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Maraîchère de famille

Décret relatif aux dispositions exceptionnelles relatives à la crise économique, transposant partiellement la directive 2028/943/UE du 7 juin 2028 concernant la non-solvabilité des citoyens européens.

Le Parlement a adopté et nous, Gouvernement, sanctionnons ce qui suit:

  • Article 1er : Dans le cas d’une incapacité à payer une dette privée, le débiteur pourra être incarcéré après constat de son insolvabilité par un huissier de justice.

  • Article 2 : Les membres de la famille du débiteur présentant un lien de parenté au 1er degré sont obligatoirement solidaires de celui-ci. Nul ne peut rompre un lien de solidarité familiale.

  • Article 3 : Sous la supervision de l’État, les dettes d’un débiteur insolvable peuvent être remboursées

  • (1°) par la mise en vente de ses biens

  • (2°) par la mise à disposition de celui-ci et de sa force de travail à un tiers.

  • Article 4 : L’État mandate des agences privées pour effectuer le contrôle des heures de travail prestées et des conditions de vies des personnes insolvables.

  • Article 5 : Au terme du remboursement de sa dette par son travail et/ ou celui de sa famille, la personne insolvable retrouve sa liberté.

  • Article 6 : Le travail des personnes insolvables ne peut en aucun cas être assimilé, présenté, décrit, comme une pratique esclavagiste. Tout contrevenant s’expose à des poursuites judiciaires.


À chaque fois que Lola enfonçait sa pelle dans le tas de fumier pour en prélever une partie, la tranche fraichement découverte de celui-ci révélait toute la vie qui s’y épanouissait. En quelques mois, la future fumure avait accueilli tout un microcosme. La part la plus visible était constituée par les lombrics qui, subitement mis à jour, se réfugiaient rapidement dans leur galerie. La jeune femme interprétait cependant leurs mouvements muets et précipités comme une plainte: « Pas moyen d’être tranquille ici ». Pelletée après pelletée, Lola remplit la brouette de ce fumier composté dont le parfum lui rappelait une forêt après la pluie. Sa brouette chargée, elle se rendit sur la parcelle voisine et entreprit de déverser le fumier sur la bande de terre qui allait bientôt accueillir une nouvelle culture. C’était le mois de mai et les installations des légumes allaient bon train. Resserrant le nœud de la queue de ses cheveux blonds d’un geste nonchalant, elle profita quelques instants des rayons du soleil matinal déjà franc sur sa nuque. Elle avait encore du boulot devant elle. Lola devrait compter une dizaine d’aller-retour pour couvrir de fumier l’entièreté de la « planche », la bande de culture dédiée à un semis de haricots.

Elle n’avait pas fini le deuxième passage qu’une voix résonna depuis le petit bosquet qui séparait son champ des maisons en bois de l’habitat groupé pour lequel elle travaillait. « Lola, Lola ! », criait la voix, comme s’il s’agissait d’un chien. Chiara apparut sur le chemin émergeant du petit bois de feuillus. La petite soixantaine, elle marchait d’un pas va-t-en-guerre en direction de Lola, ses longs cheveux grisonnants relâchés sur une robe colorée. Lola se frotta les mains sur son pantalon de travail et remit en place son T-shirt noir, délavé par les lessives et ses journées au champ.

— Ça fait 10 minutes que je t’appelle ! dit Chiara d’un ton faussement calme.

— Désolée, j’étais concentrée.

— Eh ben, fais un peu plus attention ma grande. Ça fait plus de 3 mois que tu es ici. Tu n’es plus une débutante.

Lola baissa le regard.

— Je vais m’appliquer, dit-elle doucement.

Chiara s’avança vers elle et lui mit une main sur l’épaule.

— Je sais que tu fais de ton mieux… Je voulais voir si tu pouvais nous préparer deux ou trois salades. On fait un dîner collectif ce midi.

— Pas de soucis, répondit Lola.

— Et n’oublie pas que l’inspectrice vient cet après-midi.

— Je serai prête. Mais Madame…

— Chiara, Lola. Tu sais bien que tu peux m’appeler Chiara. Madame, ça fait tellement patronne ! J’espère que ce n’est pas comme ça que tu me vois.

— Non, Chiara. Excuse-moi… Je me demandais si vous pouviez rediscuter avec l’inspectrice de mes conditions de travail. Lors de la dernière réunion, la plupart des habitants étaient d’accord pour que je réside à l’extérieur de l’habitat groupé.

Chiara lui jeta un regard noir. Elle prit un élastique qu’elle portait à son poignet et, dans un mouvement nerveux, entreprit d’attacher ses cheveux.

— Tout le monde n’était pas d’accord, Lola. Tu n’es pas bien ici ?

— Si. Mais j’ai ma tante qui vit non loin. Si j’habitais chez elle, vous ne verriez pas la différence. Je serais là dès 7 heures du matin.

— Mais tu serais moins payée.

— Je ne suis pas payée. Mon travail rembourse la dette de mon père et…

— Ne sois pas insolente ! dit sévèrement Chiara.

Sa fausse jovialité avait disparu, laissant la place à une condescendance non feinte.

— Je ne suis pas responsable des erreurs de ta famille. Ce travail t’aidera à repartir dans la vie une fois tes dettes payées.

— Dans dix ans.

— Je t’attends avec les salades.

Chiara se détourna de Lola et reprit le petit sentier d’un pas énergique. Quelques instants plus tard, elle avait disparu dans le petit bosquet. Lola saisit la brouette vide. Son cœur battait fort, très fort. Elle retourna au tas de fumier. Un coup de pelle révéla à nouveau la vie qui s’épanouissait au cœur de cet humus en devenir. Une pie la survola en criant. Une légère brise chaude caressa son cou. La vie continuait malgré tout.


La terrasse couverte trônait au centre du jardin collectif. Cet édifice de bois et pierre abritait un bar en bois, des tables et chaises de pique-nique. Il avait été construit par les premiers habitants de l’habité groupé, avant les crises à répétition. Certains avaient dû déménager, ne pouvant plus payer leur emprunt ; d’autres les avaient remplacés. L’habitat groupé était composé d’une dizaine de maisons aux murs de bois et de torchis colorés qui formaient un arc de cercle quasi parfait, ouvert sur le jardin et la terrasse couverte. Une petite vingtaine d’enfants couraient ça et là tandis que leurs parents discutaient par petits groupes épars dans le jardin ou sous le toit de tuiles cramoisies de la terrasse. Une table servait de buffet et les habitants y avaient chacun déposé leur contribution : quiches, salades, tortillas et fougasses se disputaient l’espace. L’ambiance était à la fête. Debout derrière le bar de bois abrité sous le patio, Lola découpait les feuilles d’une salade pour les jeter dans l’eau de l’évier métallique qui bordait le plan de travail.


Germain, le mari de Chiara, arriva sous la terrasse. La soixantaine, il arborait fièrement une chemise colorée et un pantalon de lin, des vêtements légers qui contrastaient avec son pas lourd et sa respiration bruyante. Grand, costaud, il avait le cuir chevelu d’un moine bouddhiste, « la compassion en moins », pensa Lola.

— Lola, tu peux venir avec moi ? J’ai besoin de quelqu’un pour prendre quelques recharges, dit-il en montrant une bouteille de cidre vide.

Lola déposa son couteau sur le plan de travail et le suivit jusqu’à un petit bâtiment de pierre, une ancienne fermette qui était là bien avant l’habitat groupé et que les habitants avaient transformée en salle commune et en cellier. Ils pénétrèrent dans une petite pièce dont un mur était recouvert d’étagères chargées de conserves, de jus de pommes et autres mets de conservation. Germain lui indiqua la vingtaine de bouteilles de cidres empilées en quinconce. Quand Lola se tourna, Germain la saisit violemment par les deux bras, enserra sa taille et posa son autre main sur sa poitrine. Elle en eut le souffle coupé.

— Tu as réfléchi à ma proposition ? demanda-t-il

— Lâchez-moi !

— Tu es trop belle pour ne rien faire de tes nuits, Lola, je te l’ai déjà dit.

— J’ai une petite amie.

— Laissée en Nouvelle-Zélande. Si tu l’as quittée, c’est que tu ne l’aimais pas tant que ça.

Un profond désespoir la gagna. En un court instant, elle se remémora la trahison qui l’avait menée à cette situation. Elle s’était rendue confiante au consulat de Belgique, à Wellington, pour le renouvellement de sa carte d’identité. « Une formalité ; votre carte expire le jour de vos vingt-six ans ». Elle avait embrassé sa compagne au petit matin et avait planifié de faire quelques courses en ville après son rendez-vous au consulat. Elle aurait dû être mise en garde par le manque de nouvelles de son père depuis quelques semaines, par les rumeurs des lois liberticides en préparation en Europe suite à la crise. Mais elle se sentait protégée, insouciante cueilleuse de fruits saisonnière à vingt mille kilomètres de la Belgique.

Elle avait été privée de liberté à la seconde où elle était entrée au consulat.

L’haleine alcoolisée de Germain la ramena à la réalité.

— Et vous avez pensé à votre femme ? murmura Lola.

— Elle a d’autres soucis… et elle ne t’aime pas beaucoup. Ça m’étonnerait qu’elle te croie.

La main de Germain descendit vers son entrejambe. Lola eut envie de s’évanouir ou de disparaître de ce monde instantanément.

— Petite pute ! Ça va te changer de tes câlins de lesbienne, un vrai mec.

Alors qu’il s’apprêtait à descendre le jeans de Lola, elle réussit à reprendre ses esprits.

— Pas comme ça, murmura-t-elle. Je.. Je veux vous voir.

Germain ricana, satisfait.

— Comme tu veux princesse, je savais que ça te plairait.

Il relâcha son étreinte. Lola se tourna vers lui et fit mine d’avancer son visage vers le sien, comme pour l’embrasser, avant de lui jeter un violent coup de genou dans l’aine. Germain s’écroula à genoux, le souffle coupé. Lola saisit rapidement deux bouteilles de cidre. Elle aurait aimé lui en briser une sur le crâne, mais elle se contenta de sortir, aussi calme que possible du cellier, et de marcher vers la terrasse couverte. 

Elle avait encore les yeux rougis par les larmes quand elle rejoignit les convives. Céline, une habitante d’une trentaine d’années aux longs cheveux roux emmêlés dans un désordre travaillé et à la robe bariolée, vint à sa rencontre. Elle était une des benjamines de l’habitat groupé.

— Ben Lola, qu’est-ce qui t’arrive ? T’as les larmes aux yeux.

— Ce n’est rien. Je pensais à mon père, à ma famille.

Le groupe s’était rassemblé autour d’elles.

— Oh, ma chérie, dit Céline en la serrant dans ses bras.

Elle se tourna vers le groupe.

— On lui dit la bonne nouvelle ?

— Quoi, le fait qu’on va agrandir le poulailler, dit en riant un habitant, déclenchant l’hilarité générale.

— Lola. Tu sais qu’ici on entend faire plus que notre part pour le bien commun. On a donc décidé à la réunion de ce matin d’augmenter le pécule mensuel que nous versons à l’État pour toi. On l’indiquera à l’inspectrice tout à l’heure. Ce n’est pas grand-chose, mais ça devrait te tirer d’affaire deux bonnes années plus tôt.

Lola se mit à pleurer, de tristesse et de désespoir, ce que Céline prit pour un soulagement.

— Oh, tu es émue… Viens-là, ma belle, dit-elle en la serrant de plus belle dans ses bras.

Germain arriva, deux bouteilles de cidre à la main. Le groupe s’écarta pour lui permettre d’avancer vers Céline et Lola. Chiara s’approcha de lui et l’accueillit d’une voix faussement dégagée.

— Mon amour, nous annoncions la bonne nouvelle à Lola.

— Je propose que nous portions un toast, dit-il joyeusement.

Germain et Chiara remplirent les verres des adultes rassemblés. Céline amena un verre rempli à Lola. Germain s’avança et leva son verre.

— Mes amis. Les temps sont durs. Trop durs. Sous la pression économique, les gens se replient égoïstement sur eux-mêmes. Ici, nous avons compris que c’est dans le collectif que nous pourrons sortir de cette crise. Lola, s’il nous était donné de te sortir instantanément de cette situation injuste, nous le ferions sans hésiter. Nous continuerons à militer en ce sens. En attendant, nous faisons notre part et nous ferons tout pour t’aider à traverser sans heurt ces années difficiles. À Lola !

— À Lola, enchaina l’assemblée.

Tous burent sauf Germain et Chiara qui jetèrent sur Lola un regard sombre. Le brouhaha festif reprit. Lola fit mine de boire son verre et le déposa, écœurée, sur le bar de la terrasse. Elle s’éclipsa. L’inspectrice du travail devait arriver sous peu.


Elle arriva sur le coup de quinze heures. Elle ne devait pas être beaucoup plus âgée que Lola. Arborant de petites lunettes carrées argentées, elle avait coiffé ses longs cheveux ondulés en une queue haute. Elle suivit Lola à travers le champ, tout en parlant d’un ton léger.

— Je vois que vous n’avez pas ménagé vos efforts, dit l’inspectrice.

— Le travail m’occupe l’esprit, répondit Lola d’un ton neutre.

— Au fond, ce n’est pas si mal comme peine. Vous êtes dehors, dans un bel environnement, avec des gens qui vous apprécient.

— Nous arrivons.

Elles entrèrent dans le petit cabanon qui servait de logement à la maraîchère de famille. Lola désigna la table sur lequel il y avait encore l’assiette de son petit déjeuner.

— Nous pouvons nous installer là.

Lola prit place en face de l’inspectrice qui déposa son sac à dos à côté de sa chaise et en sortit un dossier papier et un stylo-bille.

— J’ai parlé aux responsables de l’habitat groupé. Vous êtes appréciée, vous savez ? Ils ont décidé d’augmenter votre salaire horaire. Vous êtes au courant ?

Lola acquiesça timidement.

— Avec le salaire horaire qu’ils proposent, vous devriez en avoir fini avec cette vilaine dette d’ici sept à huit ans, au lieu de dix au salaire actuel.

— Je… Je voudrais une autre affectation.

L’inspectrice la regarda fixement.

— Vous n’êtes pas bien ici ?

— J’avais accepté de venir ici pour me rapprocher de ma tante. Je pensais qu’il y avait possibilité que je loge chez elle.

— Et ?

— Le groupe n’acceptera pas.

— Ils peuvent changer d’avis.

— J’aimerais une autre affectation.

— Vous pouvez tomber sur bien pire.

— J’aimerais une autre affectation.

— Vous pourriez retomber au salaire minimal.

— J’aimerais une autre affectation !

Cette fois Lola avait crié. L’inspectrice retira ses lunettes, les déposa sur la table avant de se masser nerveusement le haut de son nez. Elle avait les yeux à moitié clos, comme si elle cherchait prudemment ses mots.

— Écoutez, Lola. Vous n’êtes pas en villégiature ici. Vous payez votre dette à la société. Je ne vais pas accéder à votre demande de transfert, car je considère qu’elle est irréfléchie.

— La loi vous y oblige.

— La loi m’oblige à la prendre en compte, ce que je fais, mais pas à y répondre favorablement. Vous pourrez réintroduire une demande écrite dans six mois qui sera alors examinée par un comité extérieur.

— Un habitant a essayé de me violer.

Cette fois, l’inspectrice haussa la voix et frappa violemment la main sur la table.

— Ça suffit ! Vous me sortez l’argument du viol comme un lapin de son chapeau. Je ne suis pas dupe. Vous savez combien j’en vois des jeunes filles comme vous par semaine ? Vous croyez que vous êtes la première qui me fait le coup du viol ? Quel crédit voulez-vous que je vous accorde ? C’est la mauvaise gestion de votre vie qui vous a amenée ici. Essayez de vous en sortir plutôt que de rejeter encore et toujours la faute sur les autres. Vous pensez que ceci est un accident de l’histoire ? Mais c’est un juste retour des choses ! De tout temps, de multiples sociétés se sont protégées en mettant en prison les mauvais payeurs et leur famille. Mais plutôt que de faire amende honorable, vous vous réfugiez dans les mensonges et la facilité comme vous l’avez toujours fait. N’avez-vous donc aucune dignité ?

Lola était abasourdie. À bout de répartie, elle baissa le regard. Dehors, même les oiseaux semblaient s’être tus sous les cris de l’inspectrice. Elle n’arrivait plus à penser, à peine à respirer. Comment avait-elle atterri ici ? Elle repensa à sa petite amie laissée aux antipodes. Est-ce qu’elle pensait encore à elle ? Elle n’avait plus eu de nouvelles, mais le gouvernement contrôlait son téléphone. Peut-être essayait-elle encore de la joindre ? Ou peut-être avait-elle cru le mensonge expliquant son rapatriement : Lola avait quitté volontairement la Nouvelle-Zélande pour retourner auprès de sa famille. Sans explication. Si c’était le cas, Emmy avait dû se sentir totalement abandonnée.

L’inspectrice remit ses lunettes et reprit d’un ton neutre et froid.

— Vous êtes ici pour une bonne raison. Payer votre dette. Et on vous a placés chez des gens honorables. Plusieurs œuvrent au service de la communauté. Tâchez de vous en souvenir.

L’inspectrice se leva.

— On se revoit dans un mois, dit-elle tout en reprenant ses affaires.

Alors qu’elle se dirigeait vers la porte, son regard se porta sur une salade fraichement cueillie qui reposait près de l’évier. Elle la prit et se retourna vers Lola.

— Je prends ça comme un signe de votre reconnaissance. À dans un mois.

L’inspectrice sortit. Lola resta assise quelques secondes, fixant la table avant que son regard ne soit attiré par l’extérieur. Un oiseau venait de se remettre à chanter. Elle se leva, sortit et s’arrêta quelques instants devant sa porte, avant de fermer les yeux et d’inspirer profondément, tentant de calmer sa respiration saccadée. Les chants des oiseaux se firent plus présents, tout comme celui du vent. Lola était abimée et allait peut-être l’être davantage, tout comme cette terre qui l’entourait. Ce matin encore, elle avait un léger espoir de retrouver un semblant de vie normale auprès de sa tante. Maintenant, elle se sentait totalement dépossédée. Son temps, son énergie, son travail, et même son corps ne lui appartenaient plus. Sans possibilité de fuite, elle entreprit de se remettre à la tâche. S’épuiser pour faire taire toute pensée et s’endormir, le soir venu, d’un sommeil sans rêves.

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