirique et féroce maître absolu de ce vaste pays.
Quelle mouche l’avait donc piqué? Il savait pourtant mieux que personne le sort que réservait la énième incarnation de l’illustre empaleur à ses ennemis, qu’ils fussent réels ou imaginaires. Marcher sur Moscou à la tête de ses troupes riches de 25 000 hommes après s’être emparé sans coup férir de la ville de Rostov-sur-le-Don, dont la population était alors équivalente à celle de Bruxelles, c’était sans nul doute un acte téméraire et marqué au coin d’une folle inconscience. La marche victorieuse de l’affreux Evguéni et de ses compagnons se poursuivit pourtant jusqu’à 200 kilomètres de Moskva dont les 13 millions d’habitants commençaient de trembler. Vlad allait-il enfin trouver son maître, après tant de siècles de sang bu et répandu? On aurait pu le croire. Mais, on ne sait comment, il réussit à persuader l’autre de tout arrêter. Au prix de quelles promesses, de quelles menaces, de quels mensonges? Cela reste un mystère.
Toujours est-il que le sinistre Evguéni, dûment chapitré par un intermédiaire qu’avait mandaté notre vampire, accepta d’ordonner le retrait de ses troupes afin, claironna-t-il, “de ne pas faire couler le sang russe”. Noble motivation…
Un accord fut conclu entre les deux anciens amis que tout désormais opposait. Pour la première fois de ses multiples vies, Vlad sembla pardonner, alors même qu’il avait proclamé un jour qu’il pouvait “tout pardonner, sauf la trahison.”
Evguéni avait donc toutes les raisons de se méfier. Il se fit discret, et nul ne savait où il se terrait. Car il ne l’ignorait pas, les vampires ont l’éternité devant eux pour assouvir leur vengeance, et ils ont la rancune tenace.
Deux mois très exactement se passèrent. L’été se mit à brûler de tous ses feux, et l’on oublia un peu l’aventure wagnérienne.
Et puis, et puis…
Il y eut ce beau mercredi où Evguéni réapparut. Il avait eu l’idée bizarre d’embarquer avec son bras droit Dmitri et cinq autres de ses amis, tous wagnériens comme lui, dans un petit avion dont il était propriétaire — un Embraer Legacy 600 — afin de se rendre de Moscou à Saint-Pétersbourg. Funeste projet…
Il était 15 h 20 lorsque l’appareil s’écrasa eu sol, ne laissant aucune chance aux sept membres du groupe qui, deux mois jour pour jour auparavant, avait fait vaciller le Kremlin sur ses bases. Ni le commandant de bord, ni le copilote, ni la jolie hôtesse de l’air Kristina, n’en réchappèrent non plus.
Lorsque Vlad, en sa forteresse kremlinienne, eut vent de l’affaire, il eut une sorte de soupir. Fait rarissime, un mince sourire apparut sur son visage toujours aussi rose et lisse qu’au temps jadis.
— J’ai soif, dit-il. Une pinte de bon sang me ferait le plus grand bien.
Il se tut un instant, puis reprit:
— Que l’on envoie au plus vite une équipe médicale sur les lieux, avec tout un matériel de transfusion et de prélèvement.
— Mais, Monsieur le Président… les corps ont été retrouvés, il n’y a pas de survivants, osa lui répondre un secrétaire.
Vlad posa sur lui son regard acéré comme un scalpel, avant de rétorquer avec un haussement d’épaules:
— Je le sais bien. Là n’est pas la question…
Et il quitta la pièce en répétant à mi-voix, pour lui seul:
— J’ai de plus en plus soif. Et j’ai très faim aussi.