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Monsieur le Consul de Belgique

C’est à l’adresse e-mail « Diplobel-fed-.be » que je fais envoyer cet avertissement. La dame chargée du ménage vous écrit sous ma dictée. Je suis Lutgarde van Ten Node, née à Meulebeke le 11 septembre 1920, doyenne de vos administrés. À mes cent deux ans, je ne ressens aucune « bouillie » dans la tête et si mes jambes ne fonctionnent plus, vous savez ô combien je me déplace avec aisance à travers cette ville sur la fantastique wheelchair électrique reçue à Genève pour mon nonante-huitième anniversaire. La célèbre Fondation « Aide Internationale aux Rejetés », « AiR » comme on dit, avait décidé de m’honorer pour ce jubilé : septante-cinq ans de missions ! Mais je reconnais que c’est ici, à la Maison AiR du Sud que j’ai été la plus utile, Monsieur le Consul.

C’est la Cour des Miracles ! Je ne parle pas du Vieux Port et sa verrière dont les croisiéristes imaginent en un coup d’œil cerner toute la laideur ou toute la beauté, ni même Belsunce, le quartier arabe, ni le Marché aux Puces qui est le souk des va-nu-pieds. C’est aux « Allées Gambetta » que se trouve le suc de cette ville, au-dessus d’un parking sordide, sur un trottoir aux mains d’hommes mal rasés, mal lavés, protégés du mistral par un kiosque à musique et un monument aux combattants de 40-45. C’est devant une agence bancaire cent fois braquée et une brasserie « Léon » qui n’a rien à voir avec la chaîne des friteries du même nom, assis sur des chaises subtilisées aux terrasses des bistrots de la Canebière, que vous trouverez la lie de la population étrangère masculine, tripotant le carton, rêvant au soleil, jargonnant en je ne sais quel sabir. C’est-là que j’ai surpris Ivan faisant la manche.

Il résidait au Foyer Sonacotra près du boulevard de Strasbourg où je l’ai questionné, car du temps où j’avais le contrôle de mes jambes, le troisième arrondissement se situait dans ma tournée journalière. Ivan est belge mais il est resté un inconnu tant pour votre administration que pour le Consul précédent, Comte installé rue de France à Nice, ou pour le folklorique avocat belge de Tarascon qui sera un temps Consul honoraire de Belgique alors qu’il était un « rattachiste »… Et même pour le formidable chancelier malentendant, mon ami Michel P. qui, après Moscou sous Khrouchtchev, Tunis sous Bourguiba, la Suisse l’année du « Jura, nouveau Canton de l’État fédéral », terminera sa carrière au Consulat de Marseille ; Ivan, jamais au grand jamais, ne s’enregistrera.

C’est là une grave complication, car vous ne possédez aucune photo de cet homme.

Je l’avais incité à exercer la profession de ripeur du temps où le port de marchandise n’avait pas basculé à Fos-sur-Mer. Parfois, aux petites heures, je surprenais sa longue et fine silhouette de maître de ballet appuyée contre le mur d’un tabac de la Joliette, attendant qu’un transitaire, de ceux qui rôdent à la quête d’une main-d’œuvre à bas prix, lui fasse signe, demande son tarif horaire avant de l’embaucher pour quelque travail au noir. Un aspect de notre ville, Monsieur le Consul, qui reste ignoré de l’Administration comme des résidents des beaux quartiers, ceux qui vivent du côté de la Maison du Fada, rentrant le soir dormir au Prado.

À ce propos, parlant du Corbusier, je suis là depuis tellement d’années que j’ai vu construire cette Maison du Fada, Monsieur le Consul ; vous imaginez ?

À la Joliette, Ivan parfois tuait le temps en me racontant sa vie. Il avait résidé dans un Kibboutz de Haute Galilée.

— En plus de la vigne, de la terre et des volailles, m’avait-il expliqué, nous exploitions, à Hagoshrim, une petite auberge pour les touristes. Un jour, les « haverim » ont voté pour la construction d’un énorme hôtel de luxe qui a remplacé l’auberge et est devenu la principale activité, avait-il conclu dans un soupir.

Il avait ajouté qu’il n’était pas allé là pour devenir larbin dans un palace. Il était venu s’installer à Marseille. J’ai aussi appris qu’il avait de la famille éloignée à Liège où il restait domicilié administrativement et qu’il n’était donc pas un « sans papier ».

Lorsque son « affaire » a éclaté, je n’ai pas hésité à me porter « témoin de moralité ». La presse régionale m’a désignée comme « Lutje la laïque petite sœur belge des pauvres ». Ils ont utilisé « Lutje » comme diminutif de « Lutgarde » et j’ai eu droit à une caricature avec ma tête, assez ressemblante, vêtue d’une robe de nonnette, coiffée d’une mitre dont le crucifix était remplacé par un Manneken-Pis.

Ivan avait tout bonnement poignardé une dame cultivatrice pour laquelle il « gardait les bêtes ». Le mari de cette dame, agent maritime, avait ramassé mon protégé à La Joliette en lui promettant un salaire identique pour un travail moins pénible que sur les docks : berger dans la campagne martégale. L’agent maritime avait précisé :

— Surtout, te gêne pas. Tu es beau gosse, tu as quarante balais… Si la patronne te fait du gringue, vas-y. Moi, j’ai ce qu’il faut ailleurs, t’inquiète.

Il a écopé de trente ans aux Baumettes dont il a purgé quasi la totalité, car sa conduite en prison n’a vraiment pas été exemplaire. Un jour, lors d’une visite, je lui ai demandé la vérité sur les circonstances de son crime.

— Pendant la pause, la bonne femme, en répétant mon nom de famille m’a lancé : « T’es même pas Juif, je parie ! » Et elle m’a collé la main sur le futal. J’avais un couteau de boucher à la main, car un pourceau grillait sur son barbecue et j’allais découper ma part. « Vous vous trompez ! », j’ai répliqué en faisant un moulinet avec le couteau ; mais la patronne s’est jetée sur moi. J’ai aucun doute : elle voulait se faire empaler… Mais allez prouver ça devant des juges…

Effectivement ! D’autant que c’est un vieillard très violent qui est sorti de prison, trait de caractère que je n’avais pas débusqué au début de nos rencontres.

Je lui ai confié un jour que oui, ma famille à Meulebeke avait été chez les Verdinaso. Vous êtes peut-être trop jeune pour savoir de quoi il s’agit : les nazis flamands. Moi-même, à vingt ans, j’avais dansé le quadrille à Courtrai dans les bras de Van Severen, leur chef. Ivan est devenu comme possédé par le démon. J’ai cru qu’il allait renverser ma wheelchair. Je n’ai dû mon salut qu’à la dame de ménage qui rentrait, un seau d’eau sale à la main, dans le logement que j’occupe aux Emmaüs depuis ma retraite. Il faut dire qu’Emmaüs a recueilli Ivan, à ma demande, dès sa sortie de taule. J’ai essayé de lui expliquer que j’étais jeune à l’époque, que je ne pouvais pas savoir et que… Il s’est calmé, a haussé les épaules et est sorti sans un mot.

À septante ans il est resté d’une fougue incroyable. Voilà qu’il vient de lire une brève sur Imgart Furchner, la centenaire allemande qui était secrétaire du Commandant d’un camp nazi. C’était titré : « La dernière condamnation d’une complice de la Shoah » Ça l’a rendu comme fou. Il m’a hurlé dessus :

— Il y a des milliers de complices de la Shoah, des centenaires comme vous, Lutgarde, en Allemagne, Autriche, Flandre, Italie, Espagne, Portugal, Pologne, Roumanie, Ukraine… Et vous ne passerez jamais devant les juges. Il faut qu’on s’y attèle sans attendre ! J’y vais ! Ciao !

Terrorisée, je l’ai observé de loin pendant qu’il préparait son départ. Il a ramassé trois sous, les minima sociaux qui lui sont versés par la sécurité sociale. Il a demandé une serpe au jardinier et l’a déposée dans sa musette. Avant de nous quitter, il a consulté rapidement les horaires de ces autobus internationaux qui, pour des prix bradés, vous transportent vers Cologne, Bruxelles, Amsterdam, Rome.

Voilà deux jours que je vis dans la peur, Monsieur le Consul. De grâce, prévenez les autorités belges, européennes, et même, par l’Ambassade d’Israël, alertez le Shin Beth, le Shabak, le Mossad ! Allez savoir s’il n’a pas été avec ces gens-là. On ne sait jamais, n’est-ce pas, avec ces Juifs ?

Monsieur le Consul de Belgique

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